Janvier 2014
Ce documentaire est composé de séquences historiques alternant avec des entretiens, menés dans des véhicules en mouvement dans la ville, avec des habitants, des artistes et des chercheurs en sciences sociales. Il présente des réflexions sur les questions raciales, l’inégalité, l’urbanisme, la mobilité, le passé et le futur. La ville de Detroit nous offre-t-elle un avant-goût des choses à venir?
Les gratte-ciel resplendissants du Renaissance Center, d’un style futuriste, abritent le quartier général de la General Motors à Detroit – une ville autrefois prospère, qui, avec ses deux millions d’habitants, était le cœur de l’industrie automobile américaine, aujourd’hui un paysage dévasté de routes désertes, de voitures incendiées, d’immeubles délabrés, de violence, de chômage et de ségrégation raciale, où les impôts rapportent de moins en moins d’argent et où les services publics se dégradent constamment. Cette ville qui a jadis connu une croissance extrêmement rapide est devenue un lieu en pleine régression dont la nature est en train de reprendre possession, avec des prairies envahissant le centre-ville. Le contraste entre le Renaissance Center, avec ses réseaux d’infrastructures technologiques ultra-modernes qui relient la General Motors à la production industrielle mondiale, et le spectacle de désolation qui l’entoure révèle une ville déchirée, détruite. « Une ville en ruines », comme l’appellent les médias. Comment les rues de Detroit, qui résonnaient autrefois de la musique de Motown, sont-elles devenues le paradigme silencieux de la déchéance d’une ville et de la misère urbaine ? Dans le documentaire Detroit : Ruin of a City , Michael Chanan et le sociologue George Steinmetz présentent une analyse sociologique complexe et fascinante de ce déclin.
Fondée en 1701, Detroit poussa comme un champignon entre 1880 et 1920, sa population passant de quelque cent mille habitants à un million. Jusqu’en 1905, la production automobile n’y représentait qu’une activité industrielle parmi d’autres, mais en l’espace de six ans, la majeure partie de la croissance de l’industrie automobile américaine se produisit à Detroit. Fuyant le chômage et la discrimination raciale, des vagues de travailleurs immigrés en provenance des États du Sud constituèrent la base de l’expansion industrielle de la ville où se trouvait, dans l’entre-deux-guerres, la moitié de la main-d’œuvre travaillant dans l’industrie automobile des États-Unis. Néanmoins, les processus de décentralisation (la division des grandes usines de productions en unités plus petites, géographiquement dispersées à l’extérieur de la ville) et de désindustrialisation du Nord-Ouest des États-Unis étaient déjà amorcés, la gravité de leur impact étant seulement masquée par les efforts de guerre industriels. Les immigrés arrivaient dans un lieu dont l’avenir était rempli d’incertitudes : à la fin de la guerre, Detroit, avec sa population de 1,8 millions d’habitants, se retrouvait dans un cul-de-sac, au sens propre et en un sens métaphorique. Sa base économique devait faire face à des défis importants, les emplois existants étaient de plus en plus situés dans des zones suburbaines, hors de portée d’une population appauvrie bloquée dans la ville proprement dite, sans accès à aucun moyen de transport privé ou public. Cette évolution toucha principalement la population noire. Dans les années 1950, les Blancs avaient déjà commencé à délaisser aussi bien les emplois industriels que le centre-ville, s’installant dans les banlieues en bénéficiant de prêts immobiliers et de la construction d’autoroutes subventionnées par le gouvernement fédéral. Au bout de quelques années de cette « fuite des Blancs », la population de Detroit était devenue majoritairement noire (aujourd’hui, la proportion est de 80%), ce qui, d’après le documentaire, est un élément clef pour comprendre pourquoi aucun gouvernement n’est intervenu pour secourir la ville, abandonnée à son déclin. Les auteurs soutiennent qu’aucune ville importante des États-Unis dont la majorité de la population est blanche n’aurait été délaissée comme l’a été Detroit. Son destin est celui d’une ville qui a été construite avec et pour l’industrie automobile, avant d’être abandonnée à la fois par le capital industriel et par l’État. Dans un passage particulièrement révélateur du documentaire, on fait remarquer que, soixante ans plus tard, le résultat de ces politiques est que Detroit a bien des voitures et des autoroutes, mais que ce n’est plus une ville. Et ce déclin continue de nos jours. En juillet 2013, la ville a fait faillite, mais à la différence de ce qui s’était produit à peine quatre ans auparavant avec l’industrie automobile, encore puissance sur le plan politique, il serait vain d’espérer que le salut vienne sous forme d’aide gouvernementale.
