21 Février 2018
Bogota est le lieu idéal pour observer la manière dont la mobilité quotidienne peut influer positivement sur l’accès individuel aux ressources urbaines. C’est du moins le récit dominant au sein de la recherche universitaire et dans les rapports publiques. Toutefois, les quartiers périphériques de Bogota racontent une autre histoire. Le témoignage de certains de leurs habitants montre comment les mobilités quotidiennes peuvent empêcher l’accès aux opportunités qu’offre la ville.
Bogota est le lieu idéal pour observer la manière dont la mobilité quotidienne peut influer positivement sur l’accès individuel aux ressources urbaines. C’est du moins le récit dominant au sein de la recherche universitaire et dans les rapports discutant les politiques qui s’attaquent aux problèmes de mobilité dans les villes du Sud. Bogota incarne l’évolution d’une ville plutôt moyenne du Sud, devenue la référence absolue en urbanisme.
Dans ce récit, Bogota, comme de nombreuses autres villes des pays du Sud, connaît une croissance rapide et désordonnée. En Colombie, les déséquilibres économiques et un conflit qui dure depuis des décennies poussent les populations rurales vers les villes. Ce processus migratoire favorise la croissance de quartiers informels, qui offrent illégalement ou semi-légalement des logements abordables et l’accès aux ressources de base. Toutefois, ces zones ne permettent pas les interventions publiques garantissant l’accès aux services essentiels comme le transport, et elles n’offrent pas un accès correct aux opportunités offertes par les villes, comme les services et les emplois. Cela est particulièrement vrai pour les populations les plus mal loties : pour elles, les transports publics sont le seul choix modal disponible, mais la qualité d’un service fourni par de nombreux opérateurs, en concurrence les uns avec les autres, est très médiocre. Le tout dans une ville de près de huit millions d’habitants, qui s’étend sur 40 kilomètres du nord au sud.
© Photo par Geraldine Rodriguez
Au cœur de cette situation problématique, une stratégie de mobilité urbaine peut tout changer. En l’an 2000, TransMilenio, un réseau de bus à haut niveau de service, entre en fonctionnement. L’objectif est d’offrir des transports publics plus fiables, dans le centre et en périphérie, utiles à différents groupes sociaux et nécessitant des investissements moins importants qu’un métro. Les zones qui ne sont pas directement desservies par le réseau peuvent le rejoindre grâce à des lignes de bus intégrées. TransMilenio ne vise pas simplement à améliorer le transport public (ce qu’il fait), mais plutôt à permettre l’inclusion sociale : selon le maire Peñalosa, ces bus doivent être des lieux où les citoyens se rencontrent sur un pied d’égalité, dans un environnement respectueux de la dignité humaine. Ainsi, lorsque des organisations comme l’ONU-Habitat encouragent les interventions liées à la mobilité pour faciliter l’inclusion sociale dans les villes du Sud, le cas de Bogota est souvent présenté comme un modèle de réussite. Les études officielles semblent confirmer ce succès : selon l’enquête de mobilité menée en 2011 par la municipalité, les classes moyennes et populaires de Bogota – plus de 90 % des habitants de la ville – tendent à se déplacer principalement avec les transports publics et le TransMilenio.
© Photo par Geraldine Rodriguez
Toutefois, les quartiers périphériques de Bogota racontent une autre histoire. La plupart de leurs habitants ne bénéficient pas vraiment du réseau de bus urbains, en raison de sa faible capacité à relier les zones périphériques de la ville aux quartiers qui offrent de bonnes opportunités en termes d’éducation, de santé, de travail et de loisirs. Les pratiques quotidiennes de mobilité des habitants témoignent de cela, et montrent à quel point la capacité de chacun à profiter des opportunités urbaines dépend de sa propre mobilité. Comme le remarque l’illustratrice Lizeth Leon Borja, Bogota est un archipel sans mer – une suite de quartiers isolés les uns des autres, en raison d’un système de transports défaillant. La ville du TransMilenio et la ville marginale apparaissent ainsi comme deux faces contraires de Bogota.Penchons-nous sur deux quartiers périphériques, afin d’entendre l’histoire de l’autre Bogota.
