En 2019, les transports émettaient en France 30% des gaz à effet de serre, sans compter les liaisons internationales. Loin d’être maîtrisées, ces émissions continuaient à augmenter, contrairement à celles des autres secteurs économiques. Avec la mise en place en 2015 d’une Stratégie Nationale Bas Carbone visant à diviser par 33 les émissions du secteur d’ici 2050, on pouvait croire qu’il s’agissait de prendre acte du problème et de relever le défi avec ambition. Cinq ans plus tard, peut-on dire qu’il existe une réelle dynamique de « transition mobilitaire » en France ? Le Forum Vies Mobiles a lancé une équipe de recherche pilotée par Jean-Baptiste Frétigny qui, pendant deux ans, a mené l’enquête.
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La recherche a été menée par une équipe du laboratoire MRTE (Mobilités, Réseaux, Territoires, Environnement) de CY Cergy Paris Université. Dans la continuité de la recherche internationale « Mobilités décarbonées : une transition mal engagée », qui s’est intéressée aux politiques de décarbonation des déplacements dans 14 pays, l’étude se concentre sur le cas français. Y a-t-il en France une transition des mobilités en faveur de pratiques à moindre impact carbone ? Comment les pouvoirs publics et les autres acteurs se saisissent-ils de l’objectif de réduction des émissions de CO2 liées aux déplacements ? Comment cela se traduit-il dans les politiques publiques ? La méthodologie du projet a reposé sur 31 entretiens menés avec 40 acteurs à l’échelle nationale, voire européenne et à l’échelle locale, par l’étude de quatre cas : l’Île-de-France, la région urbaine de Grenoble, le Parc Naturel Régional des Grands Causses dans l’Aveyron et l’île de La Réunion. Elle s’est aussi appuyée sur l’analyse de multiples textes juridiques et documents de littérature grise liés aux politiques publiques interrogées et aux acteurs qui y sont associés. Un corpus médiatique a également été constitué à partir de 549 articles de presse.
Même si tous les acteurs rencontrés s’accordent sur la nécessité de limiter l’empreinte carbone des mobilités, il y a un décalage entre les ambitions affichées et leur mise en œuvre encore épineuse. À l’échelle locale comme à l’échelle nationale ou européenne, l’objectif de limitation de l’empreinte carbone des mobilités est régulièrement éclipsé ou relégué comme objectif secondaire, au profit du développement de l’offre de transport.
Sur la période 2015-2018, les émissions de gaz à effet de serre des transports dépassent de près de 10% les objectifs fixés par la SNBC en 2015. Face à cette situation, le plafond des émissions du secteur à court et moyen termes a été relevé de 15% dans la nouvelle version de la SNBC finalisée en 2020, repoussant à plus tard l’essentiel des efforts à mener pour atteindre son objectif final, c’est-à-dire une division par trente-trois des émissions à l’horizon 2050. De plus, la LOM affiche l’objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050 mais elle n'a pas fait l’objet d’une étude d’impact environnemental. Le rythme et l’ampleur des actions envisagées, excluant par exemple le secteur aérien, ne sont pas à la hauteur des enjeux.
Avoid, Shift, Improve : La classification des stratégies pour réduire les émissions de CO² liées à la mobilité proposée par l’ONU envisage l’évitement des déplacements (avoid) comme premier levier d’action ; les déplacements qui n’ont pu être évités peuvent ensuite faire l’objet d’un report modal (shift) vers des modes moins ou pas carbonés ; enfin, en dernier ressort, l’amélioration technologique (improve) permet de réduire l’empreinte carbone de certains déplacements pour lesquels le report modal est impossible.
Pourtant, comme au niveau international, les politiques de limitation de l’empreinte carbone des transports en France privilégient le levier technologique, dans une logique de croissance verte et de renforcement de l’industrie. Elles donnent alors la priorité aux acteurs et aux régimes de déplacements dominants, en particulier ceux liés à l’automobile.
L’évitement des déplacements carbonés reste le point faible des politiques publiques, alors même que l’analyse des émissions de carbone liées au transport depuis 1960 montre que la courbe des émissions de CO² suit de très près celle de l’augmentation des déplacements.
Les politiques de déplacement ne sont pas suffisamment articulées à tous les autres secteurs en lien avec la mobilité : aménagement du territoire, travail, loisirs, tourisme, santé, etc.
Ce constat s’explique par une fabrication de politiques qui manque de cohérence, se traduisant par la fragmentation institutionnelle de leur portage et des objectifs contradictoires.
