19/06/2019
La mobilité quotidienne des personnes en situation de handicap reste encore largement ignorée. Leur expérience est pourtant sensiblement différente de ce que reflètent les études sur la mobilité, en termes de facilité d’accès comme de ressentis. Que cela signifie-t-il de se déplacer en ville lorsque notre mobilité est physiquement réduite ? Que peut-on faire pour que la société soit accessible à tous ?
Pour la plupart d’entre nous, il n’y a rien de plus naturel que de sauter dans un bus, de courir pour attraper un train ou de se plaindre des heures passées dans les embouteillages lors de nos trajets quotidiens. On affirme souvent que la mobilité forme aujourd’hui une part essentielle de notre identité et de nos modes de vie. Pourtant, dans toutes les villes, à travers toute l’Europe, des millions d’individus ont une expérience quotidienne de la mobilité très différente ; parce qu’ils ont un handicap, les trajets considérés comme évidents sont pour eux impossibles ou très difficiles 1.
Il ne s’agit pas pour moi ici d’écrire un article universitaire basé sur des travaux issus des champs d’études sur les mobilités ou le handicap, mais de proposer un texte né de mon expérience, qui fera office de rappel quant à la multitude des rapports à la mobilité. Je ne suis pas handicapé, mais ma femme l’est. Depuis des années, je vois le monde à travers ses yeux lorsqu’elle peine sur des béquilles ou tente de se frayer un chemin sur un fauteuil roulant. Elle m’a fait part de ses réflexions, ainsi que d’autres amis atteints de handicap, pour écrire cet article. Il faut garder à l’esprit qu’il existe de nombreux handicaps, visibles et invisibles, et que les problèmes en lien avec les mobilités causés par chacun d’eux ne peuvent pas tous être évoqués dans l’espace disponible ici. Cet article se concentre donc sur les personnes dont la mobilité est physiquement réduite et les exemples concernent le Royaume-Uni, où nous résidons.
Nous avons déjà tous ressenti de la frustration lorsque, pressés d’arriver au travail, nous nous heurtons à un ascenseur ou à un escalier roulant en panne, nous obligeant à grimper plusieurs volées de marches. Si cette situation n’est qu’un simple désagrément pour une personne valide, elle est tout simplement désastreuse pour une personne à la mobilité réduite ; pourtant, ce type de désastre est une réalité de son quotidien. La ville moderne n’est tout simplement pas conçue pour les personnes handicapées. De même que nous ne ressentons notre tête que lorsque nous subissons un violent mal de crâne, nous ne remarquons à quel point un espace est difficile d’accès que lorsque nous ne pouvons nous-mêmes pas y accéder. Notre expérience personnelle nous en fournit de nombreux exemples : une seule marche peut placer une boutique entière hors de portée ; les visites dans une grande ville doivent être planifiées à l’avance à cause de la rareté des toilettes accessibles et de l’absence de places de parking réservées aux personnes handicapées ; les rues pavées peuvent être trop douloureuses à traverser en fauteuil roulant et la pluie, qui constitue au pire un désagrément gênant pour la plupart des gens, rend le pavage dangereux. De plus, au Royaume-Uni, les questions de patrimoine peuvent encore prendre le pas sur les lois sur l’accessibilité aux personnes handicapées : ainsi, si l’alternative est de préserver un lieu classé, inaccessible, ou de faire des changements facilitant les visites de personnes handicapées, la première solution peut encore l’emporter 2.
Image 1. Les places réservées aux personnes handicapées sont aussi souvent utilisées pour y placer des bennes à ordures, réduisant ainsi le nombre de places de stationnement accessibles.
Même les transports publics, souvent présentés comme accessibles, peuvent constituer un terrain miné. À l’heure de pointe, il n’est pas envisageable de mettre un fauteuil roulant dans les trains bondés. Souvent, les rampes permettant de monter dans le train n’arrivent pas, même si elles ont été réservées à l’avance, produisant de nombreuses situations de blocage avérées pour les utilisateurs de fauteuils roulants . Si les bus sont de plus en plus souvent équipés de systèmes hydrauliques pour permettre un accès au niveau de la chaussée, cela reste inutile lorsque, dans une circulation dense, ils s’arrêtent à un mètre du trottoir. Leurs espaces dédiés aux fauteuils roulants ne sont pas davantage utilisables lorsqu’ils sont occupés par des poussettes . Les taxis sont une autre possibilité mais, en plus de la question du prix, ils sont rares à pouvoir prendre en charge des équipements de mobilité et ceux qui le peuvent doivent généralement être réservés. Pour ne rien arranger, plusieurs sociétés de taxi ont été pointées du doigt par les médias au Royaume-Uni, parce qu’elles faisaient payer plus cher les personnes handicapées, sous prétexte qu’elles avaient le malheur d’avoir besoin d’un véhicule plus spacieux pour transporter un fauteuil roulant . Si ces problèmes semblent graves, ils ne sont rien en comparaison des horreurs et des humiliations subies dans les avions par les utilisateurs de fauteuils roulants, comme les manipulations par l’équipage, l’impossibilité de se rendre aux toilettes et les fauteuils laissés à l’aéroport ou abîmés durant le transit 6.