Pour comprendre l’histoire de Detroit, il faut la replacer dans le processus plus général de transformations économiques et sociales que l’on connaît sous le nom de fordisme, un modèle d’organisation industrielle consistant dans une intensification du régime de travail autour d’une ligne de montage mobile d’après les principes de « l’organisation scientifique du travail » (le taylorisme). Les travailleurs acceptèrent ces conditions de travail notamment grâce à des salaires relativement plus élevés que la moyenne qui leur permettaient de participer à la société de consommation, et grâce à une série d’institutions sociales, extérieures à l’usine de production, qui aidaient à légitimer le nouvel ordre économique. L’histoire de la grandeur et décadence de Detroit est celle de la grandeur et décadence du fordisme. Le documentaire raconte cette histoire grâce à plusieurs entretiens, certains d’entre eux tournés à l’intérieur d’une voiture en mouvement, entrecoupés de séquences historiques accompagnées par la musique tout à fait appropriée de Michael Nyman, dont les notes répétées évoquent les mouvements monotones d’une ligne de montage. Ce documentaire est un voyage historique à travers le passé de la ville aussi bien qu’un voyage actuel au milieu de ses rues misérables et de ses immeubles abandonnés. À bien des égards, on peut aussi le voir comme un voyage dans le futur, dans la mesure où Detroit évoque un rêve américain qui aurait mal tourné, cette utopie d’une vie suburbaine reposant sur la voiture. Ce déclin a engendré des formes originales de production culturelle. Les immeubles abandonnés, les ruines couvertes de graffiti, les espaces désolés sont investis par des artistes et suscitent des réflexions critiques sur la fragilité de nos rêves de progrès, comme un rappel de l’avenir possible qui attend les villes et les sociétés industrielles. Detroit s’est imposée à l’imagination publique comme un symbole de la grandeur et décadence des civilisations, sujet qui préoccupe régulièrement les sociétés occidentales depuis le dix-neuvième siècle au moins, mais auquel les questions des réserves pétrolières, du réchauffement climatique et du pouvoir économique actuel de l’Asie ont donné une intensité particulière auprès des intellectuels américains. La mobilité est un élément central de ces imaginaires de la décadence : l’une des images les plus saisissantes du documentaire montre les ruines d’un opéra autrefois splendide, transformées en parking automobile.
Certains spectateurs pourront reconnaître dans le portrait de Detroit aujourd’hui que présentent Steinmetz et Chanan les scénarios de dystopies futures élaborés par des spécialistes de la mobilité comme John Urry (2013) ou Geels et ses collègues (2012). On retrouvera encore ces réflexions sur le déclin des villes et des civilisations dans un documentaire récent et hautement recommandable, Detropia (2012) de Heidi Ewing et Rachel Grady, qui a eu beaucoup de succès aux États-Unis.
Plusieurs aspects de Detroit: Ruin of a City peuvent intéresser les recherches sur les mobilités. En premier lieu, certaines séquences historiques ont été réalisées par l’unité de production de films de Ford elle-même, placée directement sous les ordres d’Henry Ford qui avait vite fait de comprendre le potentiel idéologique des images en mouvement. D’autre part, le documentaire révèle également comment la nouvelle culture de la mobilité liée à la voiture est parvenue à s’exprimer de différentes manières, et comment elle incluait des tentatives de contrôle et de régulation dans différents cadres, de la rue à l’usine. Le documentaire montre en particulier comment les mouvements de travailleurs faisaient l’objet d’études et de contrôles attentifs, un sujet que Tim Cresswell a magnifiquement analysé dans son livre On the Move (voir le compte rendu que j’en ai donné sur ce site). Enfin, et ce n’est pas là son moindre intérêt, Detroit: Ruin of a City est un exemple d’une nouvelle forme de présentation de la recherche en sciences sociales. Notamment à cause d’impératifs universitaires, les chercheurs en sciences sociales en sont encore à privilégier l’article de revue comme forme dominante de diffusion de la recherche, ce qui restreint fortement leur public. Le documentaire indépendant offre des possibilités plus prometteuses d’intervention dans la sphère publique et a connu récemment un renouveau, en partie grâce à la baisse des coûts de production et de diffusion due à la vidéo numérique (le budget pour la réalisation de Detroit a été de 15000 £), et en partie parce que, comme Michael Chanan l’a fait remarquer ailleurs, « on ne permet pas au documentaire télévisé de remplir le rôle potentiel éducatif et socio-politique qu’il pourrait jouer en s’adressant à un vaste public à propos de choses importantes et sur un ton qui respecte aussi bien le sujet que le public ». La multiplication des festivals de films documentaires dans le monde entier confirme cette aspiration à des formes de communication qui diffèrent des styles artificiels et stéréotypés des médias dominants. Ces modes de diffusion de la recherche ouvrent des perspectives susceptibles d’élargir les compétences et les sensibilités des chercheurs et peuvent conduire à de nouvelles formes de collaborations entre les chercheurs en sciences sociales, les artistes et les réalisateurs de film. Detroit: Ruin of a City en est en lui-même un exemple. Ses auteurs sont l’un, professeur de sociologie à l’Université du Michigan (George Steinmetz), l’autre, un réalisateur de films documentaires qui est aussi professeur d’études cinématographiques à l’Université de Roehampton (Michael Chanan). Leur documentaire comprend des entretiens avec le sociologue français Loïc Waquant et un artiste de Detroit, Tyree Guyton, pendant que l’on circule en voiture par les rues de la ville. Detroit: Ruin of a City est un modèle pour tous ceux qui cherchent à développer ces nouveaux types d’enquêtes sociologiques et de moyens de communication.
Trailer Detroit Ruin of a City
Références bibliographiques
Michael Chanan et George Steinmetz, Detroit: Ruin of a City , Bristol Docs, Bristol, 2005.
Heidi Ewing et Rachel Grady, Detropia , 2012.
Frank G. Geels et al. (éd.), Automobility in Transition? A Socio-Technical Analysis of Sustainable Transport , Oxford, Routledge, 2012.
John Urry, Societies Beyond Oil , Londres, Zed, 2013
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