À l’échelle nationale comme à l’échelle locale, il n’y a pas de politique transversale qui englobe mobilité, environnement, questions sociales et économiques, ni d’articulation entre les politiques nationales et locales. Au contraire, ces différents enjeux sont traités de manière sectorielle, en silo. Par exemple, au sein du Ministère de la Transition écologique et solidaire, les différentes directions poursuivent chacune un objectif prépondérant qui leur est propre, sans mise en cohérence réelle. La Direction Générale de l’Énergie et du Climat (DGEC) porte une partie des objectifs environnementaux et industriels de l’État, liés à la qualité de l’air, à l’énergie et à la décarbonation, notamment à travers la SNBC ; son approche s’appuie essentiellement sur des solutions technologiques. La Direction Générale des Infrastructures, des Transports et de la Mer (DGITM), qui a été porteuse des Assises Nationales de la Mobilité et de la LOM, a pour principal objectif de répondre à la demande de déplacement et s’appuie notamment sur le report modal et le développement de l’offre. La Direction Générale de l’Aménagement, du Logement et de la Nature (DGALN) pourrait contribuer à davantage de transversalité en portant la question de l’évitement des mobilités, notamment à travers ses politiques d’aménagement du territoire, mais elle est très peu mobilisée dans les politiques de limitation de l’empreinte carbone des mobilités.
Par le biais d’appels à projet, l’État met en concurrence les collectivités pour leur accorder les fonds nécessaires à la mise en œuvre d’expérimentations sur leur territoire. Ce système s’avère contre-productif pour les acteurs des collectivités locales en accaparant leur énergie par des procédures de candidatures chronophages. De plus, le caractère ponctuel de ces expérimentations sur les territoires et la limitation du budget qui leur est consacré empêchent bien souvent ces initiatives de se pérenniser à l’échelle du territoire concerné ou de se diffuser à d’autres territoires.
Par ailleurs, on constate un déficit d’exigence dans la mise en œuvre des outils de décarbonation de la mobilité. Les politiques de mobilité s’appuient sur des outils comme les Plans de Déplacement Urbains (PDU), pour les collectivités, ou encore les Plans de Mobilité Employeur (PDME), pour les entreprises. Ces outils visent à instaurer des règles qui doivent être respectées. Cependant, en pratique, il n’y a souvent pas de contrôle quant à la mise en place de ces mesures, ni de suivi dans le temps de leurs résultats.
Alors que la création d’un « Ministère de la Transition Écologique et Solidaire » en 2017 affichait l’ambition de construire une transition juste, les enjeux de justice sociale et territoriale ne sont pas assez intégrés aux politiques de mobilité. Les acteurs publics ont une mauvaise connaissance de la diversité des pratiques de mobilité et des modes de vie des personnes dans les différents territoires ; par conséquent, les politiques n’en tiennent pas suffisamment compte et cela porte atteinte à la construction de politiques de mobilité justes. L’empreinte carbone des individus est très différente en fonction du revenu, ce qui n’avait pas été suffisamment pris en compte dans le projet de taxation carbone, notamment.
Du point de vue territorial, les acteurs ont souvent une vision duale qui oppose centres et périphéries, territoires denses et peu denses. Les métropoles sont ainsi opposées à tout le reste du territoire national, que certains acteurs ont tendance à considérer comme un ensemble homogène caractérisé par une forte dépendance à la voiture, alors que les spécificités des territoires nécessiteraient une vision plus fine et une bonne connaissance des pratiques mobiles et immobiles de leurs habitants.
Les acteurs qui portent ces enjeux, notamment la société civile 1 et les collectifs locaux comme les associations d’habitants, sont encore trop peu impliqués dans la fabrication des politiques. Alors que les citoyens pourraient avoir un rôle-clé pour porter leurs intérêts auprès des élus, en tant qu’experts de leurs propres modes de vie, les formes de concertation existantes sont encore limitées et peu efficaces.
Finalement, la construction de politiques de limitation de l’empreinte carbone des mobilités reste imprégnée de représentations dominantes, liées notamment à la place de la voiture, sous-estimant les impacts liés, tandis que d’autres mobilités alternatives et moins émettrices de CO2 sont insuffisamment mobilisées. L’importance du vélo en termes de nombre d’emplois et de chiffre d’affaire des ventes reste très largement sous-estimée dans les représentations des acteurs. Quant à la marche, elle est la grande oubliée des politiques de mobilité.
