Dès les années 1920, les problèmes de congestion et de sécurité routière dans les villes ont suscité la montée en puissance d’une expertise, progressivement instituée en discipline scientifique, appelée « science du trafic ». En tablant systématiquement sur la croissance de l’automobilité, les modèles qui la guident se sont faits autoprédictifs et l’automobile a accompagné l’extension urbaine, jusqu’aux politiques de logement favorisant l’émergence d’espaces péri-urbains organisés autour des infrastructures routières. Or, congestion et insécurité n’ont pas disparu, et s’accompagnent désormais d’une urgence environnementale qui remet en question la viabilité du système. La ville automobile vivrait-elle ses derniers jours ?
Dans les années 1920, les grandes agglomérations américaines sont confrontées à des problèmes qui vont émerger beaucoup plus tard en Europe. D’une part la congestion des réseaux routiers, et d’autre part les problèmes de sécurité routière. C’est face à ces problèmes que les pouvoirs publics, aidés d’ailleurs par les milieux économiques, vont commencer à faire appel à des experts pour résoudre ces difficultés. Dans les années 1930, le problème est d’adapter la configuration urbaine et la taille des infrastructures routières à un trafic grandissant. Puis progressivement, dans les années 1940 et 1950, l’enjeu est vraiment de construire de nouvelles infrastructures.
La science du trafic va s’appliquer à mettre au point des méthodes de prévisions en termes de besoins de déplacement et de prévisions de constructions de nouvelles infrastructures. Des enquêtes qui vont être menées auprès des ménages pour connaître leurs besoins de déplacement, jusqu’aux méthodes de prévisions de trafic – on appelle cela des « modèles de trafic »–, qui vont permettre de prévoir les besoins d’investissement en nouvelles infrastructures routières. Ce qui est intéressant est que, du fait de leur avance, les États-Unis vont en fait attirer les ingénieurs européens : des ingénieurs vont venir faire des séjours aux États-Unis pour se former à ces méthodes de prévisions du trafic, puis réimporter ces méthodes en Europe. Il faut savoir qu’en France, ce milieu des économistes et des ingénieurs du transport est pionnier : c’est un milieu qui s’est développé dès le XIXe siècle avec des ingénieurs des ponts comme Jules Dupuit, qui va mettre au point ce qu’on appelle l’« utilité », une notion économique qui va être beaucoup utilisée ensuite dans les méthodes d’évaluation des infrastructures routières et de prévisions du trafic. C’est donc vraiment ce milieu-là des économistes et des ingénieurs qui va s’emparer de ces méthodes de prévisions du trafic, de ces modèles pour adapter les méthodes de prévisions à la demande politique, qui encore une fois est de soutenir le développement de l’automobile.
L’économie est centrale dans ces approches, parce que finalement, dès le XIXe siècle, les problématiques posées ont été des problématiques de financement des infrastructures, des financements étatiques très lourds. Mais ils ont assez peu de liens avec l’aménagement du territoire. On pourrait même dire que le paradigme sous-jacent à ces modèles est vraiment de permettre une rentabilisation des infrastructures routières, donc de construire les infrastructures qui vont être les plus utilisées, donc les plus rentables.
Ces modèles de prévisions du trafic ont été qualifiés de modèles auto-prédictifs dans le sens où ils intègrent des hypothèses qui sont des produits, des résultats de ces modèles. Je donne un exemple : dans ces modèles de prévisions du trafic, on a plusieurs étapes, et l’une des étapes c’est de prévoir comment les besoins de déplacement vont pouvoir se partager entre différents modes de transports. Or dans les modèles de prévisions de l’époque, on intègre des hypothèses de taux de motorisation, c’est-à-dire d’équipements des ménages en automobiles, qui sont des taux de motorisation croissants. Donc quand on fait ça, quand on intègre ce taux de motorisation croissant, et bien il n’est pas étonnant qu’en sortie, et au moment où on va répartir les flux entre différents modes de transports, une grande partie des flux va être affectée au trafic routier. Puis cela génère évidemment, en sortie du modèle, des besoins de constructions en infrastructures toujours plus importants. Ce qu’ont montré beaucoup de travaux de chercheurs, c’est que plus on construit de routes, finalement, plus a priori on va induire du trafic supplémentaire, plus on va donner l’opportunité aux personnes de se saisir de nouvelles capacités à atteindre différents points du territoire.
Le paradoxe des transports, c’est qu’en essayant de faire les infrastructures routières ou de transports les plus rapides possibles, on offre de la vitesse. Mais cette vitesse ne sert paradoxalement pas à gagner du temps ; elle sert à gagner de l’espace. C’est ce qu’on appelle le phénomène d’induction du trafic. Il y a donc un certain nombre de chercheurs qui, dans les années 1990, remettent en cause cette logique de l’offre routière sous le prétexte argumenté que, finalement, elle ne permet pas de résoudre les problèmes de congestion automobile, mais, au contraire, ne fait que les accroître toujours.
