L’aéromobilité personnelle semble s’éloigner de la science-fiction pour s’ancrer dans le réel, avec le développement d’une aviation légère adaptée à des usages privés, voire quotidiens, et destinée à un public de plus en plus large. Spécialiste des questions de soutenabilité, Maurie Cohen interroge cette pratique au regard de son impact environnemental, qui ne pourra être que considérable. Par quels moyens pourrons-nous dépasser cette contradiction entre la nécessité d’assurer l’avenir de la planète et l’inexorable développement de l’aéromobilité personnelle ?
On dit souvent que la capacité à avoir à l’esprit deux idées contradictoires est un signe de maturité intellectuelle. C’est aussi, je suppose, un symptôme menant au diagnostic clinique de la schizophrénie. J’aimerais néanmoins appliquer ce critère à notre conception des devenirs de la mobilité.
D’un côté, dans de nombreuses parties du monde – du moins, parmi certaines personnes et institutions – le désir de technologies et de pratiques de transport plus durables constitue une aspiration motrice. Ainsi, Google construit à Toronto la ville intelligente par excellence et, parmi les promoteurs de la durabilité, Amsterdam et Copenhague, avec leurs légions de cyclistes, sont présentées comme les pionnières de ce que le futur pourrait – ou devrait – être.
D’un autre côté, le vieux rêve de l’aéromobilité quotidien exerce encore une attraction puissante sur nombre de ces personnes et institutions. Dans un futur indéterminé, plutôt que de rester coincés dans les embouteillages, nous filerons dans nos propres hélicoptères, voitures volantes ou avec nos réacteurs dorsaux personnels.
Bien sûr, l’avenir ne correspondra à aucune de ces alternatives. Concevoir réellement le futur s’avère bien plus compliqué que d’évoquer simplement des images depuis le confort de son fauteuil. Il n’est pas tout à fait impossible que les modes de vie urbains dans un futur à moyen terme – 25 à 50 ans – soient basés sur l’association entre plus de vélos, plus de réalité virtuelle, plus de technologies liées à la ville intelligente et, j’ose le dire, plus de mobilité aérienne individuelle. De fait, ces contradictions sont profondément enracinées dans les modes de vie des défenseurs les plus ardents de la durabilité – votre serviteur y compris. Nombre d’entre nous continuent à manger régulièrement de la viande, à voyager trop souvent dans les airs, à posséder une ou plusieurs voitures surdimensionnées et à adopter toutes sortes de comportements non durables.
J’aimerais évoquer la partie de ce problème complexe qui concerne le voyage aérien personnel et ce que le futur pourrait apporter – et même, ce qui transparaît déjà.
Ce n’est pas un secret, ces trois dernières décennies ont connu une croissance considérable non seulement dans le domaine du voyage ultra-luxueux, mais aussi dans l’usage des jets privés. L’un des moteurs principaux de cette tendance est la croissance spectaculaire du revenu des 1 % capables de combler leurs propres désirs de confort et de praticité, en évitant les formes ordinaires de voyage aérien commercial.
Et pourquoi pas ? Si on en a les moyens, pourquoi ne pas éviter les tracasseries mesquines de la sécurité, le personnel grossier ou indifférent des compagnies aériennes, les retards prolongés, les itinéraires alambiqués, la nourriture fade, les bagages perdus, etc. ? C’est d’autant plus vrai lorsqu’il existe des alternatives faciles, permettant d’être guidé rapidement par un couloir dissimulé jusqu’à un salon privé et à un petit avion, qui vous emmènera directement à votre destination, puis vous ramènera chez vous, exactement à l’heure qui vous arrange. Il est aussi généralement possible d’éviter la congestion sur la route des principaux aéroports en partant d’une infrastructure secondaire ou tertiaire, peu utilisée – certaines fournissent même des douanes et des services d’immigration aux frais du contribuable ! L’un des moments les plus emblématiques – et, à de nombreux égards, perturbants – dans le monde de l’aviation privée a lieu chaque année à Davos, en Suisse, lorsque 1 500 petits – ou moins petits – avions arrivent, en quelques jours, pour le Forum économique mondial.
