Mars 2016
C’est sur le bord d’une autoroute en construction que l’on retrouve Robert Smithson à qui l’on a consacré une première analyse dans un précédent billet. À quoi mène cette longue ligne de bitume que s’appliquent à dérouler les engins de chantier ? Que nous dit-elle de notre mode de développement ? Qu’est-ce qui nous pousse à la construire ?
L’artiste américain Robert Smithson a très vite acquis une profonde reconnaissance de la part de ses pairs explorant les premières voies d’un mouvement que le terme Land Art fera entrer dans l’histoire Sa présence au sein de l’exposition actuellement présentée au Centre-Pompidou Metz témoigne d’une influence encore très forte auprès de nombreux artistes contemporains et théoriciens de l’art 1. C’est sur le bord d’une autoroute en construction que l’on retrouve Robert Smithson à qui l’on a consacré une première analyse dans un précédent billet…
« Actually, if you think about tracks of any kind you’ll discover that you could use tracks as a medium. […]These tracks around a puddle that I photographed, in a sense explain my whole way of… going through trails and developing a network and then building this network into a set of limits 2. »
Notre propos se concentre sur l’« œuvre/narration » ou « sculpture narrative 3 » The Monuments of Passaic : une œuvre composée d’un texte associé à une série de 24 photographies, publiée pour la première fois dans la revue Artforum de décembre 1967. A partir de la fin des années 1966, le plus souvent accompagné par un groupe d’amis artistes, Robert Smithson effectue des expéditions, parfois à l’étranger, comme dans les ruines du Yucatan, en 1969, ou, aux États-Unis, sur des sites en transition, des aires, souvent dans les banlieues, portant les marques de l’entropie 4 que l’artiste voit en germe dans le développement du capitalisme moderne.
Passaic, dans le New Jersey, est un territoire que connaît bien l’artiste, pour y avoir grandi. Ce coin de banlieue se caractérise surtout par une route, bordée de commerces, et par ce vaste terrain vague où l’œuvre prend naissance, une ancienne carrière en bordure d’une voie rapide en construction. Robert Smithson place clairement son travail dans une dynamique, un déplacement qu’il s’attarde à nous décrire en détail, dès le début :
« Le samedi 30 septembre 1967, j’allai au Port Authority Building à l’angle de la 41e Rue et de la 8e Avenue. J’y achetai le New York Times et Earthworks, de Brian W. Aldiss 5, en livre de poche Signet. Ensuite, j’allai au guichet 21 et y demandai un aller simple pour Passaic. Puis je grimpai au niveau Autobus (travée 173) et montai à bord du 30 de l’Inter-City Transportation Co. »
« On Saturday, September 30, 1967, I went to the Port Authority Building on 41st Street and 8th Avenue. I bought a copy of the New York Times and a Signer paperback called Earthworks, by Brian W. Aldiss. Next, I went to ticket booth 21 and purchased a one-way ticket to Passaic. After that I went up to the upper bus level (plateform 173) and boarded the number 30 bus of the Inter-City Transportation Co 6. »
Il quitte New York jusqu’à cet arrêt qui nous semble, de prime abord, très surprenant : un terrain vague du New Jersey. Nous ne pouvons pas passer à côté de cet usage de la mobilité, par l’artiste, comme d’un instrument de laboratoire. En quittant New York grâce à la ligne de bus, il se décentre, il quitte la ville, mais il se quitte surtout lui-même, il quitte ses idées préconçues 7, l’influence et les déterminismes de la société, il se met en état d’accueillir une vision nouvelle, et en chemin, où s’arrête-t-il ? Précisément là où personne ne choisirait de s’arrêter : sur un lieu d’abandon, de chaos.
Sa pratique du déplacement doit être comprise comme une leçon de poésie, ou : comment faire naître une vision et un vocabulaire nouveaux ? Robert Smithson ignore où ses pas vont le mener, il ne part pas pour chercher quelque chose de précis, il part pour recevoir, recevoir en arpentant ce non-lieu à force de photographies, de métaphores, de jaillissements, visuel et verbal. Il crée, de la même façon que Jack Kerouac compose (rappelons que Smithson a été très proche pendant un temps des artistes de la Beat Generation) : ne pas chercher à débusquer une idée directement, mais tourner autour en laissant couler la parole, comme du free jazz 8. Et Smithson marche, et marche encore, il n’arrête pas de tourner, de suivre des lignes (comme des lignes musicales) et de les prolonger à l’extrême.
