Septembre 2013
Ce billet de Café Braudel est le second et dernier de ceux que je voulais consacrer au capitalisme et à l’action collective dans l’œuvre de John Urry, un des universitaires qui a plaidé avec le plus de conviction pour un « mobilities turn » dans les sciences sociales. Dans le billet précédent, j’ai présenté l’un des ouvrages fondamentaux d’Urry, The End of Organized Capitalism (1987), et j’ai souligné la persistance de l’intérêt porté à l’action collective dans toute son œuvre, et plus spécifiquement dans ses travaux de sociologie de la mobilité. Le billet actuel sera consacré à Economies of Signs and Space, un autre livre important, publié sept ans après, qui continue à développer le discours amorcé dans le livre précédent. Du point de vue des mobilités, il est important de considérer les deux ouvrages ensemble parce qu’ils illustrent un changement de perspective dans l’étude de la société, passant d’une analyse comparative des sociétés nationales dans le premier ouvrage à une « sociologie des flux mondiaux » dans le second.
Economies of Signs and Space (1994) constitue une suite de The End of Organized Capitalism (1987) : il prend comme point de départ l’accélération de la circulation d’argent, de personnes, d’objets, d’informations et d’images qui a contribué à la « désorganisation » du capitalisme dans les pays autour de l’Atlantique nord. Contrairement au pessimisme de bien des analystes qui voient dans ces flux l’expression, ou le catalyseur, de la croissance de la consommation, de la banalisation de la culture et de l’érosion des lieux, des environnements et des communautés, Lash et Urry trouvent qu’il y a des raisons de se montrer plus optimiste. Ils considèrent que nombre de ces changements associés à la globalisation sont certes nuisibles pour l’épanouissement humain, mais, à la différence d’autres analystes de la société, ils croient que les flux mondiaux peuvent aussi ouvrir des espaces permettant à des individualités plus progressives et plus cosmopolites de se développer. À leurs yeux, ces flux ne font pas qu’éroder la vie sociale, ils la structurent également. Les réseaux d’information et de communication notamment constituent la base de ce que Lash et Urry, faisant référence à des discussions spécifiques en sociologie, appellent « réflexivité » et de la formation de nouvelles « communautés » (réflexives) ou de nouvelles formes d’association dans les sociétés contemporaines. Il est utile d’interrompre ici le fil du discours pour expliquer ce que les auteurs entendent par réflexivité.
La thèse de la modernisation réflexive
La thèse de la modernisation réflexive affirme qu’il y a un processus de réflexion inhérent à la modernisation, processus par lequel la modernité réfléchit sur elle-même (voir Beck et al. , 1994). Pour certains groupes sociaux au moins, au fur et à mesure que se modernisent les sociétés, l’identité individuelle devient toujours plus une identité réflexive : les sujets subissent de moins en moins les contraintes des conventions sociales et culturelles quand il s’agit de définir leur identité propre et leurs visions du monde. Cela représente un changement significatif par rapport aux phases pré-modernes, ou des débuts de l’ère moderne, des sociétés occidentales. Alors que, au cours des époques pré-modernes, les individus venaient au jour dans un ordre naturel déjà constitué, dans un monde de traditions où les normes et les valeurs avaient un contenu moral contraignant, dans l’ère de la modernité, ils sont obligés de faire des choix dans des sphères toujours plus nombreuses de la vie quotidienne à mesure que les structures sociales traditionnelles (les classes, la famille, la religion, etc.) perdent progressivement leur statut d’autorités légitimes.
Le processus de « dé-traditionalisation » est un des bouleversements structuraux par lesquels les actions individuelles se trouvent relativement libérées de la structure. Il s’agit d’un processus dans lequel les sensibilités ou les visions du monde des sujets singuliers sont déconnectées des structures et des institutions traditionnelles et deviennent réflexives en développant une position critique à l’égard de la modernité elle-même. C’est un processus au cours duquel les gens acquièrent une capacité toujours plus élaborée à interpréter l’évolution de leurs environnements sociaux et naturels et de ceux des autres. Mais ce processus n’implique pas que la structure sociale perde son importance comme condition d’existence pour cette nouvelle sensibilité. Une des thèses centrales d’ Economies of Signs and Space est que l’affaiblissement des structures sociales ne se traduit pas par une absence de structure mais qu’elle est compensée par ce que Lash et Urry appellent les structures et les mobilités d’information et de communication, par toute une série de flux en réseaux véhiculant différents types d’objets, de corps et d’informations (de signes) dans le monde entier.
