7 Avril 2013
L'exposition "Adrian Paci. Vies en transit", organisée par le Jeu de Paume, à Paris, du 26 Février au 12 mai 2013, offre des points de vue originaux sur de nombreux aspects de la mobilité.
Pour la première fois, une rétrospective de l’œuvre de l’artiste albanais Adrian Paci est organisée en France, au Jeu de Paume, du 26 février au 12 mai 2013 . Pour titre de cette présentation de vidéos, peintures, sculptures, photographies et mosaïques : Vies en transit . Je souhaiterais placer la présente lecture de cette exposition sous le regard de la Controverse « La Mobilité comme capital ? » publiée sur le site du Forum Vies Mobiles.
C’est avec beaucoup de justesse que les commissaires de l’exposition et les auteurs du très intéressant catalogue qui l’accompagne usent de l’idée de transit ou de transition pour rassembler les explorations diverses d’Adrian Paci. En miroir du parcours de sa propre existence d’exilé (Adrian Paci a quitté l’Albanie avec sa famille en 1997, pour s’installer en Italie), l’artiste décrypte les moments de liaison et de déliaison dans la vie des individus. L’intime, l’identité sont reliés aux déplacements géographiques, sociaux, familiaux, réfléchis à l’aune des déterminismes sociétaux, économiques, politiques ou sociologiques qui pèsent sur l’homme d’aujourd’hui.
Avant de proposer quelques suggestions d’analyses, je voudrais insister sur l’esthétique et la poésie de ces œuvres que l’on pourrait choisir d’aborder du seul point de vue sensible. Les vidéos témoignent d’une magnifique maîtrise du cadrage, du montage, des ralentis, des flous ou encore des tonalités d’ombres et de couleurs où l’on reconnaît la main du peintre qu’Adrian Paci fut au début de sa carrière et qu’il continue à être dans des tableaux d’une grande force sensible, empruntant au cinéma une dimension narrative tout autant que des dispositions en polyptiques, rappels de story-boards. Le recours à la mosaïque déborde parfois son strict support pour gagner des vidéos, comme The Last Gestures , 2009, dont les plans, tant dans leur composition que dans l’image quelque peu pixellisée, renvoient à l’apparence et à la sacralité de ce médium.
Adrian Paci a acquis en 2001 une forte notoriété dans le monde de l’art avec l’œuvre Home to Go , le représentant en train de porter sur son dos un morceau de toit à l’envers. A quel lieu appartient-on ? Où se situe et à quoi ressemble notre habitation (notre être-là [1] ) ? Et si l’homme était voué à une perpétuelle errance ?
Citons Adrian Paci : « Le "chez soi" comme je l’ai dit, ce n’est pas seulement la maison, le toit, la famille ; c’est aussi un état de stabilité, de lien, d’affection et d’identification à quelque chose. Pour moi, le retour chez soi n’évoque pas la question de l’émigration, mais une question plus profonde sur la quête d’une stabilité perdue. Dans un contexte de transformation et de mutation de fond, nous nous devons d’élaborer des stratégies de survie et de continuité, et l’idée du retour chez soi en fait partie. » [2] Elaborer des stratégies de survie face aux nouvelles formes de mobilité imposées, coupant du chez soi , faisant perdre à l’homme sa stabilité profonde.
Cette question d’une mobilité qui interroge l’existence même de l’individu est présente dans de nombreuses œuvres. Centro di Permanenza Temporanea [Centre de rétention provisoire], 2007 nous montre un cortège de passagers sur le tarmac d’un aéroport avançant vers une passerelle d’embarquement, s’entassant sur la plateforme, sur les marches, puis, dans l’absence d’avion, demeurant dans l’attente, figés dans une mobilité amputée qui les rejette tout autant qu’elle les fait prisonniers. Ils ne font assurément pas partie de l’« élite cinétique » décrite par Tim Cresswell [3] . Leur cortège nous ferait davantage penser à des candidats à l’émigration, reconduits à une frontière qui, ici, s’est refermée derrière eux, les faisant entrer dans une catégorie apatride, d’habitants des non-lieux [4] . Et l’aéroport de devenir ce non-lieu, même non-lieu pour ces prisonniers des soubresauts politiques et économiques de la planète que pour les hyper-mobiles qui atterrissent et décollent autour de leur passerelle-prison.