En dépit d’importants vents contraires créés par le Brexit, les guerres commerciales, les pénuries de pilotes, etc., le secteur de l’aviation privée continue de connaître une croissance stable et apparemment fiable. Actuellement, les États-Unis représentent environ 60 % du marché mondial, l’Europe 20 % et l’Amérique latine 7 %. Les seules zones difficiles pour la mobilité aérienne personnelle sont la Chine, en raison de son ralentissement économique, et le Moyen-Orient, à cause des fluctuations du prix du pétrole et de l’instabilité politique. Les taux annuels de croissance en termes de passagers et de kilomètres parcourus ont dépassé les 10 % dans de nombreux marchés ces dernières années. Il est tout aussi intéressant – et extrêmement problématique du point de vue environnemental – de noter que la part des personnes qui volent pour des raisons personnelles plutôt que professionnelles est en augmentation et que l’âge moyen des utilisateurs de ce mode de transport est en baisse.
Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire de faire partie du cercle de Davos ou de posséder son propre avion pour profiter du confort et de la praticité de l’aéromobilité personnelle. Même les voyageurs modérément aisés peuvent acheter des parts dans un avion – selon le même principe que les résidences secondaires en multipropriété – permettant un nombre préétabli de vols par mois. Les cartes de temps de vol prépayées, à utiliser à sa guise, constituent une autre possibilité. Les taxis aériens, sortes de Uber du voyage aérien, sont aussi de plus en plus appréciés et étonnamment peu chers, tant sur des itinéraires fixes que vers des destinations sur mesure.
Rien de tout cela n’est vraiment nouveau. Ce qui est intéressant, c’est que ces modes de transport, dont les 1 % font un usage précurseur, attirent à présent l’attention d’un marché plus important. À de nombreux égards, l’aviation privée sous toutes ses formes en est train d’être normalisée, pour devenir une façon tout à fait acceptable, peut-être même attendue, de voyager.
De façon plus ambitieuse, les acteurs du secteur aéronautique travaillent depuis quelque temps sur un système de voyage aérien nouveau, qui ne serait pas basé sur de grands appareils commerciaux mais sur des microjets pouvant accueillir un à quatre passagers et fonctionnant à la demande. Dans ses versions les plus perfectionnées, ce futur système de voyages aériens ne demanderait aucun contrôle du trafic par des humains ou des radars au sol. Les avions ne seraient pas plus difficiles à piloter qu’une voiture, et peut-être même plus faciles. Ils communiqueraient entre eux d’une façon similaire aux voitures autonomes d’aujourd’hui. La NASA et d’autres agences gouvernementales américaines font des essais sur ces systèmes depuis trois décennies. L’ensemble a reçu un coup d’accélérateur à la suite des attentats du 11 septembre 2001. L’idée était que, pour les terroristes, l’intérêt des avions commerciaux provenait de leur taille. L’une des façons de limiter la menace consistait à la réduire, afin qu’ils perdent de leur attractivité en tant que cibles. Des flottes composées de microjets permettent également d’intégrer au système aéronautique les centaines, ou plutôt les milliers, d’aérodromes locaux largement sous-employés, aux USA et ailleurs dans le monde.
Une enquête publiée dans The Economist a fourni une excellente présentation de certaines des innovations technologiques les plus récentes dans ce domaine. Ce type de descriptions est généralement caractérisé par un optimisme exagérément enthousiaste, mais la mise en place d’un système de transport par petits avions semble se rapprocher. Elle paraît encore plus probable si l’on tient compte du fait qu’en Europe et en Amérique du Nord, le système autoroutier atteint sa fin de vie. Il tient encore comme il peut grâce à des programmes d’entretien trop peu financés, qui ne permettent pas d’améliorer la fiabilité d’ensemble. Allons-nous investir massivement dans ce qui devient, année après année, un système d’infrastructures démodé, ou allons-nous créer une autoroute du ciel, qui nécessite moins de béton et d’acier ?
