Octobre 2014
« When I first bought the car I couldn’t wait to catch a reflection of myself in a shop window. It’s terribly embarrassing to admit but I really enjoyed seeing myself in the car».
Martin Parr
Photographe britannique né en 1952 et lui-même fils de photographe amateur, Martin Parr a publié un grand nombre d’ouvrages dans ce domaine. Il s’est également illustré par son travail d'éditeur, ses nombreuses expositions, son activité de professeur ou encore dans la production de films documentaires. Il porte un regard très particulier, original, direct et franc sur la société britannique en particulier et nous propose, à travers son œuvre, ce que l’on pourrait qualifier de « social documentary ». Son travail lui a valu une reconnaissance internationale et diverses distinctions.
L’ouvrage retenu de Martin Parr, "From A to B, tales of modern motoring", documente tous les imaginaires qui concernent l'automobile et qui intéressent généralement la littérature scientifique. La collection de portraits d’automobilistes qui racontent leur propre histoire par la photographie donne le sentiment que le mythe que représente l’automobile et son omniprésence l’ont transformée en support idéal aux imaginaires, qu’elle offre un accès direct, aisé et évident à ceux-ci et qu’ils se laissent comprendre immédiatement. Avec Martin Parr, l’objet automobile parle seul et s’exprime de façon autonome. Il semble pouvoir se passer de textes et d’explications. Ce sont là ce que la recherche nomme des histoires structurelles, ceci dans leur forme probablement la plus aboutie, celui d’évidences capables de se passer de justifications (Freudendal-Pedersen 2007). L’enthousiasme à l’égard de la voiture et les politiques du tout-automobile a tant fait parler pendant des décennies, avec ces photographies, elle prend la parole à son tour.
Histoires structurelles
Lorsqu’il s’agit de la voiture, ses usagers recourent volontiers à des explications spontanées et presque automatiques pour justifier de son usage, que l’on peut qualifier ‘d’histoires structurelles’ (Freudendal-Pedersen, 2009).
Malgré des paysages qui défilent, la présence d’autoroutes ou des conducteurs cheveux au vent, l’ouvrage discute en profondeur la question de la mobilité sociale. Plus précisément, Martin Parr insiste sur la mobilité sociale pour montrer en quoi elle est étroitement liée aux déplacements dans l’espace qui sont rendus possibles par l’usage de la voiture. Avec cet ouvrage, il revisite la structure sociale de la société anglaise en présentant les dimensions aussi bien horizontales que verticales.
Au plan horizontal, des citations des conducteurs nous expliquent comment ils endossent un rôle bien particulier au volant. Même si ce rôle est déjà joué en dehors de la voiture dans la vie quotidienne, il se modifie et s’intensifie immédiatement à son contact. Des femmes racontent pouvoir prolonger leur rôle de séduction dans leur voiture mais de manière cette fois sécurisée et protégée, alors que des hommes voient dans leur véhicule de fonction tous les enjeux de leur statut social et de leur position dans la hiérarchie de l’entreprise.
Au plan vertical, les photos mettent en scène la réussite et l’ascension sociale, comme l’a longtemps traité la sociologie classique. L’importance du rôle social de la voiture la rend nécessaire et, dans un tel contexte, les modes alternatifs sont totalement exclus du champ des possibles. Ainsi, l’artiste nous confronte à des espaces sociaux dans lesquels les altermobilités n’ont que très peu de chance d’émerger.
Mobilité sociale
Approcher la mobilité implique de disposer d’une approche complète du phénomène, qui intègre ses manifestations sociales et spatiales (Forum Vies Mobiles – Repère – Mobilité, par Vincent Kaufmann : https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/mobilite-446). Les possibilités et les conditions de déplacement géographique prennent une importance croissante dans les questions de société liées à l’insertion économique et sociale. On en parle et on est confronté à leur réalisation au domicile, au travail, en vacances, etc. On en entend parler à la télévision, dans les discours politiques, économiques, scientifiques, dans les musées, à l’école, etc. Bref, se déplacer semble actuellement un enjeu important, et ce pour de multiples aspects de la vie quotidienne.