© Carte par Giovanni Vecchio
Ce Bogota-là se situe principalement dans le sud et dans l’est de la ville. Les quartiers informels prédominent dans cette partie de la ville, caractérisée par sa situation en hauteur et son éloignement du centre; en outre, elle est plus densément peuplée et abrite les populations les plus mal loties. Le premier quartier étudié dans ce travail est La Merced del Sur, qui s’est développé depuis les années 1950, grâce à la présence de mines et de fourneaux (c’est ici, par exemple, qu’étaient produites les briques utilisées dans la construction de nombreux bâtiments à Bogota). Il jouit d’une situation plutôt avantageuse dans la ville, situé à une distance d’un kilomètre d’une station de TransMilenio. Le deuxième quartier, La Torre, est plus récent et a été marqué par l’arrivée de réfugiés d’autres régions colombiennes, fuyant le conflit armé ; il est caractérisé par une situation géographique plus marginale et le manque de ressources essentielles. Le témoignage de certains habitants, recueilli en entretien, rapporte comment les mobilités quotidiennes permettent (ou empêchent) l’accès aux opportunités offertes par la ville. Ils décrivent les activités qui sont importantes pour eux, là où elles ont lieu, mais aussi leurs pratiques de mobilités et les perceptions associées à ces expériences.
Temps de déplacement en transports publics pour les quartiers de La Torre (gauche) et La Merced del Sur (droite) © Carte par Giovanni Vecchio
La plupart des tâches évoquées sont en lien avec les nécessités quotidiennes, pour soi-même et pour sa famille : aller au travail, faire les courses ou emmener les enfants à l’école. Ces activités s’avèrent être celles auxquelles les habitants accordent le plus d’importance et qui, apparemment, ne posent pas soucis :
Bien que ces tâches soient jugées importantes, elles n’en restent pas moins liées à la satisfaction de besoins élémentaires. De plus grandes possibilités de mobilité permettraient probablement la réalisation d’autres activités appréciées par les habitants. Par exemple, la Torre est principalement habitée par des personnes ayant fui le conflit colombien et qui doivent se rendre dans des services administratifs situés dans le centre lointain de Bogota pour suivre le processus d’aide économique aux réfugiés. Pendant ce temps, à La Merced – le quartier proche d’une station du TransMilenio – les personnes impliquées dans des activités éducatives (comme les travailleurs qui suivent des cours à l’université) ou de loisirs sont plus nombreuses. Les différences de composition sociale des deux quartiers génèrent des besoins différents et les différences d’accès au réseau de transport public entraînent des disparités quant aux possibilités de réaliser des activités jugées importantes.
La localisation des deux quartiers à l'intérieur de Bogotà et leurs liens avec le réseau TransMilenio (en rouge) © Carte par Giovanni Vecchio
Aires interagissant avec les quartiers de La Torre (gauche) et La Merced del Sur (droite) © Carte par Giovanni Vecchio
Les activités les plus récurrentes se déroulent au sein du bassin de vie – c’est-à-dire dans le quartier ou à proximité. Si les magasins et les infrastructures de base, comme les écoles primaires, existent généralement dans le quartier, les emplois et les services (comme les services sociaux et de santé) se trouvent dans des zones voisines. Le centre, lointain, et le nord aisé de la ville, abritent au contraire les emplois les plus prestigieux, les instituts d’enseignement supérieur et les infrastructures de loisirs, qui ne sont accessibles qu’à condition que l’on soit prêt à supporter de longues heures de bus. Les zones accessibles diffèrent sensiblement en fonction des quartiers : à La Torre, elles se limitent aux espaces périphériques du sud de la ville et à quelques quartiers voisins, alors qu’à La Merced elles sont plus étendues et comprennent une partie du centre-ville. Ces différences pourraient être expliquées par la localisation de chacun des quartiers, ou par la situation socioéconomique de leurs habitants, mais les témoignages recueillis à La Torre suggèrent que cela est plutôt dû à des facteurs comme l’absence de transports, leur prix, la longueur des trajets et le manque de sécurité et de confort. Concernant ce dernier point, l’une des personnes interrogées a remarqué : « le voyage en transports public offre ‘sauna et massage’… Les passagers vous poussent et il peut faire très chaud dans le véhicule. »
© Photo par Geraldine Rodriguez
Les habitants des deux quartiers se déplacent principalement à pied ou en transport en commun.Ceux de La Merced privilégient le système de bus à haut niveau de service (en raison de la proximité de la station et de l’absence de services de bus classiques), alors que ceux de la Torre dépendent surtout des bus classiques du réseau de transport intégré. Il est intéressant de noter que les deux zones ne bénéficient pas de connexions directes, en transports publics, aux quartiers voisins ou aux grandes infrastructures de transport les plus proches, de sorte que les longues marches ou les services informels de « navettes » proposés par de petites camionnettes (aide précieuse pour venir à bout des pentes escarpées) sont nécessaires pour se rendre aux arrêts des transports en commun. Lorsque les transports publics n’existent pas ou sont trop chers, les habitants s’en remettent à la marche pour accomplir leurs tâches, en dépit des inconvénients présentés par un tel choix modal : certains décrivent leurs trajets à pied comme une expérience de trottoirs absents, d’air pollué, d’intersections dangereuses et des rues peu sûres en raison de la présence de sans-abris et de toxicomanes.