Plus largement, la construction de politiques de limitation de l’empreinte carbone des mobilités invite à revoir les systèmes de valeurs et les imaginaires dominants : quel est notre rapport à la voiture (type de véhicule, possession, location, partage, …) ? quel usage de la route dans un contexte de décarbonation (usages prioritaires, partage de la voirie avec d’autres modes , …) ? qu’est-ce qu’une fiscalité juste ? quelle valeur donne-t-on à la mobilité et à l'immobilité ? comment penser un territoire agréable à vivre et favorable à la limitation de l’empreinte carbone de la mobilité ?
Les déplacements des Français ne peuvent être décarbonés d’ici à 2050 que si l’on accepte de repenser en profondeur la place de la mobilité dans les modes de vies et les territoires. Pour mettre en œuvre ce projet politique primordial, quatre leviers, jusqu’ici ignorés ou écartés, pourraient être actionnés.
Réunir un parlement où les citoyens définiraient la place qu’ils souhaitent accorder à la mobilité dans leurs modes de vie de façon à débattre de toutes ses implications (aménagement du territoire, santé, famille, travail, vie sociale).
Tenir compte de la diversité des modes de vie, des métiers et des territoires au regard de la mobilité en s’appuyant sur les travaux des ONG et des associations pour bâtir des politiques de déplacement adaptées.
Évaluer systématiquement l’impact social et environnemental des mesures préconisées, en amont et en aval de leur mise en œuvre. Par exemple, évaluer l’efficacité et l’équité du recours au signal prix.
Au plan national, admettre que la politique d’amélioration de la performance énergétique du carburant et des véhicules (avion, voiture, …) ne suffit pas pour diviser par 33 le volume des émissions de carbone des déplacements d’ici 2050. Pire, elle repousse dans le futur l’essentiel des actions à mener.
Toujours lui préférer l’évitement des déplacements carbonés, y compris aériens (vie en proximité, télétravail, marche, vélo, transports collectifs, train de nuit), ou à défaut, le déploiement des transports partagés (covoiturage, auto-partage, …).
Dans les territoires, missionner les Autorités Organisatrices des Mobilités pour mettre en place des appels d’offre multimodaux (marche, vélo, transports collectifs, covoiturage) afin de limiter l’empreinte carbone des déplacements, quel que soit le mode de transport utilisé.
Localement, pérenniser les aménagements mis en place à la sortie du confinement (réseau de larges voiries au profit du vélo, …) et favoriser l’apprentissage des façons alternatives de se déplacer (vélo, marche…).
Développer une politique industrielle transparente accompagnant économiquement et socialement les nécessaires transformations des secteurs aéronautique et automobile tout en étant plus indépendante des entreprises du secteur, surreprésentées dans les instances actuelles de concertation.
Développer une filière de production de véhicules légers, en particulier pour les personnes dépendantes d’un véhicule motorisé, de cycles (vélos électriques, vélos cargos, …), de transports collectifs à hydrogène.
Déconstruire l’imaginaire de la voiture (liberté, vitesse, puissance, …) au profit d’imaginaires alternatifs plus modernes de la mobilité (bien-être, santé, convivialité, sensorialité). Par exemple, en interdisant la publicité pour les véhicules les plus polluants.
Pour assurer la cohérence de la nouvelle politique, créer une direction interministérielle à la mobilité coordonnant l’action des ministères concernés (santé, transports, aménagement du territoire, …).
Dégager les collectivités locales d’une mise en concurrence pour obtenir des financements de l’État, leur attribuer un budget pérenne pour mener des politiques de transition locales et déployer les expérimentations dont les résultats sont probants.
Mettre en place des indicateurs favorables aux déplacements sans émission de carbone : compte carbone pour les individus et les entreprises, coût réel de la voiture individuelle, bénéfices pour la santé de la marche et du vélo, …
1 Comme le fait le Forum Vies Mobiles depuis bientôt 10 ans.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xExercice d’une activité salariée hors des locaux de l’entreprise, à domicile ou dans un lieu tiers pendant les horaires de travail habituels et nécessitant d’avoir accès à des outils de télécommunication.
En savoir plus xLes mesures de confinement instaurées en 2020 dans le cadre de la crise du Covid-19, variables selon les pays, prennent la forme d’une restriction majeure de la liberté de se déplacer durant un temps donné. Présenté comme une solution à l’expansion de la pandémie, le confinement touche tant les déplacements locaux qu’interrégionaux et internationaux. En transformant la spatio-temporalité des modes de vie, il a d’une part accéléré toute une série de tendances d’évolutions préexistantes, comme la croissance du télétravail et des téléachats ou la croissance de la marche et de l’utilisation du vélo, et d’autre part provoqué une rupture nette dans les mobilités de longue distance. L’expérience ambivalente du confinement ouvre sur une transformation possible des modes de vie pour le futur.
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