Octobre 2013
Poète, romancier, mathématicien, Jacques Roubaud a commencé très tôt à intégrer la pratique systématique du déplacement dans le processus de création de ses œuvres. Les échelles de ses pérégrinations se ramènent le plus souvent aux dimensions de villes, de quartiers ou de lignes de transport, en France, en Angleterre, aux Etats-Unis, au Japon, ou ailleurs. Il a collaboré avec des artistes, comme Christian Boltanski ou On Kawara et travaille actuellement, pour la Galerie Yvon Lambert et la galerie Nathalie Obadia, aux textes qui accompagneront une série photographique de Dominique Gonzalez-Foerster. Cette œuvre collective retracera un parcours que les deux artistes ont effectué ensemble, à Londres, obéissant tout au long de leur déplacement aux indications directionnelles que leur donnait la suite mathématique dite de Kolakoski.
« Je m’obstine à composer, marchant,
Dans cette forme variable. Où,
Où ai-je pris la manie, le goût
Du sonnet-walking : le travers champs, La rue, les cent pas dans une cham-
-Bre d’hôtel, une gare, partout ;
Tout le temps ; heures du chien, du loup,
Têtu, sur les nombres trébuchant, Pourquoi ? […] » [1]
Guillaume Logé : La pratique de la marche que vous avez adoptée, comme mode d’écriture, se retrouve chez beaucoup d’artistes comme Henry Miller et Friedrich Nietzsche, chez les surréalistes ou les situationnistes et bien sûr dans la culture japonaise que vous affectionnez particulièrement (je pense aux moines errants, ou au poète Matsuo Bashō). Comment cela est-il apparu pour vous ? Quel est votre rapport à la marche et au déplacement ?
Jacques Roubaud : Ça s’est imposé progressivement, au début des années 60. Je me suis rendu compte que je travaillais mal au café ou chez moi et que les choses que je faisais le mieux, c’était pendant les déplacements. Très rapidement j’ai donc décidé de faire du déplacement quelque chose de systématique (pour la poésie, en tout cas). Je ne compose des poèmes qu’en marchant. Sans notes. Au bout d’un certain nombre d’années, c’est devenu une manière d’être pour moi. Je ne sais plus faire autrement. Mon intérêt pour cette tradition japonaise que vous évoquez remonte encore plus loin que Bashō, aux journaux des moines errants du XII ème et XIII ème Siècles, comme Saigyô et mon « maître » Kamo no Chōmei. J’ai construit délibérément mon recueil Tokyo infra-ordinaire comme une sorte de haibun [2] , un haibun de voyage moderne, un peu ironique, car je ne vais pas dans les lieux sacrés de la poésie japonaise et de la religion, mais dans les endroits plus courants de Tokyo. Je me suis intéressé à tout ce qu’on peut voir dans la ville : le métro, les gens ; tout ce qu’on peut voir par les pieds, en marchant.
Pour son livre Tokyo infra-ordinaire , Jacques Roubaud a suivi le parcours en forme d’ellipse de la ligne de métro Yamanote, à Tokyo. Le voyage lui-même et chacune des stations amènent à une succession d’errances dans le tissus urbain, parmi les gens, l’architecture, les pensées éveillées par tel aspect des lieux ou telle impulsion du déplacement. « 23 Ma décision : bien avant de partir, à Paris, regardant ma carte, j’avais pris conscience d’une sorte d’œil formé par la Yamanote Line et englobant le centre même de Tokyo central. Assez abstrait, bien sûr, mais ce n’est pas plus mal
24 La pupille de cet œil est formée par le palais impérial : Chiyoda-ku
25 Le plan : Aller dans toutes les stations par la Yamanote Line : une station par jour ; chaque station constituant une station de mon haibun futur
26 Rayonner à partir de la station du jour, vers l’intérieur surtout. Profiter des parcs pour la méditation – composition de poèmes
