Rendre compte de la mobilité autrement, redonner une teneur à l’expérience mobile des femmes, présente un enjeu important, puisque la question de ce qui caractérise leur mobilité est souvent insuffisamment prise en compte. Anne Jarrigeon multiplie les approches d’observation, qu’elles soient anthropologiques ou cinématographiques, qui permettent de rendre visible directement ce qui se joue dans la mobilité des femmes. Elle observe alors les deux temps de cette mobilité – sa mise en œuvre, mais aussi sa préparation – pour en dégager les spécificités en termes d’entraves physiques ou mentales. Les extraits vidéos sont tirés du documentaire réalisé par Anne Jarrigeon en 2018 : Toute chose égale par ailleurs.
Cette vidéo est la deuxième d’une série en trois parties, dont la première, « La mobilité des femmes : une liberté contrariée », et la troisième, Être une femme dans la ville, ou l’art de l’esquive, sont également disponibles.
Rendre compte de la mobilité autrement, redonner une teneur à l’expérience mobile des femmes, présente un enjeu important, puisque, je l’ai souligné à plusieurs reprises déjà, la question de ce qui caractérise leur mobilité est souvent insuffisamment prise en compte. Et pour cela, il me semble en tout cas, dans mon travail, je multiplie les approches de type plus anthropologique, donc plutôt l’observation, mais également des approches plus cinématographiques, qui permettent véritablement de rendre visible ce qui se joue à la fois lorsque la mobilité se fait, donc ce qui va se jouer dans l’expérience du quotidien du déplacement, cette expérience qui est une expérience complexe, riche, faite à la fois d’obstacles, d’entraves, de rythmes, d’accélérations… Mais également ce qui va se jouer au moment où on se prépare, au moment, par exemple, où on anticipe, mais physiquement on est déjà dans quelque chose qui est en train de se déplacer.
Et ce qui est frappant quand on cherche à saisir la mobilité dans ce moment précis où on sort de chez soi, pour les femmes, c’est qu’on va avoir accès à quelque chose qui, a priori, n’est pas forcément visible, à savoir la charge mentale qui pèse sur elles, toute cette responsabilité du quotidien. Et par exemple, toute la façon dont les femmes vont équiper leur corps pour être mobiles, donc le type d’objets qu’elles vont emporter avec elles, le type de sacs dont elles vont s’équiper. Et il est très, très frappant – ça peut être un exercice simple à faire – de regarder ce que les hommes transportent dans la rue, et ce que les femmes transportent dans la rue. Il est bien évident – ça saute aux yeux quand on regarde ça – que les femmes transportent beaucoup plus de choses.
Autre élément très important que le fait de filmer les sorties de chez soi permet de comprendre, de saisir, c’est que, par exemple, accompagner les enfants dans leurs trajets ou dans leurs déplacements, cette fameuse « mobilité d’accompagnement », ce n’est pas seulement une origine ou une destination, telles qu’on pourrait s’en saisir dans les enquêtes statistiques. Un enfant, c’est un être qui résiste, qui ne veut pas s’habiller, qui renverse, qui fait ses lacets à l’envers, qui se trompe, qui barbouille sa sœur de dentifrice au moment de sortir ; c’est-à-dire qu’en fait, il y a toute cette microgestuelle du quotidien qui consiste à négocier en situation des effets d’accélération pour réussir à être dans les temps et sortir au bon moment. Et donc toute cette mobilité-là s’ajuste finalement avant même d’être réellement en train de se faire.
En prenant l’exemple des sacs, en prenant l’exemple de ce qui se joue autour d’un enfant à travers un instrument qui est, par exemple, le cinéma ou une caméra, ce qu’on va pouvoir voir, c’est la démultiplication des formes d’attention des femmes à tout ce qui les entoure et le type d’enchaînements qui se superposent dans leur gestuelle. C’est-à-dire qu’on a une microgestuelle extrêmement complexe qui rend compte de la teneur et la densité de cette charge mentale, qui n’est pas une charge abstraite, en fait, et qui est plutôt quelque chose d’extrêmement concret.
