Mai 2014
Écrivain français né en 1948, Jean-Pierre Martin, après des études de lettres couronnées par une thèse sur Henri Michaux, devient professeur de littérature contemporaine à l'Université Lyon 2. Entre-temps, comme il le confie lui-même, il aura traversé plusieurs vies : étudiant, militant de la Gauche prolétarienne et ouvrier – entre autres. Voyages et jazz l’accompagnent également depuis de nombreuses années. Son abondante bibliographie ne cesse de s’enrichir à un rythme soutenu, notamment avec son dernier ouvrage, L'autre vie d'Orwell, publié en 2013. Le récit qui nous intéresse ici, Les Liaisons ferroviaires, a été publié en 2011 et réédité en 2013.
Etienne Montgolfier, ethnologue du proche : « Mon ambition : surprendre la gestation des aventures dites érotiques. Je guette les premières approches, les premiers regards veloutés, la parade masculine, la roucoulade féminine, les caresses verbales… ».
Dans son roman, Les Liaisons ferroviaires, Jean-Pierre Martin nous fait vivre un voyage en train à travers divers personnages, en décrivant sous des perspectives variées les jeux de la séduction et du désir, à propos desquels il se fait l’écho de différents discours, souvent très directs. Selon l’auteur, « c’est un sujet inédit. L’amour contemporain. Ne riez pas. Ou plutôt les amours de rencontre. Les amours médiologiques, corrélés à une technologie, suivez-moi bien. On n’a encore jamais vraiment réussi à parler de ça au sens où je l’entends moi : l’amour au temps du TGV, l’amour comme force générale, cœur et corps confondus, comme très grande vitesse de recherche éperdue de l’autre par tous les moyens ». L’amour, les sentiments, l’attirance mutuelle – voilà des sujets qui devraient inspirer la recherche sur les mobilités, qui, jusqu’à présent, semble plutôt les occulter ou ne les traiter, au mieux, que de manière détournée, sans parvenir à les conceptualiser.
Non content de présenter une proposition originale du concept de mobilité, le roman de Jean-Pierre Martin consacré au voyage ferroviaire soulève de nombreuses questions, incitant à réunir des chercheurs et des artistes afin d’y réfléchir ensemble et d’esquisser quelques réponses possibles. Ces questions gravitent autour des énigmes que recèle cette expérience unique en son genre qu’est le voyage en train grande ligne. Celui-ci constitue un espace investi par différents imaginaires, très vastes, aux connotations positives aussi bien que négatives. On les retrouve certes dans le cas de l’automobile, ou d’autres formes de transports collectifs, mais sans l’étendue des possibles qui fait la particularité du voyage en train. L’automobile produit des imaginaires uniques que ne suscitent pas les transports collectifs, et inversement. L’originalité de ceux qu’engendre le train grande ligne tient au fait qu’il s’agit du seul mode de transport qui semble capable de les combiner.
Qu’est-ce qui fait du train grande ligne, situé à la croisée d’imaginaires négatifs et positifs, un lieu si propice à créer des liens sociaux et à produire des imaginaires valorisant aussi bien la lenteur que la vitesse ? La littérature scientifique souligne en effet que le train ne permet pas tout à fait le même degré d’évasion que la voiture, mais qu’il ne présente pas non plus autant de caractéristiques contraignantes que les autres transports collectifs.
Pourquoi le ferroviaire parvient-il à être un lieu qui engendre des stimulations et des représentations imaginaires du lien social sous les formes de la séduction et de l’attirance, alors que les autres modes de transport en commun souffrent d’une image de promiscuité qui rend indésirables le lien social et le contact des corps ?
On peut aborder ce problème par la question de la temporalité du voyage. C’est ce temps spécifique qui, semble-t-il, donne naissance aux imaginaires positifs liés aux chemins de fer. Un voyage en train dure plus longtemps qu’un déplacement dans les transports publics urbains. Inversement, lorsque le train remplit la fonction de moyen de transport collectif et quotidien, et qu’il n’est plus le support d’un voyage, il en endosse les images négatives. C’est ainsi que les usagers se plaignent de retards récurrents, du matériel désuet et de connexions lacunaires.
Le roman de J.-P. Martin nous fait prendre conscience que c’est le temps du voyage en train qui donne lieu, pour partie, à la recherche de liens sociaux en général, et aux jeux de la séduction en particulier. Le voyage est long, parfois lent, mais il est limité et les usagers en connaissent la durée d’avance. Ce fait les conduit à mettre en œuvre différentes stratégies pour pouvoir en profiter tout en gérant les risques d’un éventuel échec. Dans ce cas en effet, les acteurs de la séduction manquée sont obligés de poursuivre ensemble leur voyage jusqu’à destination, situation embarrassante qu’il s’agit évidemment d’éviter. Pour illustrer ces stratégies, l’auteur fait parler successivement plusieurs personnages, dont les propos sont régulièrement interrompus par les réflexions d’Etienne Montgolfier, « ethnologue du proche », ainsi que par des descriptions de scènes se déroulant dans le train ou dans la vie des personnages en dehors de ce voyage. En entrant tour à tour dans la peau des différents personnages, le lecteur partage leurs sentiments et leurs stratégies de séduction tout au long d’un trajet menant de la Côte d’Azur jusqu’en Belgique.
