Juin 2013
La création de la Route de la Culture Industrielle a assuré le lien et la cohérence d’ensemble des différentes composantes du territoire de la Ruhr. Elle participe de l’identité fondatrice de la région sur laquelle s’est appuyée sa reconfiguration. Route touristique, mais aussi route témoignant de la circulation vertueuse entre la culture et le développement économique et social.
Pourquoi choisir de donner une place aussi importante aux expressions artistiques au sein des travaux du Forum Vies Mobiles ? S’agit-il simplement d’illustrer ou alors de plaider pour un rôle beaucoup plus opératoire de l’art ?
C’est avant tout une attitude intellectuelle et pratique nouvelle que réclame l’art lorsqu’on attend de lui des apports féconds d’un point de vue sociétal. Si l’enjeu consiste à saisir une réalité plus en profondeur, à imaginer de nouvelles manières d’aborder les problèmes et de les résoudre à travers des propositions innovantes, alors il y a tout à gagner à savoir se faire poète, c’est-à-dire à briser les frontières entre les disciplines, à expérimenter des rapprochements inédits, à remettre en cause les idées les plus établies, à changer d’angle d’analyse, en fait : à adopter cette pensée-laboratoire ouverte et irrévérencieuse qui est celle de l’artiste. Tel est le mot d’ordre d’Arthur Rimbaud lorsqu’il en appelle à briser les carcans qui restreignent la pensée, à sortir de soi pour atteindre à une « poésie objective » qui libère le réel et en révèle les réseaux invisibles. L’auteur du Bateau ivre , au lendemain de la Commune, s’intéressant en profondeur aux conditions de vie, de travail, aux bouleversements politiques de l’époque, attribue une fonction sociale au poète moderne, « chargé de l’humanité ». Il l’enjoint à devenir « un multiplicateur de progrès ! ». [1]
Une approche de cet ordre peut se décliner dans tout type de projet : du plus micro-économique au plus large. L’exemple suivant nous en offre une illustration pratique en matière d’aménagement de territoire. Exemple d’autant plus intéressant que la création d’une « route », culturelle et touristique, mais irradiant bien au-delà, se trouve au cœur du dispositif.
Il s’agit du programme de l’ IBA [2] Emscher Park , devenu référence. La première phase s’est déroulée sur dix ans, de 1989 à 1999. Géographiquement, le projet couvre quelque 800 km² au sein du bassin de la Ruhr, en Allemagne. Il a impliqué, dès le départ, une vingtaine de communes. Dans les années 1980, cette zone se présentait comme un ensemble de territoires émiettés et gravement éprouvés, avec des voies de communication obsolètes et incohérentes. L’objectif : imaginer la reconfiguration de cette région sinistrée d’un point de vue économique, social et environnemental.
Dans quelle mesure est-il possible de tirer des leçons de l’attitude qui a présidé à la naissance et à la conduite de l’ IBA Emscher Park ? Peut-on s’en inspirer, par exemple, pour penser la mobilité et ses implications avec les problématiques territoriales ?
Soulignons-le d’emblée : l’art a joué un rôle majeur, à toutes les phases du projet d’ IBA . Il a d’abord permis l’essentiel : dégager l’identité de cette région malade, en révéler le trésor caché. Les concepteurs de l’ IBA Emscher Park (placée sous la devise « le changement sans croissance »), aiment à citer ce proverbe suédois : « fouille sous tes pieds », pour rappeler qu’avant d’aller chercher des solutions au-dehors, il faut commencer par se pencher sur soi. [3] Ce travail implique une capacité à regarde r , à voir ce que les autres ne voient pas : ainsi se comporte-t-on en artiste, en poète [4] ou en « Voyant », pour reprendre le mot d’Arthur Rimbaud. Souvenons-nous de la célèbre citation de Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». [5]
Personne n’imaginait un destin au territoire décomposé de la Ruhr, personne avant que les œuvres de Robert Smithson sur les terrains vagues, que celles d’Albert Renger-Patzsch puis de Bernd et Hilla Becher sur les sites industriels, ou encore celles de Jean Tinguely sur les mécaniques et le mouvement ne soient pleinement intégrées et permettent aux concepteurs de l’ IBA Emscher Park de découvrir que le trésor de la Ruhr était précisément l’objet même de sa honte et de son déclin : les friches de son passé industriel. En reconnaissant une valeur esthétique aux multiples sites de la région, en leur accordant un statut patrimonial, ce sont tous les territoires qui ont trouvé à se relier. La Route de la culture industrielle a été créée. Elle parcourt plusieurs sites remarquables, dont beaucoup, en plus de leur intérêt architectural, accueillent des événements culturels ou des installations d’œuvres d’artistes contemporains. Des dizaines de milliers de visiteurs empruntent chaque année ce qui est devenu, à travers les traits d’union de grands parcs paysagers, la colonne vertébrale de la région. Intégrée à elle, un tissu de pépinières d’entreprises, d’écoles, de centres de loisir, et des habitats (cités ouvrières réhabilitées ou quartiers construits en cohérence). C’est toute une dynamique d’innovation qui se greffe à ce cœur culturel et artistique, affirmation d’un cercle vertueux entre l’art et la culture sources d’inspiration, et toutes les autres dimensions sociétales.
