Nouveaux usagers, développement des activités, report modal… la gratuité des transports collectifs testée à Dunkerque, une ville qui compte près de 200 000 habitants, pourraient inspirer des agglomérations comme Paris et faire vaciller certaines idées reçues. Maxime Huré, Maître de conférence en science politique à l’université de Perpignan nous explique pourquoi.
Avec un collectif de jeunes chercheurs sociologues, géographes, nous avons souhaité réaliser une enquête approfondie concernant le passage à la gratuité des transports collectifs à Dunkerque. Dunkerque qui a déjà expérimenté les transports collectifs gratuits le week-end, et qui s’apprête donc à passer à la gratuité totale des transports collectifs. Alors quels sont les premiers enseignements que l’on pourrait tirer de cette recherche réalisée à Dunkerque donc le week-end, qui va concerner à l’heure actuelle, uniquement la mobilité de loisir, puisque le week-end ce sont essentiellement des déplacements de loisir qui sont réalisés par les usagers ?
Première conclusion : depuis le passage à la gratuité des transports collectifs, on a une diminution des dégradations et des actes d’incivilité dans les bus. Ce qui est paradoxal vu qu’on a augmenté la fréquentation du réseau de bus de manière relativement significative, puisque le samedi on a eu une augmentation de 29% de fréquentation dans les bus, et puis le dimanche de 78% d’augmentation de fréquentation. Ce qui correspond en fait à environ, si on fait une moyenne par jour, à plus 5000 voyageurs par jour dans les bus de Dunkerque.
Alors évidemment cette augmentation de la fréquentation s’est accompagné de nouveaux usagers qui se sont mis à utiliser le bus. Quels sont ces nouveaux usagers, en tout cas tel qu’on a pu les observer dans le bus ? Il y a tout d’abord, effectivement, un public de personnes en grandes difficultés sociales, précaires on va dire, qui se sont mis à utiliser le bus parce qu'il était gratuit. On a également un public de jeunes, on va dire 16-25 ans, qui s’est également mis à utiliser le bus le week-end de manière plus intensive, notamment en mentionnant la plus grande liberté qu’offrait la gratuité des bus pour ces jeunes et pour leur activité récréative le week-end, comme se rendre au cinéma ou rejoindre des copains en centre-ville. Mais on a également, et c’est ça peut-être l’enseignement le plus intéressant par rapport à la sociologie des nouveaux usagers des bus à Dunkerque, on a également des personnes âgées – souvent des personnes âgées isolées – qui vont prendre le bus uniquement pour sortir, pour prendre l’air, pour redécouvrir leur ville comme ils ont pu nous le dire dans des entretiens, et pour également retisser des liens sociaux à la fois dans le bus parfois, ce qui est étonnant, et puis à la fois avec leur réseau d’amis et de famille.
Et puis on a un public de familles qui là, c’est quelque chose de très intéressant, qui vont se mettre à prendre le bus en lâchant leur voiture. Pourquoi ? Parce que lorsqu’ils venaient en centre-ville le week-end avec leur voiture, ils étaient contraints par le stationnement notamment automobile. Donc il faut payer, on a des horaires contraints… La gratuité du bus va les affranchir de cette contrainte horaire et de stationnement qui représente aussi un coût. Et donc on a un public familial qui va de nouveau prendre le bus pour des activités de loisir le week-end. Ce public familial qui abandonne la voiture le week-end pose la question du report modal entre la voiture et les transports collectifs. Ce qu’il faut bien noter c’est qu’à Dunkerque la voiture est très largement dominante dans les déplacements puisqu’elle représente 67% du total des déplacements.