Ces modèles de trafic sont des instruments au service d’une idéologie, si l’on appelle une idéologie un système de représentations, d’idées, de doctrines organisées. Ces modèles sont des modèles quantifiés ; donc on met des chiffres derrière ces modèles, on fait tourner des prévisions, tout ça est très quantifié et a une puissance très importante en termes de représentations. Ces modèles-là sont assez peu accessibles aux non-initiés, donc finalement assez peu accessibles à une critique ouverte, notamment citoyenne.
D’un autre côté, ces modèles sont très complexes. Ce qu’ils veulent refléter est une sorte de complexité urbaine, mais ils masquent toutes les questions politiques qui se jouent derrière cette idée de développer toujours plus les infrastructures routières. Finalement, c’est comme si l’on mettait au service de cette complexité une science qui va offrir des solutions qui ne sont pas discutables.
L’approche de ces modèles-là, qui est une approche de réseaux et de circulation, est assez peu liée aux enjeux d’aménagement du territoire notamment. On pourrait penser, par exemple, que quand on fait un choix d’infrastructures, ce qui compte est de savoir pour qui cette infrastructure est ouverte, et à qui elle va offrir des opportunités d’accessibilité. Une infrastructure, évidemment, c’est un gain d’accessibilité pour celles et ceux qui l’utilisent, mais ça peut être une perte d’accessibilité de proximité pour celles et ceux qui vont expérimenter des coupures urbaines, ou ça peut être un problème de pollution de l’air, un problème de pollution sonore… Ce que l’on peut évoquer encore comme type de problèmes, c’est que plus une infrastructure va être massive, lourde, plus elle va générer du trafic, et donc générer du bruit, de la pollution, etc. Donc finalement, les choix d’infrastructures faits en termes de vitesse de déplacement et de volume de trafic vont avoir des répercussions très importantes sur les milieux urbains.
Les modèles de trafic vont assez bien répondre à des doctrines urbanistiques comme celles écrites dans la charte d’Athènes en 1933. Ce qu’énonce cette carte notamment, c’est un principe de quatre grandes fonctions clés de l’urbanisme qui sont « habiter », « travailler », « se récréer » et « circuler ». Et ce que les modèles de trafic permettent, c’est justement de donner une importance dominante à la fonction circulatoire. Là, l’idée est au contraire est de séparer les flux très strictement en fonction des vitesses, de manière à notamment donner une priorité aux flux les plus rapides et protéger de la circulation les piétons qui sont eux mis totalement de coté. Ce sont des principes qui sont tout à fait en accord avec le mode d’approche des modèles de prévisions du trafic.
Ces modèles-là, et surtout la politique qu’ils génèrent et qui donne la priorité à l’automobile dans les années 1950 et 1960, vont générer une transformation assez profonde de l’organisation urbaine. D’une part, nous avons une adaptation des centres anciens, historiques, des villes pour laisser le passage à la voiture, et d’autre part, nous avons surtout une évolution et une construction de voies rapides urbaines qui vont donner accès à des zones, des espaces périphériques qui vont pouvoir être valorisés, dont le foncier va pouvoir être utilisé, qui deviennent constructibles. Dans les années 1970-1980, ce qu’on appelle la périurbanisation va se généraliser à l’ensemble des agglomérations européennes. Et cette périurbanisation n’est pas du tout un phénomène déterministe : la vitesse permise par les réseaux de transports rend possible cette périurbanisation, mais en France et dans d’autres pays, elle est également inscrite dans un système de politiques urbaines, et notamment de politiques du logement.
Ce qui est intéressant quand on essaie d’avoir une vision un peu nuancée de ce qui s’est passé, c’est qu’on voit combien l’automobile a conquis de l’espace et a finalement contribué à l’évolution des paysages urbains. Mais on aurait tendance à oublier que finalement, ce mouvement d’une urbanisation qui s’est étendue autour de centres principaux a existé bien avant l’automobile, qui n’a fait que l’accélérer. Par exemple, les axes ferroviaires ont contribué au développement de bourgs périphériques. Los Angeles par exemple, qui est la ville américaine sans doute la plus emblématique de la domination automobile, est une ville qui s’est d’abord construite autour des réseaux ferroviaires, avec un idéal qui était de favoriser à la fois l’accès à la maison individuelle pour les personnes et l’accès à la nature.
Nous voyons pour l’instant plus de continuité que de changement de paradigme. Nous sommes passés d’une domination d’un mode automobile à quelque chose qui est de l’ordre d’une idéologie de la mobilité, tout mode confondu. J’ai le sentiment que la continuité se fait, dans le sens où ce que l’on n’arrive pas trop à penser aujourd’hui en termes de changement de paradigme du lien entre ville et transport, c’est une ville qui pourrait être plus économe en termes de déplacement, moins dépendante de la mobilité en général – je parle notamment des modes de vie des personnes évidemment. J’ai l’impression qu’effectivement, si l’on veut vraiment modifier notre manière de penser la relation entre ville et transport, il faut absolument questionner ensemble ce qu’est la mobilité, et notamment peut-être penser plus « équité d’accès à la ville » que « équité de droits à la mobilité » pour tous. Cela nous permettra de réfléchir à ce que sont vraiment les besoins de mobilité en lien avec l’aménagement urbain et les modes de vie.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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Pour citer cette publication :
Caroline Gallez (17 Septembre 2019), « La ville automobile », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 03 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/13036/la-ville-automobile
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