Vincent Kaufmann, Hanja Maksim, Simon Borja, Guillaume Courty et Thierry Ramadier (2012, 11 Décembre), « La Mobilité comme capital ? », Forum Vies Mobiles. Consulté le 15 Octobre 2014, URL: https://fr.forumviesmobiles.org/controverse/2012/12/11/mobilite-comme-capital-488
Dans les années 1920, avec les travaux de Sorokin et de l’École de Chicago, la mobilité est définie en termes de changement et de franchissement de l’espace (Forum Vies Mobiles – Repère – Mobilité, par Vincent Kaufmann : https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/mobilite-446).
A l’instar des travaux de Michel Bassand, la mobilité peut ainsi se définir comme l’ensemble des déplacements impliquant un changement d’état de l’acteur ou du système considéré. Avec cette définition, la mobilité présente une double qualité spatiale et sociale, ce qui en restitue la richesse (Forum Vies Mobiles – Repère – Mobilité, par Vincent Kaufmann : https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/mobilite-446). Mobilité horizontale et verticale
En 1927 dans « Social Mobility », Sorokin identifie la mobilité verticale, qui implique un changement de positionnement dans l’échelle socioprofessionnelle et pouvant être ascendant ou descendant ; et la mobilité horizontale, qui désigne un changement de statut ou de catégorie n’impliquant aucune évolution de la position relative dans l’échelle sociale (Forum Vies Mobiles – Repère – Mobilité, par Vincent Kaufmann : https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/mobilite-446). Altermobilités
Les altermobilités recouvrent l’ensemble des comportements de déplacement alternatifs à un usage exclusif de la voiture particulière. Elles revendiquent également un certain droit à la lenteur, ce qui suppose une articulation originale des espaces géographiques et sociaux en lien avec un usage limité de la voiture (Forum Vies Mobiles – Repère – Altermobilités, par Emmanuel Ravalet : https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/altermobilites-448).
Le mythe de l’automobile et de tout ce qu’elle permet est omniprésent dans l’oeuvre de Martin Parr, au point d’exclure toute forme d’altermobilité. La nécessité de l’automobile l’a érigée en norme et, en tant que telle, elle a la capacité de produire des déviants. La norme de la voiture rend floue la question du caractère subi ou choisi de son usage. À travers l’œuvre, son ambivalence est très marquée car elle est à la fois source de liberté et de contrainte. Pour autant, elle conserve ses caractéristiques initiales d’autonomie et continue de maintenir le monde extérieur à distance, mais sans l’exclure totalement par la séparation stricte du pare-brise. Chez Parr, elle fait plutôt office d’environnement intermédiaire, de tampon entre les sphères privées et publiques qui aide à une transition moins brutale du passage de l’une à l’autre.
Les photographies de Parr mettent beaucoup en scène les façons d’habiter la voiture, de vivre son habitacle comme un lieu privatisé propice aux émotions et à la sécurité (Sheller 2004). Même lorsque celui-ci est vide, il reste un reflet des usages que le propriétaire fait de sa voiture comme l’attestent les intérieurs des véhicules de fonction, dont on devine le rôle essentiellement professionnel du fait d’une moindre personnalisation. L’habitacle se présente alors comme un lieu de déploiement de nombreuses activités (Laurier 2008), aussi bien en mouvement qu’à l’arrêt. En effet, les scènes d’immobilité où les occupants restent à bord du véhicule pour y réaliser des activités ou se réunissent autour de lui, à l’extérieur, en laissant les portes ou le coffre ouverts, sont très présentes.
L’automobile comme lieu sécurisé d’habitat
L’automobile ne peut être considérée comme un simple moyen de parcourir une distance entre un point A et un point B (Urry, 2006). Elle est aussi le reflet d’un mode de vie à part entière et une extension de soi. Ainsi, elle est volontiers anthropomorphisée : on peut lui donner un nom ou lui attribuer des caractéristiques spécifiques (Sheller et Urry, 2000). En tant que refuge, lieu sécurisé d’habitat et d’émotions, dont il existe une gamme étendue, elle est aussi le support des représentations que l’on se fait de son propre monde (Sheller, 2004 ; Löfgren, 2008).