Image 2. Les centres commerciaux attirent souvent plus de visiteurs handicapés car ils offrent de meilleures installations, notamment en termes de cheminement et de stationnement.
Images 3. L’accessibilité n’est pas toujours une affaire de technologie. Ici, des trottoirs moins élevés ouvrent la ville à de nombreuses personnes.
Image 4. Les travaux de voie publique, bien que parfois nécessaires, peuvent empêcher la circulation des personnes handicapées.
Image 5. Certaines grandes villes ont mis en place des comptes-à-rebours sonores aux passages piétons. Le temps imparti reflète les rythmes urbains envisagés par ceux qui planifient la circulation. Bien qu'utiles pour indiquer le temps qu'il reste à traverser, ils dictent également le rythme de la marche. Pour un marcheur lent ou une personne en fauteuil roulant, il peut être difficile de traverser la route dans le temps imparti.
Image 6. Il existe une grande variété de handicaps et les personnes qui peuvent se déplacer mais de manière lente et instable fuient souvent les centres-villes bondés, préférant les magasins périphériques dont les larges allées sont moins oppressantes et moins risquées.
Je ne compte plus le nombre de fois où ma femme a dû se résigner à voir une sortie gâchée par un problème d’accessibilité. Parce que la mobilité n’est pas une fin, mais un moyen : nous prenons rarement un bus, un train ou une voiture juste pour faire un tour, mais plutôt pour aller quelque part. La plupart des gens trouvent normal de pouvoir facilement aller au travail, rejoindre des amis, faire des courses ou profiter d’un repas au restaurant en famille. Ces activités font partie intégrante de notre identité d’être social et conscient. Lorsqu’elles deviennent impossibles, ou nécessitent une planification quasi militaire, les personnes handicapées peuvent se sentir déshumanisées, incapables de participer pleinement à la vie en société. Même lorsque les lieux sont accessibles, le simple fait d’utiliser un fauteuil roulant peut isoler. Au lieu d’une mer de visages, le champ de vision est envahi par les jambes et les sacs à main. Il n’est pas rare de recevoir par accident un coup de coude, y compris sur la figure. Rester chez soi peut ainsi être ressenti comme une défaite mais aussi, parfois, comme un soulagement, lorsque les déplacements et l’expérience de la ville sont si désagréables.
Images 7 & 8. Les personnes en fauteuil roulant font l’expérience de la ville sous un angle différent, où le paysage habituel des boutiques, des restaurants et des parcs est remplacé par celui des jambes et des sacs.
Le refus d’accès à un lieu n’est pas seulement ressenti par les individus en situation de handicap mais, à un niveau inconscient, par la société dans son ensemble. À cause des lieux inaccessibles et des difficultés de transport, nombreuses sont ces personnes qui fréquentent moins les espaces publics qu’elles ne pourraient le faire dans d’autres conditions. Cela signifie qu’elles deviennent invisibles, presque inexistantes, ou, à l’extrême inverse, des curiosités exotiques. Lorsqu’une personne sort en fauteuil roulant, il n’est pas rare qu’elle soit regardée fixement, ou que l’on s’adresse à elle autrement, en bref qu’elle soit traitée d’une façon qui la rend différente des autres. En termes de déplacements, le résultat pour nous, en tant que société, est que nous en venons à penser la normalité selon l’angle de la validité, de la capacité corporelle à être en phase avec les rythmes de la société – des rythmes d’individus valides. Il est tristement ironique de constater que de très nombreuses personnes expriment le désir de freiner et d’adopter un style de vie moins rapide, alors que la société montre une telle impatience face à ceux qui ne peuvent tenir le rythme existant. La plupart des gens seraient prêts à affirmer qu’ils se soucient des personnes handicapées, pourtant très souvent cette sollicitude ne se traduit pas dans les façons d’agir, lorsque l’on observe par exemple des manifestations d’impatience, des insultes, des moqueries, des refus de céder un siège et même, pour certains, des violences physiques.