27 Ce que je fais : j’assemble du matériau en vue du haibun, plus tard.
[…]
31 – de la prose de mouvement, d’aventures
31 1 aventures tout à fait ordinaires
32 – de la poésie
32 1 je traite prose et poésie comme deux mondes possibles de langue distincts » [3]
GL : D’une certaine parenté avec Tokyo Infra-ordinaire , vous publiez, en 2013, aux éditions Attila, un long poème intitulé Ode à la 29 des Autobus Parisiens [4] . Le texte mêle les usagers ou des passants aperçus par la vitre, aux aspects les plus quotidiens, parfois les plus banals, de la ville, ville à l’arrêt ou ville en mouvement, au gré de l’avancée du bus. Quelle est votre vision de cette part d’humanité que vous avez observée dans les transports ?
JR : L’obligation dans laquelle je me trouvais de construire mon poème à partir de beaucoup de voyages fait que j’ai vu les gens qui étaient sur cette ligne à des moments très différents. En raison des lieux qu’elle traverse, la ligne accueille des voyageurs variés. C’est évidemment passionnant d’observer le comportement des voyageurs les uns par rapport aux autres. On apprend énormément de choses. La façon dont on se place dans un autobus, la façon dont les gens sont les uns par rapport aux autres, c’est extrêmement instructif sur la vie, sur la vie de la ville.
« La visi-on abru(p)te
Abruptement parue abruptement s’enfuit
Le réel me reprend lourd de fureur et bruit
L’opération se fait occupants légitimes
Des lieux, volens nolens résignée-es victimes
Des circonstances nous faisons place à ces gens
Intrus, malotrus en savoir-vivre indigens » [5]
GL : La question du temps est très sensible dans de nombreux poèmes, ce dont témoignent les enchevêtrements de parenthèses que vous avez choisi de rendre visibles par des jeux de couleurs, dans Ode à la Ligne 29 , mais aussi dans Tokyo Infra-ordinaire . Le voyage crée des règles nouvelles entre passé et présent, il en assemble et désassemble des fragments, jouant ainsi avec nos structures de représentations. Est-ce que l’un des plaisirs du voyage procèderait d’un jeu d’assemblage de bouts de temps éclatés, d’une exploration qui se déroulerait, non seulement dans l’espace physique, mais, surtout, sur l’aire temporelle de notre propre ligne d’existence ?
JR : C’est pour ça que j’ai particulièrement d’intérêt pour les déplacements qui rappellent des expériences différentes que j’ai vécues, à différents moments. Des trajets qui font intervenir la mémoire. Le voyage, c’est un rapport au temps dans ses déroulements très distincts que sont le déroulement du présent et le déroulement du passé. Evidemment, j’aime bien découvrir un trajet entièrement nouveau, mais les trajets que j’ai déjà faits, à des moments variés de ma vie, sont quelque chose qui, pour moi, créent un sens du déplacement. Le voyage met en œuvre un lien particulier entre espace et temps. Le voyage en marchant n’a pas la même temporalité que le voyage en autobus et encore moins que le voyage en train ou en avion. Ce sont des temporalités qui se superposent, qui sont extrêmement différentes par la manière dont l’espace est avalé.
GL : L’espace apparaît comme séquencé en différents morceaux et recomposé, quasi cinématographiquement, par une sorte de montage mémoriel propre à chacun. L’espace que l’on parcourt, ce serait donc à la fois l’extérieur géographique, en même temps que nos propres schémas de souvenirs, ou plutôt, une cartographie retrouvée ou ré-agencée des résidus de nos expériences passées ?