Alors, il y a évidemment un poids dans cette mobilité. Ce poids peut être celui des sacs dont je parlais tout à l’heure, qu’on peut considérer comme un équipement mobile mais aussi comme une entrave. Il est très intéressant d’un point de vue anthropologique de prendre au sérieux la façon dont la socialisation des femmes, et en particulier les petites filles, par exemple, conduit assez tôt à entraver leur liberté de mouvement, assez tôt, par exemple, et il n’est pas besoin de remonter très loin ou d’aller très loin dans le temps ou d’aller très loin dans l’espace, pour regarder comment l’équipement des corps, ou la « discipline des corps » – pour reprendre l’expression de Michel Foucault 1 –, conduit pour les femmes à devoir faire avec un certain nombre de contraintes physiques. Je pense que l’exemple qui pourrait être donné, c’est l’exemple des chaussures. L’exemple des chaussures, des chaussures à talons, pour lesquels il faut une certaine expertise du mouvement, qui nécessite un apprentissage, qui à la fois rend la démarche parfois plus assurée, parfois moins assurée, mais dans tous les cas, qui est un instrument qui ne favorise pas beaucoup le mouvement libre, fluide.
Pour les petites filles, c’est assez évident que si on les habille d’une certaine façon, notamment par exemple avec ces histoires de jupes, qui sont les vêtements que l’on privilégie pour elles, assez rapidement ce qui va aller avec la jupe, c’est la contrainte de prendre, de tenir moins de place, de serrer les jambes, de faire attention au regard qui sera porté sur elles, regard qu’elles anticipent relativement peu quand elles sont petites, mais qui est toute une façon de normaliser les corps des femmes à une discipline du regard. Et ce regard, c’est à la fois le regard qu’elles vont porter elles-mêmes sur elles, mais c’est surtout le regard masculin par anticipation.
Cette responsabilité des regards, c’est quelque chose qui est un point de bascule assez important dans le système asymétrique ou dissymétrique entre les hommes et les femmes pour pouvoir accéder à une liberté de mouvement, puisque les femmes vont sans cesse intérioriser le fait qu’elles ont à faire attention, à se tenir sur leurs gardes parce qu’elles se sentent responsables du regard qu’on va porter sur elles. Et il y a plus d’une dizaine d’années déjà, une chercheuse suisse, Marylène Lieber, a consacré un travail très, très important, qui était très novateur à l’époque, parce que peu de travaux avaient eu lieu sur ce sujet-là, à savoir sur la construction de la vulnérabilité des femmes et la vulnérabilité des jeunes filles : comment on éduque les filles à avoir peur lors de leurs déplacements, lors de leur mobilité justement, et comment ce type d’éducation, qui à la fois les rend plus fragiles et crée un monde d’inquiétude pour elles, se fait avec un pendant différent qui consiste pour les garçons à ne pas avoir peur, alors même que dans pas mal de situations, ils sont plus souvent soumis à des violences dans les espaces urbains, par exemple 2.
Et cette éducation à l’inquiétude ou à la vulnérabilité, qui, par ailleurs, naturalise la violence des garçons, sachant qu’on est vraiment dans les processus sociaux, cette construction sociale de la vulnérabilité va beaucoup passer par une responsabilisation accrue des femmes. Et à l’époque où Marylène Lieber travaille, elle a étudié un certain nombre d’injonctions qui sont faites aux femmes de différents âges et de différents milieux de faire attention. Elle avait notamment étudié, par exemple, les consignes données aux femmes par le ministère de l’Intérieur en France de ne pas sortir seules le soir, d’être accompagnées, de privilégier tel ou tel type de tenues, donc les rendant, du coup, ouvertement, explicitement, responsables du type d’agression dont elles sont souvent victimes, ou du moins dont elles ont peur d’être victimes.
1 Notamment développée dans Surveiller et punir , Paris, Gallimard, 1975.
2 Voir notamment Marylène Lieber, Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question , Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Anne Jarrigeon (23 Avril 2019), « Le poids du quotidien : les femmes face à la mobilité », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 22 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/12938/le-poids-du-quotidien-les-femmes-face-la-mobilite
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