Anne Jarrigeon a étudié la façon dont les femmes ont appris à déployer un savoir-faire intériorisé pour être capable de tenir les inconnus à distance au quotidien, dans des villes qui leur imposent une image d’hyperdisponibilité. Être une femme en mouvement dans l’espace urbain, c'est bien souvent savoir esquiver le regard masculin, tant celui des hommes que celui des panneaux publicitaires.
Cette vidéo est la troisième d’une série en trois parties, dont la première, « La mobilité des femmes : une liberté contrariée », et la deuxième, « Le poids du quotidien : les femmes face à la mobilité », sont également disponibles.
J’ai commencé à travailler sur les questions de drague de rue parce que je travaillais sur les interactions anonymes dans les grandes villes et que je m’intéressais particulièrement à la question du corps. Et il me paraissait très important d’articuler deux dimensions : la façon dont les femmes étaient détentrices d’un savoir-faire pratique très intériorisé, dont elle parlait relativement peu, pour être capable de tenir les inconnus à distance ; et en même temps ce savoir-faire leur imposait, au quotidien dans les villes, de déjouer en permanence une espèce d’hyperdisponibilité qui était placardée partout sur les murs de la ville par les affiches publicitaires, les kiosques à journaux, les affiches de cinéma et les multiples magazines, les abribus, etc.
Parmi les précautions, les parades, les évitements, toutes sortes de façons de faire existent. La première façon est de ne pas porter son regard n’importe où. C’est une des choses qui me paraît très importante : repenser la mobilité à l’échelle du corps, c’est aussi repenser la mobilité à l’échelle du regard. Les femmes font très attention au regard qu’on porte sur elles, et font aussi très attention au fait qu’elles ne peuvent pas elles-mêmes porter leur regard n’importe où, au fait qu’il y a une façon de placer sous contrôle le regard des femmes.
Parmi les stratégies, bien sûr il y a s’habiller d’une certaine façon. Personne n’est tout à fait indifférent à « ce que soulève la jupe 1 », pour reprendre le titre d’un travail célèbre sur ces questions. Personne n’est tout à fait indifférent, parmi les femmes, aux types de sons que produisent les chaussures la nuit. Personne n’est tout à fait indifférent aux types d’effets attendus de tel ou tel type de tenue.
Mais pour autant, les femmes intériorisent aussi les normes de construction du féminin. Et se tenir sur leurs gardes, c’est, malgré tout, se soumettre à un certain ordre des apparences hétéronormées, hétérosexuelles en particulier. Plusieurs travaux, y compris les miens sur la drague de rue que je conduis depuis plus de 10 ans, montrent que les femmes lesbiennes, par exemple, si elles sont visiblement en dehors du champ des normes sexuelles hétérosexuelles, se font peut-être plus agressées encore que les autres. Donc il y a un équilibre assez difficile à trouver.
Le corps des femmes est évidemment présent partout, et ce corps-là, généralement représenté par les hommes – et pour moi, il y a un lien –, est un corps offert dans la plupart des cas, disponible, avec des poses lascives, des bras accueillants, des regards invitants ; la bouche est toujours ouverte. Et les femmes qui circulent dans la rue passent leur temps à être en contradiction avec ce type de décors. Ce qui me paraissait frappant à l’époque – c’était il y a 10 ans – en essayant de faire parler les jeunes femmes de ces questions-là, c’est qu’elles commençaient toujours par dire qu’elles étaient libres ; puis, ensuite, elles avaient la possibilité de décrire de manière infinie combien elles étaient surtout maîtres, expertes en stratégies de déjouement. Ce qui m’a frappée énormément, c’est que, il y a peu de temps, à la suite à un certain nombre de scandales, on a enfin publiquement découvert la drague de rue, le harcèlement de rue et le harcèlement dans les transports.
Et c’est devenu un sujet de société suite à un certain nombre d’événements – en particulier, une vidéo faite en caméra cachée par Sofie Peeters en Belgique. Les femmes, j’en suis persuadée, n’ont rien appris, parce qu’elles savaient toutes déjà évidemment ces choses-là, mais les hommes sont tombés de leur chaise à ce moment-là. C’était quelque chose d’assez sidérant, en fait, de comprendre combien l’invisibilisation des savoirs et des savoir-faire des femmes conduit à une telle non-prise en considération de leur réalité concrète et quotidienne. Alors, je dirais qu’aujourd’hui, on est dans un contexte assez différent : plus personne ne peut faire mine de ne pas savoir que les brimades, le harcèlement, les sifflements, les attouchements, jusqu’aux agressions plus graves et plus avérées, plus attestées en tant que telles, constituent la toile de fond des déplacements des femmes dans les rues. Plus personne ne peut faire mine de l’ignorer.