JR : Tout à fait, pour moi qui cherche à composer des poèmes, l’espace est coupé en morceaux, alors que pour le voyageur ordinaire qui va de l’endroit où il habite jusqu’au centre, c’est continu, ça n’a pas presque pas d’individualité. Pour moi, chaque morceau du parcours a une individualité. Je sais qu’à l’époque du train, avant le train à grande vitesse, il y avait au bord des voies des choses que je pouvais lire, qui me disaient à tout moment où j’étais, à quelle vitesse j’allais. Avec un TGV, je ne peux plus lire ça. D’une certaine façon, mon espace est avalé. Le TGV avale mon espace et il me vole du temps. Le train qui va plus lentement ne le fait pas. Dans un livre de poèmes, Autobiographie chapitre 10 , j’ai écrit des proses ferroviaires qui expliquent comment je me débrouille avec ce que je lis sur les voies.
GL : Pensez que l’on a chacun une manière particulière de se déplacer, chacun, une identité mobilitaire particulière ?
JR : Il n’y a pas deux personnes qui se déplacent de la même façon. C’est le problème que vous rencontrez quand vous faîtes une marche avec quelqu’un d’autre. Aujourd’hui, le fait de se déplacer en marchant, c’est le fait pour moi de saisir d’une manière très concrète le vieillissement. Je me déplace plus lentement à présent. J’évalue par les pieds le temps qu’il me faut. Or il me faut plus de temps. La réalité de l’espace est d’abord la marche. Ensuite, je tiens compte du déplacement par le train ou par l’autobus, qui me font aller beaucoup plus vite. Cela permet de mesurer l’espace que l’on parcourt avec des échelles variées. J’ai un autre type de mesure que le mètre, que je ne nie pas du tout, d’ailleurs, mais qui peut rentrer en contradiction avec lui. J’ai un autre type de mesure qui se superpose à lui.
GL : Vous avez sillonné un grand nombre de villes à travers le monde en composant des poèmes. Qu’est-ce qui, selon vous, permet de définir une ville ? Est-ce le mouvement de la ville qui la caractérise et la distingue d’une autre, ou bien son apparence, ses monuments, ou autre chose ?
JR : C’est le mouvement de ceux qui sont là et qui bougent. C’est le mouvement des innombrables parcours de ses habitants et de ses visiteurs. Les mouvements sont très différents d’une ville à l’autre. Si je regarde Londres, Paris, Tokyo, que je commence à bien connaître, je vois la façon dont ça se ressemble et dont ça diffère considérablement. A Paris, par exemple, les rues sont toutes du même type. Alors qu’à Tokyo, ce n’est pas le cas. A Paris, vous avez des boulevards, des rues, des impasses, mais elles se ressemblent. A Tokyo, d’immenses axes de communication vont se superposer : des boulevards où passent des camions, et encore un par-dessus, et plus haut, un train, tout ça dans un vacarme épouvantable ; et puis vous marchez quelques mètres et vous vous trouvez dans un village. Le rapport est tellement différent sur cinquante mètres de distances, vraiment, c’est une autre ville.
« 67 station 19 Shimbashi
(i) La locomotive noire du Pont-Neuf (Shimbashi)
7h40
(ii) – à la sortie de la Yamanote une placette
(iii) – une petite fontaine circulaire
(iv) – l’eau douche deux statuettes adamevesques, elle nue, dos à dos, supportant une vasque de leurs mains levées.
(v) – la belle locomotive est noire, noire, sur son terre-plein bordé de plantes. Son numéro : CII292
(vi) qq sièges plots de faux marbre où on s’assied pour, pour attendre ?
(vii) – disposés en hexagone discontinu autour d’un hexagone inscrit continu, un supporte-paquets ?
(viii) – à ma droite une jeune fille à lunettes regarde vaguement ce qui se déverse des trains incessants.
(ix) – un jeune homme lit un manga
(x) – un chauve mange banane après banane (il en est à la sixième) fourrant la peau d’une dans un sac de papier en même temps qu’il pèle la suivante et la mange.
(xi) – une vielle dame à coiffe a posé ses légumes à vendre sur le sol, devant elle, le dos à la locomotive et sur le rebord derrière elle la grande hotte qui lui a servi à les transporter, depuis son jardin de lointaine banlieue ?