Les sociologues Ulrich Beck (1992) et Anthony Giddens (1991) ont décrit la modernisation réflexive comme un processus d’autocontrôle reposant sur un plus grand accès au savoir qui circule grâce aux structures d’information et de communication. Mais au-delà de cette forme cognitive et rationnelle de réflexivité, Lash et Urry identifient une autre source importante de la sensibilité moderne ou du « moi » moderne. Les flux des structures informationnelles et communicationnelles ne transportent pas seulement du savoir (usage conceptuel des signes) mais aussi d’autres types d’informations comme des images, des sons, des récits (usage mimétique des signes), qui constituent le fondement d’une réflexivité esthétique. L’expérience que les individus ont du monde n’est pas seulement médiatisée par des instruments cognitifs, elle l’est aussi par des biais esthétiques. Pour Lash et Urry, les flux mondiaux d’informations, de corps et d’objets exercent une influence toujours plus grande sur les habitudes quotidiennes, les identités et le répertoire d’émotions à travers lequel une personne est en contact avec le monde. C’est pourquoi les actions et les subjectivités humaines doivent être comprises dans leurs relations avec les mondes matériels et technologiques dans lesquels vivent les agents. Cette thèse a été ultérieurement développée par John Urry en collaboration avec Anthony Elliott dans leur livre Mobile Lives (2010).
Il est important de noter que les réseaux d’information et de communication ont aussi eu des effets structurants sur l’économie. Lash et Urry proposent le concept d’« accumulation réflexive » pour mettre en valeur le fait que dans le capitalisme désorganisé, le savoir, l’information et la culture constituent de plus en plus la base de la croissance économique, que les économies sont toujours davantage des économies de services et que la culture et l’esthétique informent la production autant que la consommation. C’est là une différence capitale avec The End of Organized Capitalism où la culture n’intervient que dans le dernier chapitre et où elle joue un rôle plutôt restreint dans l’analyse (elle est conçue comme un domaine indépendant, mis en relation avec l’économie seulement par l’intermédiaire des modèles de consommation de la « service class »). Comme on vient de le relever, dans Economies of Signs and Space , la culture est considérée comme quelque chose qui imprègne l’économie, celle-ci étant elle-même comprise dans une large mesure comme une économie culturelle, une économie de signes (informations, images, symboles).
Pour résumer, Lash et Urry soutiennent que cette même mobilité qui a contribué à désorganiser le capitalisme a également eu des effets structurants, que les flux ne font pas qu’éroder les structures sociales et économiques, mais qu’ils constituent aussi la base de nouvelles formations sociales et économiques.
D’un point de vue conceptuel, Economies of Signs and Space conjugue une sociologie de la réflexivité avec une « sociologie des flux mondiaux » :
À la différence de The End of Organized Capitalism qui présentait une analyse comparative des changements sociaux et structurels dans différentes nations, ce livre est un essai d’analyse sociale internationale. Mais si notre sociologie des flux a visé la constitution d’un « nous » global [cosmopolitisme], la sociologie de la réflexivité, c’est-à-dire de réflexivité esthétique ou herméneutique, a visé les possibilités de versions locales de ce « nous » [identités locales]. (1994, p. 315)
En associant ces deux types de sociologies, Lash et Urry établissent un dialogue avec d’autres penseurs de la globalisation : Ulrich Beck, Anthony Giddens et Manuel Castells. Le dialogue avec les deux premiers est tout à fait explicite dans la discussion sur la modernisation réflexive. Le dialogue avec le troisième est moins explicite, il tourne autour de l’usage des concepts de flux et de réseau que l’on trouve également dans le livre de Castells, Informational City (1989). Ces deux types de sociologie sont rapprochés grâce au terme de « réflexivité esthétique » qui joue un rôle essentiel dans leurs analyses.
Flux, classes et inégalités
L’accès à ces flux qui sont la base structurelle de la réflexivité est également important pour déterminer la position que l’on occupe sur l’échelle sociale. Les personnes et les lieux qui sont déconnectés de ces réseaux de flux sont laissés en arrière, exclus des ressources (ou des capitaux) culturelles et économiques importantes, prisonniers de la couche inférieure de la nouvelle structure de classes à l’ère de la globalisation :
[…] l’accès aux réseaux d’information et de communication, qui sont des conditions de la réflexivité, est un élément essentiel pour déterminer la position de classe. Les « zones sauvages » où les lignes, les flux et les réseaux sont très clairsemés, ont tendance à être là où l’on trouve les classes inférieures, ou tout au moins le dernier tiers de ces « sociétés des deux tiers ». C’est-à-dire que c’est l’emplacement occupé dans le « mode d’information » plutôt que dans le « mode de production » qui est le facteur décisif pour la position de classe. De manière analogue, les centres des villes mondiales dont les connexions aux réseaux sont exceptionnellement denses tendent à se trouver là où sont surtout situées les couches supérieures de la nouvelle bourgeoisie de l’information d’aujourd’hui. (Lash et Urry, 1994, p. 319)
Résumé succinct des intentions d’ Economies of Signs and Space
Dans la citation suivante, Lash et Urry développent les intentions de leur livre :
Dans ce livre, nous nous sommes efforcés de repenser les catégories à l’aide desquelles on étudie les sociétés contemporaines. Il y a un certain nombre d’innovations conceptuelles qui impliquent de réorganiser une bonne partie des bases conventionnelles des sciences sociales occidentales.
