Septembre 2013
eXistenZ est un film qui peut potentiellement beaucoup inspirer la recherche en ce sens qu’il questionne de façon frontale et directe la virtualisation de nos existences par les technologies. Il propose de confronter un monde créé de toutes pièces avec son pendant, celui, réel, dans lequel nous continuons encore d’évoluer. Seul un support artistique de ce type semble capable de traiter ce sujet de façon aussi aboutie et, ainsi, traiter des concepts des sciences sociales sous un angle inédit.
« Tu ne m’as pas encore dit quel était exactement l’objectif de ce jeu »
« Il faut y jouer, pour savoir pourquoi on y joue »
David Cronenberg est un réalisateur canadien dont l’œuvre cinématographique a été marquée notamment par Videodrome (1982), Dead Zone (1983), La Mouche (1986), Crash (1996) ou eXistenZ (1999). Sa filmographie revient à plusieurs reprises à la science-fiction ou au fantastique, supports ici particulièrement efficaces pour questionner nos sociétés et en anticiper les problématiques à venir à l’image d’eXistenz qui, en 1999 déjà, propose une critique de la virtualisation et une analyse des rapports que l’on entretient au corps comme lien semble-t-il encore indéfectible avec le monde réel.
« Je ne prends pas parti, je raisonne comme un scientifique qui mène une expérience » , David Cronenberg à propos d’eXistenz et la confrontation entre réel et virtuel (Les Inrockuptibles, avril 1999).
eXistenZ, film, Canada/Royaume-Uni, 1999, 96 minutes. Le film a reçu plusieurs récompenses.
Le film relate l’histoire d’Allegra Geller et sa création d’un jeu vidéo inédit qui relie les joueurs à un monde virtuel par un pod inséré dans leur dos et ainsi connecté à leur système nerveux. Mais la présentation d’eXistenZ par sa créatrice sera troublée par ses opposants, gardiens du monde réel qu’ils tiennent à préserver de la virtualisation et de la technologisation extrême que propose le jeu. Les spectateurs entrent alors progressivement dans une guerre entre réalité et virtuel et dans l’univers particulier du film qui les mène à confondre les deux. En témoigne notamment la présence de supports aux apparences organiques rappelant fœtus et cordons ombilicaux.
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La fiction poussée à l’extrême pour penser nos réalités :
Le film propose de passer à une réalité virtuelle extrêmement aboutie, au point de faire vivre au spectateur de nombreuses scènes de confusion entre fiction, virtualité et réalité. À l’instar de beaucoup de productions artistiques de disciplines variées et contrairement à la littérature scientifique qui ne le permet pas, les destinataires de ces œuvres sont mobiles et se déplacent soit dans les environnements présentés pour en parcourir les territoires avec l’artiste ou à sa place, soit dans le cas d’eXistenZ entre des réalités opposées, virtuelles ou non. Aller aussi loin dans la virtualité est aussi un moyen d’en faire la critique pour le cinéaste et de penser ainsi nos réalités à partir de ces modalités. A travers ce film, Cronenberg bouscule la morale de l’usager, du politique ou de l’expert qui intéressent tant la recherche sur la mobilité pour nous laisser accéder librement aux réalités des enjeux qui les préoccupent avec un regard neuf et original.
La mise en relation du temps passé, présent et futur :
Le réalisateur nous offre de nombreux points de confrontation avec la littérature scientifique, notamment sur le sujet du temps parce que le film imagine un futur proche d’un type particulier, virtuel, alors même que dans la recherche généralement, présent et futur proche sont pensés en référence au passé, en mobilisant les souvenirs, les changements, les politiques passées, les événements de l’histoire, y compris individuelle, et des effets de leur matérialisation sur nos territoires et nos mobilités du moment. La virtualisation du monde futur d’eXistenZ a donné lieu à une profusion d’effets spéciaux dans le film qui sont autant de représentations des imaginaires d’une mobilité virtuelle et qui se distinguent nettement des imaginaires issus des différents modes de déplacement identifiés chez d’autres artistes mais également dans les sciences sociales.
L’analyse du temps long
* L’analyse des trajectoires de l’action publique dans les champs de la mobilité, entre autres, facilite l’identification des changements dans les manières de penser, les freins et les leviers de la mise en œuvre de mesures. Ce recul historique permet de mieux identifier les changements en matière d’action publique (Fontaine et Hassenteufel, 2007) et les sentiers de dépendance qui en découlent (Pflieger et al., 2009).
Temps et mobilité : la valeur du temps
* La valeur du temps repose sur l’idée que chaque individu dispose de ressources limitées en argent et en temps. Il va donc chercher à les utiliser au mieux ( Forum Vies Mobiles – Repère – La valeur du temps, par Emmanuel Ravalet ).