On comprend aisément qu’en conséquence, de nombreuses personnes en situation de handicap recherchent des lieux et des formes de mobilité répondant à leurs besoins. Les centres commerciaux, les chaînes de restaurants et de cafés, les parcs d’attraction et les zones commerciales périurbaines ont été largement critiqués par les intellectuels pour leur uniformité, pour leur manque d’authenticité et parce que l’on n’y accède qu’en voiture. Pourtant, c’est souvent dans ces lieux que les utilisateurs de fauteuils roulants et les personnes qui éprouvent des difficultés à marcher ou à rester longtemps debout se sentent le plus à l’aise. La présence d’ascenseurs, de portes automatiques, de toilettes accessibles et de places de parking est généralement assurée, et il est rare de devoir y affronter des marches. Il est tout à fait normal de voir des fauteuils roulants zigzaguer dans les grands centres commerciaux et nous avons remarqué que leur personnel sait bien mieux interagir avec les utilisateurs de fauteuil roulant, par exemple en se mettant accroupi pour que la conversation puisse se faire à un seul niveau. Peut-être ont-ils reçu de meilleures formations de sensibilisation au handicap, mais il est probable qu’une plus grande exposition aux personnes souffrant de handicaps variés a normalisé une attitude positive et a permis au personnel d’appréhender et de comprendre une multitude de besoins individuels.
Pourtant, des mesures peuvent être prises en termes d’attitudes et d’infrastructures pour accueillir les personnes handicapées dans davantage de lieux et pour produire une société plus ouverte et accessible à tous. Lorsque de nouvelles infrastructures ou de simples modifications sont prévues, l’accessibilité devrait être une priorité, et non une considération secondaire. Des personnes atteintes de handicaps différents doivent impérativement être consultées à toutes les étapes de la planification et de la mise en œuvre. Ainsi, de nombreux bâtiments et transports se présentent comme accessibles, mais il s’agit parfois simplement de cocher une case, alors que de réels besoins sont manifestement ignorés : il y a peut-être des rampes pour les fauteuils roulants, mais rien dessus pour se tenir, pour ceux qui peinent à garder l’équilibre ; si un ascenseur a été installé, il arrive que les utilisateurs de fauteuils roulants s’aperçoivent qu’il est trop petit pour y faire entrer la majorité des fauteuils.
Ces dernières années, les progrès des technologies de l’information ont ouvert des portes à ces publics. Les personnes malvoyantes bénéficient à présent des annonces vocales, dans les transports publics, qui les informent du lieu où elles se trouvent. Les écrans offrent un service similaire aux personnes malentendantes. Les portes automatiques aident ceux qui, pour une multitude de raisons, ne peuvent pas ouvrir une porte manuellement. Récemment, ma femme a pu accéder à un car dans son fauteuil roulant grâce à une plateforme élévatrice latérale. Toutefois, ces technologies ne sont utiles que lorsque leur entretien et la résolution immédiate des pannes deviennent une priorité. La réparation d’un ascenseur est trop souvent en bas de l’échelle des priorités et la sous-traitance de la gestion des infrastructures semble contribuer à ce problème. Dans une grande gare londonienne, l’ascenseur d’accès à un lounge a été en panne pendant plusieurs mois, nous empêchant ainsi d’utiliser l’infrastructure. Interpellé sur ce problème, le personnel du lounge s’est contenté de blâmer l’entreprise qui gérait les ascenseurs et les escaliers roulants, tout en se déclarant impuissant. De même, j’ai entendu de nombreux récits de personnes aveugles qui avaient raté leur station dans les transports publics en raison d’un système d’annonce défectueux, souvent géré par une entreprise sous-traitante. L’avènement d’internet a été une bénédiction pour les personnes handicapées, qui peuvent à présent gérer leurs comptes bancaires, faire leurs courses et même avoir une vie sociale sans craindre de devoir franchir des marches. Pourtant, l’un des inconvénients a été que certaines enseignes se justifient maintenant de ne pas offrir d’accès à leurs boutiques physiques, sous prétexte que ce qui est à l’étage peut être trouvé et commandé en ligne. Bien que cela puisse être considéré comme une forme alternative d’accès, la réalité est que l’on crée ainsi une humanité à deux vitesses, en enfermant davantage chez eux, loin du reste de la société, les personnes en situation de handicap.