(xii) – un sdf japanese style est assis à sa gauche, mange lentement aux baguettes, du fond d’un sac plastique un je-ne-sais-quoi poissonneux, il ne jette pas une miette à terre. Il a le teint recuit, les cheveux longs, une barbiche noire, des bottes noires, il ne look à personne
(xiii) – un téléphone portable sonne
(xiv) – le soleil est juste derrière les voies (surélevées), où passe une rame verte de la Yamanote Line. » [6]
GL : Pensez-vous que ces différentes typologies de mouvements et d’organisations rendent compte de typologies de personnes et de cultures différentes ?
JR : Je ne sais pas comment, parce que je ne suis ni philosophe, ni sociologue, mais ça influe sur les habitants. Les habitants d’une ville sont très fortement marqués par la nature de la ville. Et puis ça évolue. Par exemple à Londres, j’ai vu un changement qui a été pour moi assez traumatisant. J’admirais beaucoup le civisme du citoyen de Londres dans les transports en commun, son réflexe de laisser traverser les personnes, d’attendre son tour quand un autobus arrive. Et j’en ai observé la détérioration. La déambulation des piétons dans Londres aujourd’hui est d’un anarchisme épouvantable. D’abord, j’ai cru que c’était la faute des français ! C’était une explication un peu facile. Ce n’est pas ça, c’est une décision d’urbanisme : à Londres, les feux-rouges sont entièrement en faveur des automobilistes. Vous avez une minute pour l’automobiliste et sept secondes pour le piéton. Il y a des tas de rues divisées en deux par un terre-plein que vous ne pouvez pas traverser en une fois. C’est le cas dans pratiquement toutes les rues. Quand vous habitez Londres et que vous allez de tel quartier à tel quartier pour votre travail, au bout d’un moment, vous ne supportez plus, et vous traversez n’importe comment. Les décisions d’urbanisme influent considérablement sur les habitants. Ici, à Paris, on a introduit des barrières sur les trottoirs qui séparent des automobiles. C’est très défavorable aux piétons. On ne peut plus marcher à deux. Il y a toutes sortes de choses comme ça, et qu’on ne voit bien qu’en faisant des poèmes. Le parcours sur la ligne 29 m’oblige à regarder tout ce que je vois, par terre, tout ce qui est écrit, alors que si vous êtes quelqu’un qui habitez là, les changements sont insensibles, et ils se sont produits avant que vous ne vous en soyez rendus compte. Par exemple à Londres aujourd’hui, les façades des magasins sont à peu près dix fois plus grandes et plus violentes qu’il y a vingt ans. Il y a une espèce de gigantisme de la publicité. Et je regarde ça parce que c’est en train de se passer ici. Toutes les boutiques qui changent de propriétaires ont des enseignes deux à trois fois plus fortes qu’elles n’étaient il y a dix ans. Vous êtes quelqu’un qui habitez Paris, qui allez à votre travail, vous ne vous rendez pas du tout compte de ça.
« (vx) – La gare déverse spasmodiquement ses hémorragies de passants pressés. Comme se viderait une artère ferroviaire. Tout ça va dans les veines des avenues, puis dans les vaisseaux capillaires des rues petites (la circulation est excellente ; pas le moindre caillot ; mais il ne faut pas tenter de traverser les torrents à gué)
(xvi) – tout ça se dirige vers les pores de la peau urbaine et surtout monte dans les poils des grands immeubles banques, compagnies d’assurances, administrations, grands magasins. L’hémorragie sinon est interrompue du moins affaiblie par le mouchoir serré, le garrot des heures creuses
(xvii) – puis vient le tourniquet de la nuit après que le sang noir eut coulé dans l’autre sens ce qui fait vaciller ma comparaison, met un terme à sa vraisemblance.
(xviii) – La locomotive de Shimbashi a son shrine [7] en somme, entouré d’une clôture. Ses mensurations 12,65 m – 2,936 m – 3,930 m – 6,609 t (onnes ?) – » [8]
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