La figure de la ligne (ligne-cheminement) est essentielle chez Smithson. La mobilité, du reste, est-elle autre chose qu’un dessin ? On se souvient du trait sur le sable dont parle Barnett Newman : ligne pure, premier dessin de l’homme. L’auteur des Onements, féru d’« art premier », et Smithson lui-même, auraient certainement apprécié ces mots de Tim Ingold 9 :
« Nous [passons] notre vie, non seulement dans des lieux, mais aussi sur des chemins. Or les chemins sont en quelque sorte des lignes. C’est aussi sur des chemins que les individus se forgent un savoir sur le monde qui les entoure et le décrivent dans les histoires qu’ils racontent. […] Chez les Inuits, il suffit qu’une personne se mette en mouvement pour qu’elle devienne une ligne. Pour chasser un animal, ou retrouver quelqu’un qui s’est peut-être perdu, les Inuits tracent une piste linéaire dans l’étendue et se mettent en quête d’indices menant à une autre piste jusqu’à atteindre le but recherché. Le pays entier est donc perçu comme un entrelacs de lignes et non comme une surface continue 10. »
Par ce déplacement clairement marqué, Smithson trace la première ligne d’un dessin qu’il faut faire l’effort de construire soi-même, mentalement (on pourrait aussi bien s’amuser à le réaliser sur un papier, du reste), au fil du texte et des photos. Il relie d’un trait épais (premier trait) la verticalité de New York (deuxième trait), emblème par excellence d’un modèle économique qui se veut triomphant, à l’horizontalité (troisième trait) du site désaffecté de Passaic, une horizontalité qui cède vite le pas à une verticalité inversée (quatrième trait – pardon de ce didactisme que j’abandonnerais ici, mais qu’il faudrait poursuivre…) quand Smithson nous dit que les ruines que nous voyons ne sont pas celles du passé, mais les ruines à venir du monde que l’on est en train de fabriquer, d’un système qui tend intrinsèquement vers sa propre entropie.
Le processus créatif de Smithson grandit au sein d’un déplacement continu, un déplacement physique qui se double (et c’est indissociable) d’un déplacement dans le temps (le passé, mais aussi, comme dans un roman de science-fiction, l’avenir). Le déplacement fait voir, parce que le déplacement permet justement de relier un sol à la ligne temporelle de son histoire révolue et de son destin.
Le contexte du milieu des années 1960 est important pour comprendre le rapport de Smithson à la mobilité. Robert Hobbs nous en donne un aperçu :
« Au cours de cette décennie, aux États-Unis, l’inauguration d’un vaste réseau autoroutier et l’exploration de zones situées au-delà de la stratosphère terrestre révolutionnèrent le concept d’espace. […] Les autoroutes – ou "superhighways" comme on vient à les appeler – balafrèrent le paysage américain et exposèrent les fibres mêmes de l’écorce terrestre, ses synclinaux et ses anticlinaux, et la rugosité de ses strates rocheuses. Rouler sur une quelconque super-autoroute signifia aller nulle part. Même en avançant, on sembla rester immobile. Par-delà le pare-brise défilaient une série de clichés visuels, paysage d’une monotonie imperturbable : toujours les mêmes stations-service, les mêmes aires de repos, les même carrefours en trèfle, les mêmes motels. […] Ces autoroutes constituèrent donc une sorte de couloir bitumé contractant visuellement l’Amérique qui avait semblé jusqu’alors s’étendre à l’infini. […] L’exploration de l’espace cosmique a aussi rétréci l’infini, mais cette fois-ci pour en faire un vide "congelé". […] Bien qu’étant un vide, l’espace n’était ni ouvert, ni libre – ce n’était pas un autre Far West, encore plus vaste, attendant d’être conquis. […] Dans l’imaginaire de la fin des années cinquante et pendant les années soixante, l’homme, dans l’espace, apparaissait immobile et sans défense. Pour cette raison, espace devint synonyme de nulle part 11. »
L’effervescence autour de la conquête de l’Ouest, de ces voies ferrées qui ouvraient des territoires d’aventures et de possibles, qui avançaient à la faveur des rêves d’une humanité qui voulait construire une société plus juste, proclamant les valeurs du Nouveau-Monde, modèle auto-proclamé pour toute l’humanité, désormais, ces voies que l’on construit ne mènent plus nulle part, nous dit Smithson, ou plutôt, il en fait l’expérience, elles mènent à un modèle de développement qui dissimule tant bien que mal ses propres ruines en puissance, son cataclysme prochain.