Il ressort de la majorité des entretiens que la mobilité est vécue comme une expérience désagréable. Les personnes interrogées ont témoigné, par exemple, du manque de fiabilité des transports publics et de la difficulté de voyager avec des enfants. Les transports publics sont peu fiables et ne sont pas très confortables :
La marche elle-même est associée à une expérience négative et dangereuse :
© Photo par Geraldine Rodriguez
Ainsi, on peut trouver surprenant qu’en dépit de tels récits, les habitants de La Merced del Sur et de La Torre ne perçoivent pas de façon négative les opportunités qui leur sont accessibles.
Les possibilités de mobilité limitées ne semblent pas affecter la capacité des habitants à accomplir les tâches qui leur tiennent à cœur. Marisol perçoit la distance comme un facteur l’empêchant de profiter des opportunités offertes par d’autres parties de la ville ; néanmoins, elle affirme vivre heureuse – ce qui pourrait indiquer soit sa résignation au statu quo, soit sa capacité à réaliser les activités qu’elle juge importantes. Cette satisfaction est probablement due au fait que le réseau de mobilité urbain n’a qu’un effet partiel sur la capacité de chacun à se rendre là où il le souhaite et à accéder aux activités de son choix. De fait, dans la plupart des cas, les individus mènent leur vie en développant des stratégies d’adaptation,comme la marche sur de longues distances ou la concentration d’activités diverses dans des lieux proches.. En un sens, les gens se déplacent malgré le système actuel de mobilité. Les habitants de La Torre et de La Merced del Sur ont ainsi accès à certaines opportunités qui sont importantes pour eux, mais pour l’essentiel, cela ne découle pas des efforts de planification urbaine.
© Photo par Geraldine Rodriguez
L’histoire de ce Bogota marginal remet en question l’image chatoyante, promue dans le monde entier, d’un TransMilenio qui aurait transformé la mobilité d’une métropole chaotique du Sud. Le système de mobilité actuel permet aux habitants d’avoir accès aux opportunités qui sont à la fois nécessaires à leurs besoins élémentaires et ancrées au niveau local, puisque les personnes font face à des difficultés lorsqu’il s’agit d’accéder à d’autres parties de la ville et aux opportunités qui s’y trouvent.
Les limites du système de bus à haut niveau de service, lorsqu’il s’agit de garantir à tous un large accès aux opportunités urbaines,poussent à envisager de nouveaux plans d’action visant à des formes de mobilité socialement et écologiquement durables, intéressantes tant pour les zones urbaines du Nord que pour celles du Sud. L’histoire des deux villes de Bogota tend à montrer que les interventions massives en termes d’infrastructures de transport public doivent être complétées par d’autres mesures d’urbanisme (offrant ainsi d’autres choix modaux), ou se voire substituées une tout autre logique. Plutôt que de fournir aux habitants des transports pour les emmener là où les opportunités importantes existent, ce sont les emplois, les magasins, les écoles et les centres de santé qui pourraient leur être amenés..
En dépit de sa dimension spatiale et de ses conditions socioéconomiques particulières , Bogota montre une fois encore la nécessité de concentrer les efforts de planification sur les usages de la mobilité – c’est-à-dire de réfléchir en terme d’accessibilité, définie comme le potentiel de participation à des activités. La mobilité urbaine est cruciale dans l’accomplissement des activités, quelles qu’elles soient, que nous avons des raisons de juger importantes, et elle nous offre ainsi les opportunités nécessaires pour mener une vie digne. .
Enfin, et peu importe le système de transport qui les y aide (ou ne les y aide pas), les habitants de Bogota luttent avec fierté pour réaliser ce qui compte pour eux, comme le rappelle, dans des mots plus forts que les miens, une chanson de musique alternative colombienne :
Giovanni Vecchio
© Photo par Geraldine Rodriguez
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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