Perspective multi-niveaux (MLP) et théories des pratiques : une fausse controverse ?
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Introduction, par Javier Caletrio
Les débats sont le moteur de la recherche académique. Dans le domaine florissant des transitions vers la durabilité, une discussion intéressante s’est développée à propos des mérites respectifs et des relations entre deux méthodes analytiques connues sous le nom de modèles d’innovation multi-niveaux et de la Théorie des pratiques sociales. Pour les praticiens et les chercheurs qui s’intéressent aux transitions en matière de mobilité, cette discussion illustre la manière dont diverses formes de conceptualisation du changement social peuvent aboutir à des stratégies d’intervention différentes. Quelle est la nature de ce débat et s’est-il avéré être une fausse controverse ?
Les modèles d’innovation « multi-niveaux » ont été inspirés par Rip et Kemp et développés par Frank Geel et d’autres. Ce cadre analytique met l’accent sur les transitions dans les systèmes sociotechniques et suit les innovations sociotechniques (vertes, comme la pile à combustible) depuis leur création jusqu’à leur adoption et leur application. L’enjeu principal est de comprendre comment des changements dans les contextes environnemental, politique, économique, culturel (par exemple, le désir de vitesse) peuvent donner aux innovations environnementales des possibilités de remplacer un régime sociotechnique dominant (par exemple, l’automobilité dépendante du pétrole) et de devenir la norme. La relation entre ces trois niveaux d’analyse (la niche, le régime et le paysage) relève donc de la coévolution et de l’adaptation mutuelle.
De même, dans le domaine des transitions durables, les théories des pratiques ont gagné en importance en tant que réponse à la conception de la durabilité qui considère le comportement comme une affaire choix individuel et qui, par conséquent, plaide en faveur d’instruments d’intervention qui aident les individus à faire des choix plus éclairés, « plus verts » (par exemple, donner de l’information, des incitations économiques). S’écartant de cette conception² individualiste de l’action et du changement, les théories des pratiques posent la question de savoir ce qu’il y a de différent dans le fait de considérer des pratiques comme conduire, cuisiner, rouler à vélo ou prendre un bain, non pas comme celles d’individus mais comme unité d’analyse. Ici, les pratiques sont conçues comme des combinaisons de compétences, de significations et d’éléments matériels. Par exemple, le fait de rouler à vélo peut être associé à un corps sain et nécessite une bicyclette et la capacité de l’utiliser. Dans cette approche, le social est conçu comme un épais tissu évolutif de pratiques interconnectées qui se transforme à mesure que les compétences, les éléments matériels et les significations se modifient. Cela permet de comprendre les rythmes spatiaux-temporels de la société en tant qu’ils sont directement reliés à l’émergence, la diffusion, le déclin et la disparition de pratiques.
Alors que l’ensemble des outils d’intervention proposés par les modèles multi-niveaux d’innovation mettent souvent l’accent sur la promotion et la diffusion des innovations technologiques, les modes d’intervention qui s’appuient sur les théories de la pratique cherchent quant à eux à intervenir dans le tissu évolutif des pratiques sociales d’une façon qui contribue à la diffusion de pratiques durables et au déclin de celles qui sont indésirables.
Bien que les deux approches conceptuelles aient été appliquées à un programme de transition depuis le début des années 2000, c’est au cours de la seconde moitié de cette décennie qu’un dialogue entre les partisans des deux modèles a commencé. Les modèles multi-niveaux ont été critiqués pour avoir insisté sur l’innovation technologique et sur les infrastructures de distribution. Malgré leurs références aux processus systémiques et co-évolutifs, il leur a été reproché d’ignorer les modes de vie et de consommation. En outre, il leur a été suggéré de reconsidérer leurs affirmations tacites concernant la manière dont les problèmes sont cadrés, l’identité des acteurs clés des transitions sociotechniques et, surtout, l’idée même que les transitions puissent être gérées. Eu égard à ces défauts, des voix se sont fait entendre pour une meilleure prise en compte de la diversité des approches du changement social systémique et les théories des pratiques sociales ont été mises en évidence pour leur capacité à améliorer l’étude des transitions vers la durabilité. Depuis lors, l’échange a été enrichi par des conceptions nuancées des façons dont chaque cadre analytique conceptualise le social dans le tandem sociotechnique, le rôle du pouvoir, la capacité d’agir et l’inégalité dans les transitions, le pouvoir explicatif de chaque modèle, et les façons de rendre compte du changement et de la stabilité.
À la lumière de cette discussion toujours en cours, certaines questions peuvent se poser. Dans quelle mesure les différences entre les deux modèles ont-elles été exagérées ou peut-être mal comprises? Quelles ressemblances ont pu être négligées ? Y a-t-il une possibilité de combiner les théories des pratiques et les modèles multi-niveaux pour produire des analyses plus complètes et plus détaillées des transitions ainsi que des outils d’intervention plus affinés ? Est-ce possible ou souhaitable ? Quels sont les pertes et profits d’un tel processus ?
Deux chercheurs ayant contribué au développement d’études sur la transition expliquent leur propre manière de comprendre chacun des modèles conceptuels, leurs vertus et leurs incidences respectives ainsi que le potentiel et les limites de la combinaison d’approches différentes.
Javier Caletrio
Pour aller plus loin:
Deux livres-clefs (par Javier Caletrio) :
• Les dynamiques de la pratique sociale : la vie quotidienne et comment elle évolue - d'Elizabeth Shove, Mika Pantzar et Matt Watson
• L’automobilité en transition ? Une analyse sociotechnique des transports durables - de Geels, Kemp, Dudley and Lyons
Un Regards croisés (Par Matt Watson et Frédéric de Coninck) :
Dans le domaine florissant des transitions vers la durabilité une discussion intéressante s’est développée à propos des mérites respectifs et des relations entre deux méthodes analytiques connues sous le nom de modèles d’innovation multi-niveaux et de théorie des pratiques sociales.