* Le temps a pris progressivement une valeur qualitative qui amène de nouvelles perspectives dans la recherche en s’intéressant notamment à l’usage qui en est fait en mobilité (Lyons et Urry, 2005).
La motilité :
La notion de motilité est ici, elle aussi, présentée dans son expression la plus aboutie. Le mouvement physique reste à l’état de potentiel. La mobilité se réalise virtuellement sans déplacement dans l’espace et moyennant les technologies. Ce type de motilité autorise une forme d’ubiquité de ses protagonistes, qui s’absentent d’un monde pour en rejoindre un autre. Or, en les gardant connectés, ils ne les quittent jamais entièrement et les habitent tous deux.
Motilité
* La motilité se définit comme l'ensemble des caractéristiques des personnes qui leur permettent de se déplacer, à savoir leurs conditions sociales d’accès, leurs compétences et leurs projets de mobilité. La motilité se réfère donc aux conditions sociales d’accès (les conditions auxquelles il est possible d’utiliser l'offre au sens large), aux compétences (que nécessite l'usage de cette offre) et aux projets de mobilité (l'utilisation effective de l'offre permet de les concrétiser)’ ( Forum Vies Mobiles – Repère – Motilité, par Vincent Kaufmann ).
Le média virtuel comme mode de déplacement :
Le média auquel recourt Cronenberg pour faire déplacer ses protagonistes, le jeu vidéo, ne semble quasiment jamais traité dans la recherche sur la mobilité. La littérature scientifique consacrée à ce champ n’en tient en principe pas compte, ou très rarement. Plus généralement, les objets des technologies de l’information et de la communication qui intéressent les chercheurs – téléphonie mobile, moyens informatiques, Internet – n’apparaissent pas toujours en tant que tels, comme outils et supports directs de la mobilité. Dans bien des cas même, ils sont apparents et identifiables alors même que leur rôle reste marginal. En utilisant le jeu vidéo comme support de la mobilité, le film propose un retour vers le concept même, plus général, qui dans d’autres champs, s’est essentiellement basé sur le recours aux divers modes de transport en isolant parfois trop cette variable.
Mobilité et transport
* Les études transports ont été à diverses occasions critiquées d’avoir été trop marquées par l’analyse des changements des systèmes de transports, et donc par un certain déterminisme technologique (Urry, 2007).
Mobilité et technologies
* Les technologies ont un rôle à jouer dans la construction sociale de la mobilité (Kesselring, 2005) en ce sens qu’elles représentent des lieux qui peuvent revêtir une importance particulière dans les vies quotidiennes et les mobilités.
* Les nouvelles formes de mobilités peuvent permettre à l’individu d’être paradoxalement à la fois présents et absents, présents dans l’absence et autorisent même une certaine forme d’ubiquité, notamment à travers les technologies de l’information et la communication (Urry et Sheller, 2006).
La confrontation de deux univers, entre monde réel et monde virtuel :
Ces univers s’opposent mais s’entremêlent aussi. Ceci s’illustre avec l’exemple des corps des participants qui sont connectés directement au jeu virtuel. La guerre qui a lieu entre les partisans de cette virtualité et ceux qui s’opposent à la proposition d’un monde virtuel, défini par les déterminismes technologiques, nous laisse entrevoir une critique du glissement important que nos sociétés opèrent vers leur virtualisation. Cette même critique se retrouve notamment lorsque que l’on comprend que les corps des participants à eXistenZ restent toujours reliés à des éléments de la réalité physique de départ, qui prennent une apparence organique caractéristique des corps humains. Ainsi, les modes de connexion entre le jeu et les participants se font par des pods qui rappellent le cordon ombilical ou le fœtus et empêchent de perdre totalement le contact avec la réalité.
Mobilité physique et virtuelle
* Les chercheurs distinguent plusieurs formes de mobilité dans le monde contemporain, entre autres exemples : la mobilité physique des personnes, par exemple pour le travail ou les loisirs ; le mouvement physique d’objets, comme les flux de biens économiques ou l’envoi de cadeaux ; la mobilité imaginaire, qui se réalise à travers les images de lieux et personnes se déplaçant ; la mobilité virtuelle ; enfin, celle liée aux communications, à travers des messages ou par téléphone. Ces différents types de mobilité sont liés entre eux (Urry, 2000 et 2008).