On ne se déplace plus pour jeter les fondations d’une société nouvelle, on ne construit plus une autoroute pour un idéal de liberté, de justice, d’épanouissement, mais pour répondre aux dictats d’un système qui exige toujours plus d’efficience pour toujours plus de rentabilité, qui standardise et stérilise le paysage, un système qui court à sa perte. L’objectif a viré de bord, passant du cap de l’existence à celui d’une économie désincarnée. Et Smithson, emblème ici du Wanderer 12 romantique, cache derrière un humour ironique sa mélancolie au sein d’un monde aussi désenchanté. La cicatrice de Passaic qu’il brandit sous nos yeux nous demande en criant vers quel or la société moderne se rue désormais.
Robert Smithson était un grand lecteur, et l’on sait qu’il affectionnait particulièrement l’auteur de Science-fiction J.G. Ballard 13. De nombreux parallèles peuvent être dressés entre son œuvre et celle de l’écrivain. Dans la nouvelle Voices of time, de 1960, Ballard faire reprendre au scientifique Powers la construction d’un « mandala », idéogramme géant en béton sur un lac salé, qui n’est pas sans rappeler l’œuvre emblématique de Robert Smithson, Spiral Jetty, réalisée sur le Grand Lac Salé, dans l’Utah, en 1970. On retrouve dans la nouvelle de Ballard l’idée de routes (ici, voyages célestes), vidées de toute destination :
« Longue discussion sur le groupe Mercury. Il est convaincu qu’ils ont refusé délibérément de quitter la lune […] Ils ont été avertis par les mystérieux émissaires d’Orion que l’exploration de l’espace profond était sans but, qu’ils arrivaient trop tard car la vie de l’univers est virtuellement terminée 14!!! »
Peut-on voir une incarnation de ces voies de communication, autoroutes, lignes de bus, dans ce chemin en spiral que constitue, par exemple, Spiral Jetty ? Un chemin qui ne mène nulle part, qui tourne sur lui-même jusqu’à ce que tout s’arrête (le trou noir au terme de la spirale) et tout meurt, point de « cristallisation » ultime :
« En cette extrémité, il [Robert Smithson, marchant sur Spiral Jetty] se tient quelques instants, semblant attendre on ne sait trop quoi – peut-être cette cristallisation […] dont sont victimes la forêt et les personnes qui s’y aventurent dans le roman de J.G. Ballard The Crystal World (La Forêt de cristal, 1966) qui, à sa parution, enthousiasma un Smithson épris de cristallographie 15. »
La montée des eaux du Grand Lac Salé, au fil des ans, a d’ailleurs anéanti l’œuvre Spiral Jetty, comme si les processus naturels eux-mêmes avaient voulu attester l’entropie moderne, incarnée par l’autoroute sans but à côté de laquelle Smithson se promène, à Passaic, le chemin, sans but, de la « jetée en spirale ».
« Les grandes spirales sont en train de se disloquer, et elles disent adieu 16. »
Crédit photo : "Robert Smithson, Asphalt Rundown, Rome, Italy 1969 © Adagp, Paris2015 et Art © Holt-Smithson Foundation/ ADAGP, Paris, 2015 pour Robert Smithson"
1 Centre Pompidou Metz, Sublime. Les tremblements du monde, du 11
février au 5 septembre 2016. Commissariat : Hélène Guenin, responsable du pôle Programmation au Centre Pompidou-Metz, assistée par Hélène Meisel, chargée de recherches au Pôle Programmation, Centre Pompidou-Metz2 Robert Smithson, Earth, symposium at White museum , Cornell University, 1970, in The Writings of Robert Smithson , Essays with illustrations, Edited by Nancy Holt, designed by Sol LeWitt, New York University Press, New York, 1979, p. 162.