La vidéo débute par des plans larges, des cadrages très composés qui nous montrent le tarmac vide, puis l’arrivée de l’étrange file de voyageurs. Elle enchaîne ensuite avec des gros plans qui s’attardent sur l’expression des visages. Toujours ce va-et-vient entre le particulier et l’universel, les effets de la mondialisation accélérée sur l’individu (thème transcourant chez Adrian Paci). A sa façon, l’artiste réalise le souhait de Walter Benjamin d’un cinéma débarrassé de tout aura qui réussirait à montrer les rouages de la domination qui pèse sur les individus. [5] Ici, la domination de systèmes politiques et capitalistes qui produisent des exclus, relégués dans des non-lieux par les flux incessants dont ils sont condamnés à demeurer étrangers. Etrangers au monde et étrangers à eux-mêmes, comme semble nous le dire Home to go . Les auteurs du catalogue citent l’essai de Zygmunt Bauman, Liquid Modernity : « la majorité sédentaire est dirigée par une élite nomade et extraterritoriale » […] « Les gens qui bougent et agissent plus vite, ceux qui viennent au plus près de l’instantanéité du moment sont aujourd’hui ceux qui dirigent. Et ce sont ceux qui ne peuvent pas bouger aussi vite et, de manière plus visible, […] ceux qui ne peuvent changer de place à leur gré qui sont dirigés [...] La lutte contemporaine pour le pouvoir se livre entre des forces munies, respectivement des armes de l’accélération et de celles de la procrastination. » [6]
Toutes ces idées se retrouvent dans la superbe vidéo, The Column , 2013, réalisée à l’occasion de l’exposition. L’œuvre montre le voyage d’un bloc de marbre depuis son extraction d’une carrière en Chine jusqu’à son transport maritime durant lequel des sculpteurs le transforment en colonne romaine. Le bloc de marbre est chargé à bord d’une sorte de navire usine, un cargo dont la cale ouverte sert d’atelier aux sculpteurs. Logique capitaliste parfaitement accomplie : afin d’optimiser les délais, le travail est réalisé pendant le trajet. Le déplacement, jadis improductif économiquement, devient force de production. Peut-on y voir une solution (souhaitable?) à l'analyse de Thomas Birtchnell : "le fret devient de moins en moins rentable" ?
Si l’on accepte de dire que ces travailleurs sont, de fait, hyper-mobiles, c’est en rien dans le sens de ce que décrivent Luc Boltanski et Eve Chiapello, cités par Vincent Kaufmann et Hanja Maksim . Ici, le capitalisme n’exige pas des salariés une mobilité pour rebondir d’opportunités en opportunités. On ne leur demande pas d’être adaptables et flexibles. Au contraire, si l’on suit la grille d’analyse des auteurs, on peut aller jusqu’à mettre en doute leur mobilité même : quelle capacité ont-ils de se mouvoir dans des univers mentaux différents ? Quelle capacité à se mouvoir géographiquement ?... Ici, la mobilité n’est pas facteur d’ascension professionnelle. Elle n’induit aucun potentiel de modification de leur position sociale. Ces hommes n’ont aucune compétence de mobilité particulière, ou, pour reprendre le terme de Vincent Kaufmann et Hanja Maksim , aucun capital de motilité . Ils possèdent les mêmes compétences que n’importe quel autre tailleur de pierre. La seule différence tient à la décision de les faire travailler dans un atelier flottant plutôt que dans un atelier fixe en Chine. Il ne s’agit pas de consultants partant en mission à l’étranger pour exercer une mission d’expertise. Il s’agit d’ouvriers travaillant un bloc de marbre de plusieurs tonnes. Le déplacement auquel on assiste est celui d’un travail le moins mobile qui soit. La mobilité ne relève pas des sculpteurs, elle est celle de leur outil de production. C’est une mobilité non pas humaine, mais matérielle à laquelle l’homme est raccroché. Ces travailleurs font partie d’une catégorie de mobiles-immobiles (ou de sédentaires-mobiles) exploités par les mobiles-dirigeants du capitalisme moderne.
Alors même qu’ils sont en mouvement, on peut se demander si ces sculpteurs se déplacent vraiment. N’apparaissent-ils pas plutôt comme des prisonniers, jetés à fond de cale, entourés de parois qui bouchent le paysage (la seule vision : un implacable ciel bleu, au-dessus de leur tête) ? De fait, ils sont coupés de toute géographie : autour d’eux, ce pourrait être n’importe quel endroit, ça ne changerait rien. Le navire-usine conférant productivité au parcours s’apparente à un pénitencier flottant. Et l’individu pris dans ce système ? Les visages, blanchis par la poussière de marbre, forment autant de masques qui mettent en question le sort de l’identité de chacun. Aucun dialogue pour nous donner un indice, la seule voix est celle du bourdonnement continu des machines.
Cette vidéo d’une traversée en bateau nous met face à un paradoxe. Au lieu d’une véritable mobilité, ce qu’acceptent ces ouvriers, c’est l’isolement, le confinement. Leur capital s’apparente non pas à un capital de mobilité, mais à un capital de confinement (capital d’anti-mobilité ?).
Les ouvriers de cette œuvre sembleraient plutôt donner crédit aux thèses de Simon Borja, Guillaume Courty et Thierry Ramadier : « En étant mobiles, les individus ne capitalisent pas ils se soumettent à ces injonctions et, grand paradoxe, dans la grande majorité des cas ils restent à la place sociale, économique et spatiale qui étaient la leur ».
La mobilité est vue ici comme une forme de la domination du capitalisme. On nous dit que dans le développement de nos sociétés tel qu’il est à l’œuvre, il faut avoir un capital important de mobilité pour ne pas être rejeté du système, pour avoir un emploi. Dans cette œuvre, si l’on souhaite parler de capital de mobilité, il faut remplacer ce terme par capital de confinement, ou encore capital de déséquilibre et de déracinement. Il est moins demandé de bouger, que de pouvoir habiter un non-lieu (le bateau) et supporter jusqu’à la mise en question de sa propre identité.
For the Mobile Lives Forum, mobility is understood as the process of how individuals travel across distances in order to deploy through time and space the activities that make up their lifestyles. These travel practices are embedded in socio-technical systems, produced by transport and communication industries and techniques, and by normative discourses on these practices, with considerable social, environmental and spatial impacts.
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