L’apparition du train utilisé comme moyen de voyage s’est accompagnée de nouvelles expériences de mouvement, de socialisation et d’appréhension du paysage environnant (Schivelbusch, 1986 et Forum Vies Mobiles Les carnets du Forum. Revue des incontournables https://fr.forumviesmobiles.org/publication/2013/11/12/revue-critique-1812). Celles-ci évoquent les mobilités des espaces de connectivité de Kesselring, qui sont constituées de moments d’expérience de ce genre, et non pas d’une durée quelconque séparant un lieu de départ d’une destination (2006).
La valeur qualitative du temps de déplacement (encadré)
- La valeur du temps repose sur l’idée que chaque individu dispose de ressources limitées en argent et en temps. Il va donc chercher à les utiliser au mieux (Forum Vies Mobiles – Repère – La valeur du temps, par Emmanuel Ravalet : https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/valeur-temps-59
- Le temps a pris progressivement une valeur qualitative qui ouvre de nouvelles perspectives pour la recherche, l’amenant à s’intéresser notamment à l’usage qui en est fait en mobilité (Lyons et Urry, 2005). Aussi (Forum Vies Mobiles – Vidéos conférences- L’appropriation du temps de déplacement par Stéphanie Vincent Geslin https://fr.forumviesmobiles.org/video/2014/03/18/lappropriation-des-temps-deplacement-2240).
En mettant l’accent de façon très affichée sur ces dimensions spécifiques du lien social que sont la séduction et l’attirance physique ou amoureuse, cette œuvre de fiction propose une approche globale de la mobilité, dont la recherche déplore précisément l’absence (Paolini, 2011). Les chercheurs s’intéressent sans doute de plus en plus aux émotions, aux rythmes et au vécu de la mobilité comme expérience (Sheller, 2004 ; Löfgren, 2008), mais ils ne vont pas jusqu’à les traiter dans leur expression la plus subjective, sous la forme de la séduction. De fait, la séduction ne se laisse probablement pas manipuler au moyen de concepts d’ordre scientifique ou politique. Dans les textes de Jean-Pierre Martin, la sensualité et l’attirance, qui sont au cœur du lien social, donnent forme au voyage pendant tout le temps que dure son expérience. Dès lors, elles deviennent à leur tour des éléments constitutifs du voyage.
L’expérience de la mobilité
- L’avènement de la notion de ‘mobility turn’ selon Urry met entre autres l’accent sur le déplacement comme une expérience en soi et s’intéresse à la façon dont les personnes vivent, habitent et ressentent leur mobilité (Urry, 2006).
- Kesselring distingue les mobilités dans les espaces de transit, caractérisés par une direction et une linéarité et où les lieux, les rencontres et les interactions sont des situations transitoires en vue d’atteindre un objectif, et celles dans les espaces de connectivité où le déplacement représente un véritable moment d’expérience et non uniquement un temps entre un départ et une destination (2006).
Ce qui frappe d’une manière générale dans l’œuvre que nous avons retenue ici, comme dans celles d’autres artistes, est la facilité avec laquelle elle parvient à faire entrer le lecteur dans le monde des émotions et des perceptions de la mobilité. Si elle réussit à nous offrir un accès aussi aisé, c’est parce qu’avec une rigueur digne de la démarche scientifique, bien qu’avec des modes d’expression très différents, l’écrivain recourt à des procédés minutieux pour décrire les personnes rencontrées, les bruits, les odeurs, les corps, les matières, les paysages et les sentiments. Dans bien des cas, il offre en plus au lecteur l’occasion de se mettre à la place du narrateur qui déambule ou des personnages qui pensent, vivent et ressentent le déplacement. Dans ce roman de Jean-Pierre Martin, le lecteur a même la possibilité de se glisser « dans la peau » d’un TGV nommé Alice.
L’expérience de la mobilité est ainsi richement documentée, le voyage ne se faisant pas uniquement en se déplaçant d’un lieu à un autre, mais aussi en se déplaçant d’un personnage ou d’un objet à un autre. Nous comprenons également comment les usagers parviennent à jongler entre leur désir de cultiver le lien social et d’autres moments où ils l’excluent en se concentrant sur des émotions liées au paysage qui défile ou en s’isolant dans une réflexion individuelle. Ces stratégies les font passer de cet espace public qu’est le train à un cocon protecteur qui rappelle au contraire les propriétés de l’automobile.
La voiture comme représentation de son propre monde (encadré)
- La voiture est le reflet d’un mode de vie, une extension de soi, et est volontiers anthropomorphisée. Elle s’apparente à un lieu d’émotions, un lieu sécurisé d’habitat, à l’image d’une capsule domestique (Sheller, 2004 ; Urry, 2007 ; Löfgren, 2008).
Billet co-écrit avec Christophe Gay
For the Mobile Lives Forum, mobility is understood as the process of how individuals travel across distances in order to deploy through time and space the activities that make up their lifestyles. These travel practices are embedded in socio-technical systems, produced by transport and communication industries and techniques, and by normative discourses on these practices, with considerable social, environmental and spatial impacts.
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