3 « Narrative work of art » et « narrative sculpture » : expressions utilisées par Robert Hobbs in « Robert Smithson, Articulator of Nonspace », Robert Smithson : Retrospective, catalogue de l’exposition A.R.C – Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, The Herbert F. Johnson Museum of Art, Cornell University, 1982, p. 13 et 19.
4 Entropie est un terme utilisé par Robert Smithson. Rappelons-en la définition : « Entropie : du grec entropia « retour en arrière » - Phys. En thermodynamique, Fonction définissant l’état de désordre d’un système, croissante lorsque celui-ci évolue vers un autre état de désordre accru. » in Le Petit Robert, 2013.
5 L’action du livre se passe sur une terre rendue inhabitable par la présence dans le sol épuisé de quantités invraisemblables de produits chimiques : "la surface du sol est devenue pour ainsi dire aussi peu accueillante que celle de Mars." Dans le cadre d’un projet planétaire d’assainissement, les mers sont sillonnées par des cargos géants acheminant du sable africain destiné à être transformé en terre. Dans le cadre des conditions catastrophiques et imprévisibles gouvernant son époque, le héros doit prendre une décision quant à "l’action désespérée qui seule assurera le rachat du monde à l’agonie" (Kay Larson, « Les Excursions géologiques de Robert Smithson », in Robert Smithson, le Paysage Entropique, 1960 – 1973, catalogue d’exposition, Musées de Marseille, RMN, 1994, p. 42).
6 Robert Smithson, « Une visite aux monuments de Passaic, New Jersey », in Robert Smithson, le Paysage Entropique , 1960 – 1973, catalogue d’exposition, Musées de Marseille, RMN, 1994, p. 180.
7 Cf. le processus de création décrit par Gilles Deleuze à partir notamment de la peinture de Francis Bacon.
8 Jack Kerouac, Principes de Prose Spontanée : « MISE EN PLACE – L’objet est placé devant l’esprit, soit dans la réalité, comme dans l’esquisse (devant un paysage ou une tasse de thé ou un vieux visage), soit dans la mémoire où il devient l’esquisse faite de mémoire d’une image-objet déterminée. […] CŒUR DE L’INTERÊT – Commence non pas à partir d’une idée préconçue de ce qu’il y a à dire sur l’image, mais du joyau cœur de l’intérêt pour le sujet de l’image au moment d’écrire et écris dehors en nageant dans la mer du langage en direction du relâchement périphérique et de l’épuisement… », in Kerouac, Sur la Route et autres romans, Quatro Gallimard, Paris, 2003, p.699
9 Anthropologue anglais, auteur notamment de *Being Alive: Essays on Movement, Knowledge and Description *, Routledge edition, London, 2011.
10 INGOLD Tim, Une brève histoire des lignes, Éditions Zones Sensibles, Bruxelles, 2011, cité in Une brève histoire des lignes , Catalogue d’exposition, 2013, Centre Pompidou Metz.
11 Robert Hobbs « Robert Smithson, Articulator of Nonspace », in « Robert Smithson, Articulator of Nonspace », Robert Smithson : Retrospective, catalogue de l’exposition A.R.C – Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, The Herbert F. Johnson Museum of Art, Cornell University, 1982, p. 12.
12 L’errant, le voyageur : figure centrale du romantisme allemand.
13 « Les ressemblances entre la vision de Smithson et celle de J.G. Ballard ont déjà été constatées. […] Les nouvelles publiées par Ballard au début des années 60 évoquent un monde post-apocalyptique peuplé de quelques rares survivants : un monde qui glisse inexorablement vers sa condition d’origine, vers un état primordial où les rêves de progrès ne subsistent plus que sous la forme de résidus. » James Lingwood, « L’Entropologue » in Robert Smithson, le Paysage Entropique, 1960 – 1973, catalogue d’exposition, Musées de Marseille, RMN, 1994, p. 34.
14 J.G Ballard, Les Voix du temps (1960), in Nouvelles complètes, vol.1 (1956 – 1962), 2008, p. 317.
15 Commentaire du film Spiral Jetty réalisé par Robert Smithson par Michel Gauthier in Les promesses du zéro, Les presses du réel , Collection Mamco, Genève, 2009, p. 15.
16 J.G Ballard, Les Voix du temps (1960), in Nouvelles complètes, vol.1 (1956 – 1962), 2008, p. 324.
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