Ce qu’on a pu observer à travers un questionnaire qui a été adressé à environ 400 personnes c’est que 67% des usagers, des nouveaux usagers du bus, ont abandonné leur voiture pour se rendre dans le centre-ville de Dunkerque le week-end, ce qui est très significatif. 33% ont abandonné la marche, j’ai envie de dire, ou sont passés de la marche aux transports collectifs, aux bus, et environ 15% sont passés du vélo aux transports collectifs, sachant que c’était une question à réponses multiples puisqu’on pouvait, dans ses déplacements, évidemment, choisir l’intermodalité donc utiliser plusieurs modes de déplacement. Donc premier enseignement, le week-end en tout cas, c’est qu’on s’aperçoit qu’il y a un report modal relativement significatif de la voiture vers les transports collectifs
Alors pour quelles activités finalement ces nouveaux usagers se rendent-ils dans le centre-ville de Dunkerque le week-end ? Ce qu’on a observé c’est qu’il y a une sur-fréquentation des bus les week-ends de manifestations relativement importantes organisées par les pouvoirs publics Dunkerquois. Notamment on peut penser au carnaval de Dunkerque mais on peut penser à différentes manifestations, salons, organisés dans le centre-ville. Ce qu’on peut déjà donner comme tendance aussi c’est le retour des commerçants. On a réalisé une enquête auprès des commerçants qui étaient très réticents au départ au passage à la gratuité des transports collectifs, et qui sont plutôt contents aujourd’hui parce qu’ils sentent qu’il y a un frémissement dans la fréquentation de leurs commerces depuis la mise en place de la gratuité des transports collectifs. Alors c’est vraiment très difficile à évaluer pour le moment, il faudra évidemment beaucoup plus de recul, mais on essayera de voir si cette tendance se poursuit, se confirme dans une deuxième enquête que l’on va réaliser en 2018 et 2019 sur la mise en place de la gratuité totale des transports collectifs à Dunkerque, même si cette tendance dépend évidemment de contextes on va dire plus généraux, du dynamisme économique de l’agglomération de Dunkerque, et puis du dynamisme économique en France.
Premièrement ce qu’on peut interroger, et ce sur quoi on s’est interrogé, c’est que finalement on peut se dire que la gratuité des transports collectifs va avoir un impact sur les représentations et les relations entre les usagers et le service public. C’est important parce que le bus peut être considéré aujourd’hui, quand on regarde l’exemple de Dunkerque, comme un nouvel espace public. Un espace public, on va dire où parfois peut se développer de la convivialité, parfois des tensions, des tensions qui peuvent être liées à la sur-fréquentation de certaines lignes évidemment, mais on a un nouvel espace public qui émerge et qui est rendu possible aussi grâce à cette gratuité.
Ce qu’on observe également c’est que la représentation du bus à Dunkerque va évoluer. Il est aujourd’hui synonyme de liberté, tandis que le bus pour certains usagers peut être synonyme de contraintes : contraintes horaires, etc. Il est aujourd’hui devenu symbole de la liberté qui était, et qui est historiquement on va dire, une notion rattachée à l’automobile : c’est l’automobile qui s’est définie comme le symbole de la liberté, en tout cas dans la démocratisation de l’automobile au XXe siècle, et on se rend compte que le bus va progressivement se doter de ce qualificatif dans la bouche des usagers qui vont nous décrire ce que représente le bus pour eux aujourd’hui et la gratuité des bus.
On a également des retombées importantes en termes d’image, en termes d’image pour les villes qui passent à la gratuité. Ça c’est tout à fait notable à Niort : on a clairement le maire de Niort qui nous dit qu’aujourd’hui ses habitants sont fiers d’avoir un réseau de transport collectif gratuit, parce que ça leur permet de donner une image positive de leur territoire sur l’extérieur et de construire une sorte d’identité, de fierté, autour de cette politique publique. A Dunkerque on voit également des retombées en termes d’image tout à fait importantes, ne serait-ce que dans la diffusion médiatique de la politique publique, mais également dans ce sentiment de fierté des habitants de pouvoir disposer d’un bus gratuit et de pouvoir le vanter aussi à l’échelle nationale et à l’échelle internationale.
Première chose c’est qu’on va probablement, et je l’espère, voir se développer des recherches sur la question des évaluations. Des évaluations sur les effets de la mise en place de la gratuité des transports collectifs : à la fois sur les effets économiques, sur les effets en termes de fréquentation, de flux des usagers, sur les effets en termes de report modal, mais aussi sur les effets en termes de transformation des modes de vie.
Ce qu’on observe d’ores et déjà aujourd’hui c’est que ces villes qui ont mis en place la gratuité des transports collectifs essayent de s’organiser en réseaux, pour faire circuler leur expérience. Ça c’est tout à fait notable à l’échelle européenne : on a des villes qui vont être en tête-de-pont de ces réseaux, comme Dunkerque en France ou comme Tallinn en Estonie, qui veulent vraiment participer à diffuser cette politique publique, à diffuser cette idée, et à accompagner les villes qui réfléchissent aujourd’hui à passer à la gratuité totale de leur réseau. D’ailleurs un certain nombre de villes aujourd’hui réfléchissent à passer à la gratuité des transports collectifs. On a un certain nombre de collectifs d'habitants, d’associations, qui militent pour le passage à la gratuité des transports collectifs à Grenoble, à Amiens, à Lille… Mais on a aussi aujourd’hui de grandes villes comme Paris, avec un engagement d’Anne Hidalgo de réfléchir à la question de la gratuité des transports dans l’agglomération parisienne, ou en Allemagne puisque l’Allemagne, pour des raisons de pollution atmosphérique, va expérimenter dans 3 ou 4 villes la mise en place de la gratuité des transports collectifs.