Le passage de la modernité lourde à la modernité liquide :
D’autres ingrédients apparaissent de façon originale dans cette œuvre. L’un des plus évidents est la référence non plus à une modernité lourde, à l’image d’autres contextes artistiques mais aussi à une sociologie plus classique, mais à une modernité liquide telle que la conçoit Bauman, dans laquelle les frontières sont mouvantes ou s’évaporent et le mouvement s’accélère au point d’anéantir le temps. Toutefois, le fait que l’on trouve souvent l’une ou l’autre conception selon le contexte et qu’elles ont tendances à s’ignorer ou s’opposer, témoigne d’un décalage qui s’est installé d’une part entre une littérature scientifique dite post-moderne qui se base entre autres sur l’avènement des technologies de l’information et de la communication et l’affaiblissement des dimensions spatiales ; et d’autre part les territoires effectivement expérimentés, vécus et parcourus dans lesquels l’on observe toujours la présence et l’ancrage des frontières physiques aussi bien que sociales. De fait, de nombreux artistes amorcent cette réconciliation de courants théoriques en montrant que dans bien des contextes, tous deux conservent de leur pertinence, parallèlement et sans s’exclure.
Modernité lourde
* Sigmund Bauman (2000) parle de modernité lourde, par opposition à une modernité dite liquide, et l’associe à l’ère de la conquête territoriale. Elle est aussi l’ère de la domination de l’espace par le temps, qui permet de le surmonter par les moyens de transports et les technologies de la communication et de l’information, en vue de raccourcir les distances.
Modernité liquide
* La modernité liquide, selon Bauman (2000), est caractérisée notamment par un développement technologique qui vise à accélérer le mouvement et conduit à l’anéantissement de l’espace par le temps.
Ce que l’œuvre souffle à la recherche : une possible incapacité croissante à vivre dans le monde « réel »
eXistenz aborde des aspects chers à la recherche sur la mobilité, en particulier ceux qui ont trait aux technologies de l’information et de la communication et aux mobilités virtuelles. En le faisant de façon inédite, qui permet une immersion dans un environnement confrontant et confondant virtualité et monde physique « réel », le film propose non seulement une analyse des concepts des sciences sociales sous un angle original, mais présente par ailleurs des idées sur lesquelles ces dernières ne se sont encore pas – ou très peu – penchées. Il suggère par exemple une possible incapacité à vivre dans un monde que l’on qualifierait de « réel » et nous amène dès lors à questionner nos propres rapports au corps lorsqu’il s’agit de mobilité. A ce titre, ce constat pourrait inspirer, entre autres, les domaines de recherche sur la motricité
Motricité
* La motricité renvoie aux perceptions de son environnement sous un angle pratique et sensible et aux capacités d’expressivité du corps. Ces fonctions lui permettent de développer et de cumuler à son tour des compétences motrices auxquelles il pourra recourir pour anticiper une trajectoire (y compris celle d’autrui), adapter son itinéraire et ses activités (Thomas, 2004).
Références :
Bauman Z. (2000), Liquid Modernity . Cambridge: Polity Press.
Fontaine J., Hassenteufel P. (2007), Quelle sociologie du changement dans l’action publique? Retour au terrain et refroidissement théorique , In : Fontaine J., Hassenteufel P., To change or not to change? Les changements de l’action publique à l’épreuve du terrain, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
Kesselring S. (2005), New mobilities management. Mobility pioneers between first and second modernity . Zeitschrift für Familienforschung, Heft 2/2005, 129‐143.
Lyons G., Urry J. (2005), Travel time use in the information of age , In: Transportation Research Part A, Vol. 39, pp. 257-276.
Pflieger G., Kaufmann V., Pattaroni L., Jemelin Ch. (2009), How Does Urban Public Transport Change Cities? Correlations between Past and Present Transport and Urban Planning Policies , Urban Studies, 46(7) 1421–1437.
Sheller M., Urry J. (2006), The new mobilities paradigm ,. Environment and Planning, Vol. 38, 207-226.
Thomas R. (2004), Quand le pas fait corps et sens avec l’espace. Aspects sensibles et expressifs de la marche en ville , Revue européenne de géographie, N° 261.
Urry J. (2000), Sociology beyond Societies. Mobilities for the Twenty First Century . London: Routledge.
Urry J. (2007), Mobilities. Oxford : Polity Press.
Urry J. (2008), Moving on the Mobility Turn. In : Canzler et al., ‘Tracing Mobilities. Towards a Cosmopolitan Perspective’.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLa valeur du temps, en économie des transports, correspond à la disposition de chaque individu à payer pour gagner du temps. Elle permet d’expliquer les choix de modes de transport comme résultant d’arbitrages entre coûts financier et temporel. Elle sert également à orienter et à justifier financièrement les choix d’investissements sur la base des gains de temps permis par une nouvelle infrastructure.
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