On est donc dans ce qu’on va appeler une période de prise de conscience collective. Et pourtant, cette prise de conscience dont on pourrait, a priori, se réjouir, surtout quand on est depuis très longtemps impliqué à rendre visibles ces questions-là, comporte un certain nombre d’effets paradoxaux. Je pourrais donner un exemple. Ce sont les campagnes récentes contre le harcèlement dans les transports qui ont été mises en avant, notamment en Île-de-France ou à Paris. Ce sont des campagnes que j’ai eu l’occasion d’étudier et surtout d’introduire dans mon film. Ces campagnes sont des campagnes qui à la fois rendent compte d’une réalité, qu’effectivement les femmes sont harcelées ; mais quand il s’agit des campagnes comme celles auxquelles je pense, dans lesquelles les femmes sont à l’intérieur d’une rame de métro ou de RER en train de tenir une barre, l’environnement immédiat du métro est transformé en jungle et la menace d’un prédateur est incarnée par la figure d’un animal. C’est toujours le même, le loup, le requin,… des figures un peu idéal-typiques dans les imaginaires contemporains. Ça a plusieurs types d’effets paradoxaux et plutôt négatifs pour les femmes. Ces campagnes sont anxiogènes : au lieu d’être de véritables instruments d’émancipation – ce qu’on pourrait effectivement attendre de ce type de campagnes –, elles ont plutôt tendance à renforcer l’inquiétude et la peur. Elles ont un autre effet paradoxal, c’est qu’elles évacuent totalement quelque chose qui aurait trait aux causes de ce type de violences qui s’exercent à l’égard des femmes ; elles donnent l’idée que la prédation, par exemple, ou la domination masculine, quand elle s’exerce dans les transports, n’est pas humaine. Elle est animalisée, donc elle est une menace qui est en dehors de la condition ordinaire.
Or, on le sait très bien, les violences faites aux femmes dans les transports, pour ne prendre que cet exemple précis, ne sont pas des violences exceptionnelles, qui sont inhumaines ou qui sont extraordinaires, c’est la toile de fond d’un continuum, de brimades, d’œillades, d’appels à se tenir sur ses gardes et à avoir la bonne tenue pour les femmes.
Ce type de campagne a plutôt un effet inverse. J’en suis assez frappée aujourd’hui parce que je travaille avec des étudiantes qui sont évidemment très intéressées par ce type de questions et qui me demandent si, véritablement, les villes d’aujourd’hui sont plus dangereuses pour les femmes qu’autrefois. Et par rapport à « autrefois », c’est-à-dire qu’à l’époque où je faisais mes premières enquêtes, il y a 10 ans, c’est véritablement une espèce de renversement de ce qu’on pourrait attendre d’une prévention. Le risque que je vois dans ce type de prises de conscience collectives, c’est deux choses : que l’effet de projecteur sur certains phénomènes internationaux fasse place à un nouveau silence – ça c’est un risque quand-même assez important –, mais également qu’il n’y ait pas une considération suffisamment solide des conséquences de mesures qui sont prises pour résoudre les questions.
Il me semble que dans ce contexte où enfin on peut parler des choses, la question de la parole qui se libère doit conduire à une certaine forme de vigilance, une vigilance quant aux bons sentiments, surtout s’ils sont paternalistes. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de protéger véritablement les femmes, mais plutôt d’être très attentifs, d’abord à rendre accessibles leur connaissance et leur savoir, non seulement leur savoir-faire pratique – tout ce dont elles sont capables de témoigner –, mais également à rendre accessible le savoir des expertes qui sont insuffisamment sollicitées quand il s’agit de questions de transports et mobilité, surtout quand il s’agit de questions de transports et mobilité ayant trait à la question du quotidien. On a vu que c’est un lieu, en fait, de très grande différenciation des conditions de circulation pour les hommes et les femmes.
Et toute action de prévention, ou toute action de lutte contre les violences, ne peut faire l’économie d’une véritable analyse des effets éventuels produits, notamment en termes d’émancipation pour les femmes. Toutes les actions qui visent une émancipation plus grande évidemment ont un intérêt immense, …mais ce n’est pas si facile à produire que ça. Et finalement, les leviers d’action ne touchent, peut-être, pas tant les transports ou le secteur des transports en tant que secteur professionnel ou en tant que champ de connaissances particulières, mais plutôt invitent à une prise de conscience plus transversale, intersectionnelle aussi. C’est-à-dire qu’il s’agit aussi de rendre compte de ce qui va se jouer différemment dans différents milieux sociaux. Les difficultés pour les femmes ne sont pas spécifiquement liées à des milieux particuliers, même si dans chaque milieu les formes prises sont différentes. En tout cas l’enjeu principal, pour moi, c’est vraiment un enjeu de connaissance et de mise en visibilité des différenciations.
1 Christine Bard, Ce que soulève la jupe , Paris, Autrement, 2010.
Pour citer cette publication :
Anne Jarrigeon (18 Juin 2019), « Être une femme dans la ville, ou l’art de l’esquive », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 22 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/12987/etre-une-femme-dans-la-ville-ou-lart-de-lesquive
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