En insistant sur la puissance de la présence de l’objet automobile dans l’intégralité de l’ouvrage, Parr la considère comme un moyen de représentation du monde de ses usagers. Le prolongement des caractéristiques du conducteur à la voiture est ici abouti au point de le rapporter au concept d’hybride motile de Beckmann (2004). L’hybridation entre l’homme et la machine produit un enlacement et une confusion des caractéristiques de l’un et de l’autre qui ne permet plus de définir qui de la voiture ou du conducteur est mobile (Böhm, 2006).
Car-driver et hybridation homme-machine
La voiture peut être vue comme une extension même du corps et prendre une forme hybride homme-machine. Dans cette perspective, le corps de la voiture prolonge le corps humain et de son ‘assemblage’ avec le conducteur résulte une forme d’être social. Au-delà donc de l’attribution de propriétés humaines à la voiture, il s’agit d’un assemblage hybride fait de compétences et de volontés humaines ainsi que de voiture, de routes ou de constructions qui y sont liées et qui conduit à parler de "voiture-conducteur" ou car-driver (Beckmann, 2004 ; Thrift, 2005 ; Dant, 2004). Il y a un véritable "enlacement" entre le véhicule, humanisé, et le conducteur, "automobilisé".
Bon nombre de clichés mettent en scène et en image la motilité et ses composantes. Pour les personnes que l’artiste nous présente, les accès à l’objet voiture sont donnés, même si les processus d’acquisition ont été plus ou moins difficiles dans quelques cas. Les compétences sont élargies et clairement représentées, au volant, lors de scènes de sociabilité, de conducteurs lisant des plans et des cartes, attestant de compétences organisationnelles et d’utilisation des informations gravitant autour de la mobilité.
Motilité
La motilité se définit comme l'ensemble des caractéristiques des personnes qui leur permettent de se déplacer, à savoir leurs conditions sociales d’accès, leurs compétences et leurs projets de mobilité. La motilité se réfère donc aux conditions sociales d’accès (les conditions auxquelles il est possible d’utiliser l'offre au sens large), aux compétences (que nécessite l'usage de cette offre) et aux projets de mobilité (l'utilisation effective de l'offre permet de les concrétiser) (Forum Vies Mobiles – Repère – Motilité, par Vincent Kaufmann : https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/motilite-45).
Trois éléments relevant des techniques de représentations des concepts mentionnés viennent s’ajouter à nos réflexions sur l’œuvre de Parr :
Le premier est la façon dont il illustre la grande diversité sociologique des conducteurs. Quitte à les regrouper en catégories définies, ce qui déroute au premier abord et peut freiner les imaginaires et les interprétations de son travail, elles sont finalement le reflet de toute la gamme des rapports possibles entretenus avec la voiture en fonction de différenciations de genre, d’âge, de composition des ménages ou de moyens financiers. La voiture est à la fois le support du mythe de la liberté et de l’autonomie et un outil de distinction sociale.
La deuxième technique à l’œuvre est celle de l’humour, qui revient régulièrement dans le champ artistique en général. L’humour participe au sens de l’œuvre et aux moyens de l’interpréter en renforçant l’accès direct aux imaginaires de l’automobile que permet le support photographique
La troisième technique est une présentation de données sur les imaginaires de la mobilité automobile qui se fait grâce à des photographies brutes, dont l’apparente intrusion dans l’espace social des individus est renforcée par l’usage du flash. L’image paraît ainsi plus dure, mais donne un accès direct aux concepts de la mobilité qui nous intéressent.
La combinaison des techniques mentionnées reflète des méthodologies particulières à l’œuvre chez les artistes que l’on gagnerait à faire dialoguer avec celles de la recherche.
Les altermobilités recouvrent l’ensemble des comportements de déplacement alternatifs à un usage exclusif de la voiture particulière. Elles revendiquent également un certain droit à la lenteur, ce qui suppose une articulation originale des espaces géographiques et sociaux en lien avec un usage limité de la voiture.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xMichel Bassand est un sociologue suisse né en 1938, spécialisé dans les questions urbaines. Il a été successivement professeur à l’Université de Genève et à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). On lui doit une conception théorique originale de la mobilité comme phénomène social total dont les différentes manifestations forment un système.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xUn mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
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