Récemment la Maire de Paris a annoncé réfléchir à la question du passage à la gratuité des transports collectifs pour l’ensemble du réseau de transport parisien. Si Paris réfléchit à passer à la gratuité des transports collectifs c’est aussi qu’elle a des difficultés à faire diminuer le nombre de déplacements en automobile et à lutter contre la pollution atmosphérique.
Déjà depuis très longtemps, les économistes considéraient que cette gratuité des transports collectifs était possible uniquement dans les petites villes de 50 000 à 100 000 habitants. On voit bien qu’avec l’expérience de Dunkerque et de Tallinn, ce seuil est largement dépassé depuis, donc on peut imaginer tout à fait qu’une très grande ville choisisse de passer à la gratuité des transports collectifs. Et j’ai envie de dire : si Paris met en place la gratuité des transports dans son réseau, qui est extrêmement important, qui est extrêmement fréquenté, on peut se dire que l’ensemble des villes au monde pourrait quasiment passer à la gratuité des transports collectifs, parce que Paris aussi regroupe un certain nombre de problématiques qui vont être liées au financement du réseau, à la sur-fréquentation de certaines lignes, donc des problématiques tout à fait importantes qui sont courantes dans de grandes villes.
Ce qu’on peut dire c’est que cette réflexion doit se mener sur le long-terme : pour passer à la gratuité des transports collectifs c’est souvent très compliqué, même dans les petites villes, de le faire du jour au lendemain. Donc une telle mesure pourrait se penser à une échelle de 5, 10 voire 15 ans, parce qu’il faut aussi être en capacité de préparer budgétairement ce passage à la gratuité des transports collectifs, qui va être un cout relativement important, tout en sachant qu’il faut investir ensuite dans le réseau qui sera de plus en plus fréquenté. Première chose. Deuxième chose, lors du passage à la gratuité des transports collectifs on peut mener des expérimentations, et moi je suis plutôt sensible à conseiller aux villes d’expérimenter avant de généraliser. On pourrait très bien imaginer d’abord un passage à la gratuité des bus, gratuits, des bus parisiens gratuits, avant d’ouvrir le réseau du métro ou des tramways. Donc on pourrait aussi imaginer une gratuité partielle, pour un public ciblé. Je crois que la municipalité de Paris l’a déjà fait pour les personnes âgées. On pourrait l’étendre aux étudiants, à d’autres publics… Et puis à chaque fois évaluer ces expérimentations : c’est ça qui me semble être important. Et puis enfin on peut choisir, comme Dunkerque, de d’abord passer à la gratuité des transports collectifs le week-end, et ensuite à la gratuité des transports collectifs totale, la semaine et le week-end.
Une des difficultés dans le cas parisien c’est évidemment la question du financement. Là, plusieurs solutions sont envisageables, et je crois que les pouvoirs publics y réfléchissent. Il y a évidemment se servir aussi des contraintes qu’on a infligées à l’automobile depuis une vingtaine d’années pour financer l’ouverture gratuite du réseau parisien. Par exemple on peut imaginer qu’un péage urbain puisse voir le jour pour financer le transport collectif gratuit. On peut imaginer que le stationnement automobile, l’argent tiré du stationnement automobile, serve à financer l’ouverture du réseau.
Quoi qu’il en soit, ce qu’on observe, et ça va à l’encontre d’une idée reçue, c’est que lorsqu’on met en place la gratuité des transports collectifs, on investit encore plus dans les transports collectifs. Ça ne gèle pas l’investissement dans les transports. Pourquoi ? Parce qu’il y a plus d’usagers qui sont en demande donc d’une meilleure qualité du service. Et donc les pouvoirs publics sont incités à encore plus investir dans leur réseau de transport collectif, et c’est ce qui se passe à Dunkerque puisque Dunkerque, en plus d’ouvrir ses transports collectifs à l’ensemble de sa population gratuitement, va investir 65 millions d’euros sur l’ensemble du mandat pour créer de nouvelles lignes de bus en site propre, et mieux cadencer son réseau. Donc j’ai envie de vous dire que l’avenir des transports collectifs gratuits est plutôt porteur aujourd’hui. Je pense que ce sera en thème de campagne majeur en 2020 lors des élections municipales en France et puis dans d’autres pays.
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Pour citer cette publication :
Maxime Huré (26 Juin 2018), « L’avenir des transports collectifs gratuits : aujourd’hui Dunkerque, demain Paris ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 27 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/12475/lavenir-des-transports-collectifs-gratuits-aujourdhui-dunkerque-demain-paris
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