Enfin, nous devons garder à l’esprit les problèmes de handicap et les besoins supplémentaires qu’ils entraînent lorsque nous évoquons le changement climatique. L’abandon des mobilités à base de pétrole, ainsi qu’une décarbonisation rapide et en profondeur sont vitaux pour la santé de la planète et le futur de notre civilisation, et ces objectifs ne seront en grande partie atteints que par une transformation de nos modes de déplacement. Cela suppose de marcher davantage, de faire du vélo et de prendre les transports en commun. Toutefois, les projets en ce sens doivent aussi prendre en compte le fait que nombre d’entre nous ne peuvent tout simplement pas enfourcher leur vélo. En raison des problèmes évoqués plus haut concernant les transports publics, nombre d’individus à mobilité réduite dépendent fortement de leur voiture, qui leur permet de se garer près du lieu où ils souhaitent se rendre, offrent la garantie d’un siège, sont confortables et peuvent transporter un fauteuil roulant et/ou du matériel médical.
Des changements considérables seront nécessaires dans les transports publics, afin non seulement que de nombreuses personnes handicapées soient physiquement capables de les utiliser, mais aussi qu’ils puissent s’y sentir à l’aise et en confiance. Pourtant, même si ces changements sont entrepris, il faudra encore reconnaître que les voitures continueront de jouer un rôle important pour de nombreuses personnes, leur permettant d’accéder aux mêmes styles de vie et d’atteindre les mêmes objectifs que les personnes valides, et de faire face aux difficultés qui sont étrangères à beaucoup d’entre nous, comme les visites fréquentes ou urgentes à l’hôpital. De même que l’Occident doit endosser une responsabilité plus grande dans la réduction des émissions de carbone pour permettre aux pays en développement d’améliorer leur niveau de vie, les personnes handicapées doivent bénéficier de concessions plus importantes quant à leur budget carbone, d’autant que de nombreuses personnes handicapées pourraient bien avoir une empreinte carbone très faible. La justice climatique ne consiste pas seulement à réduire notre empreinte carbone, mais aussi à pratiquer une distribution plus juste des dépenses énergétiques. De nombreuses personnes atteintes de handicap verraient leur vie grandement améliorées si elles avaient la possibilité de choisir d’être plus mobile. Nous devrions tous être décidés à rendre cela possible.
1 Les statistiques peuvent être différentes en fonction des critères de définition du handicap, mais selon les chiffres officiels, plus de 13 millions de personnes au Royaume-Uni souffrent d’une forme de handicap. https://www.scope.org.uk/media/disability-facts-figures (consulté en juin 2019).
2 TL’Equality Act de 2010 souligne bien la nécessité, pour les services publics, d’éliminer les obstacles à l’accessibilité. Toutefois, les bâtiments classés bénéficient d’exemptions et les adaptations proposées peuvent être rejetées si elles sont jugées « déraisonnables ». Voir https://historicengland.org.uk/advice/hpg/compliantworks/equalityofaccess (consulté en juin 2019).
3 Voir cet article exposant une série de problèmes pour les usagers du chemin de fer atteints de handicaps, au Royaume-Uni : Huffington Post, « No toilets, no seats, no way to leave… », https://www.huffingtonpost.co.uk/entry/disabled-access-on-public-transport-trains_uk_5b4f4d34e4b0de86f488bda2?guccounter=1&guce_referrer_us=aHR0cHM6Ly93d3cuZ29vZ2xlLmNvbS8&guce_referrer_cs=pYh5GbB7bh-wfMfScnIpNQ (consulté en juin 2019).
4 BBC News, « Bus access to be improved for wheelchair users, ministers say », https://www.bbc.co.uk/news/uk-politics-43330690 (consulté en juin 2019).
5 Depuis avril 2017, il est illégal de faire payer davantage les passagers de taxis atteints de handicaps, pourtant cette pratique n’a pas disparu.
6 The Guardian ‘Five difficulties wheelchair users face when flying by plane’, https://www.theguardian.com/society/shortcuts/2018/sep/03/five-reasons-hard-to-fly-wheelchair-disabled-ryanair-flight (consulté en juin 2019).
*The Times* ‘Left behind at Heathrow yet again’, https://www.thetimes.co.uk/article/frank-gardner-left-behind-at-heathrow-yet-again-vtb5qqqrw (consulté en juin 2019). *The Times* ‘Airlines are failing the disabled’, https://www.thetimes.co.uk/article/spinal-column-airlines-are-failing-the-disabled-xq25z7255 (consulté en juin 2019).Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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