Nous avons relevé dans le chapitre précédent que l’élément central de cette science sociale a été l’étude de « sociétés » dont on considérait que les caractères spécifiques dérivaient, pour chacune d’elles, d’une relation particulière avec la nation et l’État. On pensait que les membres d’une société partagent une communauté particulière de destins, qu’ils sont gouvernés par un État soumis à des devoirs et à des responsabilités et garantissant certains droits. Quand on analyse de telles « sociétés », on suppose que la plupart des aspects de l’existence de ses membres sont déterminés par des facteurs endogènes de la société ; et qu’on peut faire une distinction assez claire entre ces facteurs endogènes et ceux qui sont extérieurs. C’était la formulation élaborée dans les pays de l’Atlantique nord, puisque c’est principalement là qu’il y a eu des sociétés nationales qui avaient la prétention de croire qu’elles pouvaient en quelque sorte se gouverner elles-mêmes. Et de manière analogue, une science sociale dynamique centrée sur le concept de sociétés relativement autonomes est née dans ces sociétés […].
Nous sommes devenus de nos jours un peu plus sages. Les problèmes du développement économique et social qui concernent la large majorité de la population mondiale révèlent qu’on ne peut pas parler d’auto-détermination ni d’autonomie. En outre, l’émergence étonnante de problèmes environnementaux à l’échelle mondiale qui ne connaissent aucune frontière nationale, de « sociétés de risque », ont montré qu’on assiste en un sens à une « fin du social ». Nous entendons par là la fin des sociétés avec des « structures sociales » déterminées de manière endogène. Dans ce livre, nous avons analysé les processus qui ont déconstruit de telles sociétés déterminées de manière endogène. Mais cette fin du social a elle-même été provoquée par quelques processus exceptionnellement puissants. Le concept que nous avons adopté pour analyser ces processus est celui de flux. Comme l’affirme Castells : « Il y a un changement, de fait, depuis le caractère central des organisations vers le réseau d’information et de décision. En d’autres termes, les flux sont devenus, à la place des organisations, les unités de comptabilité du travail, des décisions et de la production ». (Lash et Urry, 1994, p. 320)
L’une des critiques adressées à Economies of Signs and Space fut que, si le plaidoyer pour une sociologie des flux et des réseaux mondiaux semble convaincant, le livre néglige en fait d’élaborer les innovations méthodologiques nécessaires. Pendant les années 2000, une bonne partie des travaux d’Urry a été consacrée à développer les instruments, à la fois conceptuels et méthodologiques, pour une sociologie des flux mondiaux, particulièrement autour de la notion de « systèmes de mobilité ». Parmi les textes majeurs développant ces instruments pendant cette décennie, mentionnons Sociology beyond Societies (2000), Global Complexities (2003) « The New Mobilities Paradigm » (article de revue écrit en collaboration avec Mimi Sheller, 2006), Mobilities (2007) et Mobile Lives (2010).
Pour conclure, l’objectif de ces deux billets consacrés aux travaux de John Urry était triple. Il s’agissait premièrement de montrer comment ses idées initiales sur les mobilités sont issues de ses réflexions sur les dynamiques spatiales du capitalisme. J’ai voulu ensuite mettre en évidence la permanence de son intérêt pour l’action collective ainsi que le caractère central de ce problème dans sa sociologie des mobilités. En troisième lieu, j’entendais illustrer un changement dans l’analyse qui fait passer de l’étude comparative des sociétés nationales à une sociologie des flux mondiaux. Peu de livres vieillissent bien. Ces deux-là, âgés respectivement de 26 et de 20 ans, présentent sûrement certains aspects dépassés. Mais en les lisant de nos jours, après la Grande Récession et en un moment où nous sommes confrontés à une crise écologique et énergétique imminente, on a l’impression que, comme un bon vin, leur qualité s’est accrue avec le temps.
Bibliographie
Beck, U. (1992) Risk Society . London, Sage.
Elliott, A. and Urry, J. (2010) Mobile Lives . London, Routledge.
Giddens, A. (1991) Modernity and Self-Identity. Cambridge, Polity.
Sheller, M., Urry, J. (2006) The New Mobilities Paradigm, Environment and Planning A, 38: 207 – 226
Urry, J. (1987) The End of Organized Capitalism . Oxford, Polity.
Urry, J. (1994) Economies of Signs and Space . London, Sage.
Urry, J. (2000) Sociology Beyond Societies . London, Routledge.
Urry, J. (2003) Global Complexities . Oxford, Polity
Urry, J. (2007) Mobilities . Oxford, Polity.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
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