Décembre 2015
Fernand Braudel est souvent cité dans les études sur les mobilités, mais il est rare qu’on tire vraiment parti de ses travaux. Son œuvre situe pourtant le mouvement au cœur de la vie sociale, économique et politique.
Considéré comme un des historiens les plus novateurs du xxe siècle, Fernand Braudel (1902–1985) aurait-il aussi été un précurseur des études sur la mobilité ? Il faudrait bien plus qu’un billet de blog pour répondre correctement à cette question. Je me contenterai d’esquisser ici la genèse de son grand livre, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1949 – sous forme abrégée : La Méditerranée). Ce livre merveilleux peut être lu à plusieurs niveaux, entre autres comme un texte donnant un des premiers exemples d’une approche qui dépasse les frontières entre disciplines et met en évidence le caractère essentiel du mouvement dans la vie.
La Méditerranée était la thèse de doctorat de Braudel, mais lorsqu’il commence à y travailler, en 1927, il l’envisage d’une tout autre façon. Son objet initial, Philippe II et sa politique méditerranéenne, était un sujet qui correspondait tout à fait aux normes de l’histoire diplomatique française, à savoir l’étude des relations entre entités politiques d’une part, et acteurs et événements politiques clefs de l’autre. Mais le travail de recherche de Braudel allait progressivement s’éloigner de cette histoire officielle. Celle-ci ne pouvait en effet rendre compte de la complexité des échanges commerciaux qui, selon lui, étaient étroitement liés à l’évolution des formes de conflits armés. Ces échanges et mouvements quotidiens suivaient des temporalités et des rythmes que l’histoire politique était incapable de saisir. Au début des années 1930, il ne s’agissait là néanmoins que d’une vague intuition présente dans ses premières publications.
Le séjour de trois ans que Braudel passa à l’Université de São Paulo (de 1935 à 1937) constitua une phase décisive dans la maturation de ses idées. Le Brésil laissa une empreinte durable sur sa vision des choses. Le pays était en train de vivre de profondes transformations et offrait un contraste frappant entre les rythmes lents des sociétés traditionnelles et les rythmes accélérés des élites économiques et culturelles, séduites par le progrès technologique. Braudel se trouvait face à une société avec plusieurs temporalités, où des siècles différents coexistaient dans un même présent. Cette constatation allait devenir un centre d’intérêt constant de ses futurs écrits. « Mon grand problème », faisait-il remarquer plus tard, « le seul problème que j’avais à résoudre était de montrer que le temps progresse à des vitesses différentes ». La Méditerranée présente entre autres un exemple concret de ce problème en évoquant la tension entre le déterminisme et l’action humaine pour expliquer la fragilité et la persistance des villes et des routes de commerce.
Le Brésil a également fourni à Braudel le temps et le loisir nécessaires pour étudier des milliers de documents qu’il avait enregistrés avec son appareil photo dans les archives d’Espagne, d’Italie et de Croatie. Sa thèse, on l’a dit, portait à l’origine sur Philippe II et sa politique en Méditerranée. Peu à peu, à mesure que ces documents commençaient à former une image cohérente, la Méditerranée comme « espace-mouvement » s’est imposée d’elle-même comme le thème dominant. Plutôt que de se concentrer sur l’homme, Braudel écrivit sur les circonstances, sur le théâtre dans lequel le roi d’Espagne exerçait son pouvoir – théâtre dont la scène était formée par un réseau complexe et vivant de routes de voyage et de commerce.
S’asseoir aux côtés de Philippe II et reprendre ses papiers, c’est jauger sans fin cet espace intermédiaire de la France, connaître son équipement postal, les routes où il y a et celles où il n’y a pas de relais ; enregistrer, dans le mouvement des courriers, les interruptions qu’imposent de-ci de-là nos Guerres de Religion ; en mesurer l’étendue, la durée, la gravité relative ; apprendre par surcroît les détours des routes de l’argent, spécialement des lettres de change vers les relais des places boursières… Pour un État, au vrai, il n’y a pas une, mais dix luttes contre l’espace… (I, 341)
Braudel comparait l’empire de Philippe II à « une entreprise colossale de transports par terre et par mer » (I, 341) victime de sa propre taille. La Méditerranée porte essentiellement sur la façon dont les hommes (et pas seulement les États ou Philippe II) affrontent l’espace.
La Méditerranée à l’époque de Philippe II est décrite comme la somme de ses routes, « routes de terre et de mer, routes des fleuves et des rivières, immense réseau de liaisons régulières et fortuites, de distribution pérenne de vie, de quasi-circulation organique » (I, 254). Ce réseau de routes de commerce et de voyage constituait « la trame de la vie générale de la mer » (I, 258), « l’infra-structure de toute histoire cohérente » (I, 259). Cet « espace-mouvement » était en expansion et contraction, mais pas de façon linéaire. « C’est de cent frontières qu’il faut parler à la fois : celle-ci à la mesure de la politique, ces autres de l’économie ou de la civilisation » (I, 155). Braudel parle dès lors de multiples « Méditerranées ». Si l’on s’intéresse aux esclaves, au sel et à l’or, les frontières de la mer intérieure vont s’étendre jusqu’au sud du Sahara, le long des routes touareg ; si l’on s’intéresse aux monnaies d’argent, on part pour un tour du monde qui nous mène des mines du Pérou jusqu’aux plantations de poivre en Asie du Sud-Est. L’attention portée à ces relations permet de comprendre les rythmes de la vie sur les rivages méditerranéens, ces rythmes qui y parvenaient souvent comme des vagues depuis des contrées très éloignées de celles où pousse l’olivier.
Nous ne comprendrons la Méditerranée du point de vue de la vie collective et de son histoire que comme un espace-mouvement. Elle est toute en actes répercutés […] toute en échos retransmis d’un bout à l’autre de son étendue. Ce qui se passe à Constantinople dépend toujours, dans une certaine mesure, de ce qui se trame à Venise, de ce qui se complote à Madrid […] ; dès qu’un événement touche la mer, une résonance, une complicité lui est assurée […]. La Méditerranée, immense table d’écoute avec ses liaisons acoustiques, ses postes d’espionnage, ses spécialistes d’information.
Ce fut au Brésil que Braudel devint conscient des vagues dépassant les frontières physiques ou politiques de la Méditerranée, ses cités-États et ses empires. « Ce fut au Brésil », écrit-il, « que je devins intelligent ».
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