Le travail préalable qui a été réalisé sur l’identité du territoire de la Ruhr est un aspect trop souvent sous-estimé – et sous-estimé l’apport d’une pensée faite « poétique » pour l’occasion. Cette approche sait s’enrichir de toute voix, tout regard, tout langage étrangers.
Ainsi fonctionne, par essence, la création artistique qui échappe aux règles établies, aux idées préconçues, aux clichés, en passant par un « chaos-germe » , comme l’évoque Gilles Deleuze pour la peinture de Francis Bacon [6] , sorte de « dérèglement de tous les sens » (sens sensibles et significations) rimbaldien.
Une telle approche doit se faire la plus ouverte possible. En termes d’innovation, on pourrait la rapprocher du modèle open source qui consiste à soumettre aux commentaires les plus extérieurs un projet en cours d’élaboration (le meilleur exemple étant celui des logiciels libres). [7]
C’est ainsi que, sur le territoire de la Ruhr, la population a été conviée à participer à l’ IBA , non seulement parce que les prises de décisions ont été ramenées à des niveaux locaux, mais aussi parce qu’on a proposé à chacun de communiquer ses archives et mémoires sur ce passé industriel en passe de devenir l’emblème de la région. Quel meilleur moyen de s’assurer l’adhésion du plus grand nombre à un projet que de le faire participer, que de le rendre acteur ? La méthode, toute tournée vers l’innovation, crée en même temps de la fierté et un fort ralliement aux changements engagés. Elle sollicite, plus qu’elle n’impose, elle tire sa richesse des spécificités du lieu, du contexte et de la population. On pourrait y voir un modèle de cette démocratie directe qu’appelait l’artiste Joseph Beuys pour remodeler la société [8] .
L’ IBA Emcher Park a su combiner à la fois les influences d’architectes et urbanistes d’un grand nombre de pays, grâce à son appel d’offre international, mais aussi celles des artistes, mais aussi celle de sa population. Il ne s’agit pas d’en faire une recette à appliquer telle quelle en toutes circonstances, mais de constater combien son processus a permis d’imaginer des réponses globales aux problèmes écologiques, à la crise de l’habitat, au dynamisme économique en berne, aux réseaux de circulation incohérents.
Alors la pertinence de favoriser un rapport actif avec l’art apparaît peut-être plus clairement. La question fondamentale de la fonction de l’art, nous dit Joseph Beuys, « doit être résolue dans un sens si radical que l’art puisse être considéré comme le point de départ de toute production à venir, dans tous les domaines de travail, et ce concept de l’art doit être aussi présent dans la conscience si l’on veut parvenir à la réorganisation de la société. » [9] Bien au-delà d’une intervention artistique en un point donné d’un territoire, ou de la contemplation d’une œuvre en particulier, il s’agit de mettre en place une approche artistique globale afin de révéler tous les possibles d’une problématique. Par globale, nous désignons une attitude poétique ouverte et participative qui s’adjoint aux expertises de l’ensemble des spécialistes que la question à l’étude demande de rassembler.
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