Assurément, l’aéromobilité omniprésente fait face à toute sorte d’obstacles technologiques, sociaux, économiques et politiques. Par exemple, qui garantira la sécurité des milliers voire des millions de petits appareils volant çà et là, de façon principalement autonome ? Si nous avons peur que des hackers parviennent à accéder aux systèmes informatiques de la prochaine génération de voitures, que dire des avions privés ? Dresser la liste des risques pourrait nous occuper un certain temps. Il demeure incontestable que le voyage aérien individuel de point à point imprègne depuis longtemps l’imagination et qu’il est peu probable de le voir disparaître par peur du terrorisme, du piratage, ou parce qu’il compromet l’équité, la justice ou la durabilité environnementale.
Nous nous retrouvons clairement face à un dilemme classique. L’activité humaine exerce une forte pression sur plusieurs limites biophysiques, voire les dépasse. Le système planétaire est menacé de plusieurs points de bascule : changement climatique, extinction de la biodiversité, pollution de l’air et toxicité des sols…. Lorsque l’on se penche sur les causes profondes, il est clair que ce sont les pratiques de consommation des populations les plus aisées, avec leurs besoins massifs en énergie et en matériaux, qui sont responsables. Les enjeux de la mobilité et notre désir croissant de mobilité aérienne intensifient le dilemme. Comment résoudre les contradictions entre notre désir d’assurer l’avenir de la planète et de l’humanité, et la croissance apparemment inexorable de l’aéromobilité personnelle ?
La solution à ce dilemme la plus souvent évoquée repose sur l’espoir que les promoteurs des innovations technologiques proposeront une solution pile au bon moment. Des avions électriques ? Des appareils à énergie solaire ou fonctionnant à l’hydrogène ? Nous pourrions même ajouter à la liste des solutions possibles la téléportation sur le modèle de Star Trek. L’expérience suggère que la prudence s’impose quant aux solutions techniques. Au-delà de leur faisabilité technologique et économique, il subsiste le problème, souvent ignoré, des conséquences non désirées. Les biocarburants sont l’exemple typique d’une idée prise pour la panacée, qui a débouché sur un désastre. Nous ne résoudrons pas des problèmes sociaux, comme la quête de l’hypermobilité, par des solutions uniquement technologiques.
Alors, que faire ? Pour commencer, il est irréaliste d’évoquer des moratoires sur le transport aérien, politiquement impossible à mettre en œuvre. Il n’y a pas grand-chose à espérer de l’autorégulation des comportements. Soyons réalistes, combien sont ceux qui refuseront de bénéficier de l’accès à l’aviation privée, si celle-ci devient un mode de voyage normalisé ? Et quel gouvernement démocratiquement élu la leur refuserait, une fois celle-ci accessible ? De fait, j’ai bien peur qu’il ne soit trop tard pour faire marche arrière.
L’histoire suggère que nous devons chercher des solutions, à l’interface entre le technologique et le social, avec peut-être une dose de science-fiction. Qu’est-ce que cela signifie ? Les planificateurs du transport parlent beaucoup, avec raison, d’intermodalité. L’avenir de la mobilité tournera peut-être autour d’infrastructures intermodales, permettant de prendre un vélo partagé pour rejoindre un aéroport ou un héliport proche. Une fois sur place, les voyageurs embarqueraient dans un petit avion contrôlé par un ordinateur, pour un vol vers une ville voisine ou plus distante. Si la juxtaposition des véhicules non motorisés et du voyage aérien nous semble incongrue aujourd’hui, il existe de bonnes raisons de penser qu’elle reste possible. Dans de telles circonstances, l’installation près d’une infrastructure de transport aérien, ou même dans une « aérotropolis » intégrant mobilité et usages résidentiels et commerciaux – deviendrait un mode de vie particulièrement recherché. De fait, de tels modèles sont courants dans les récits fictionnels concernant la mobilité du futur, et ces conceptions sont au cœur de plusieurs projets actuellement en construction en Chine, au Moyen-Orient et ailleurs dans le monde.
Cela ne constitue certainement pas la limite du possible. Il ne s’agit clairement pas non plus d’une vision adéquate ou exhaustive. Elle doit être complétée par des réflexions raisonnées non seulement sur ce qu’est un transport aérien efficace, mais également sur ce que pourrait être une mobilité suffisante. Avant toute chose, il faut prendre conscience de l’ampleur du défi auquel nous faisons face, et de rechercher des idées constructives, prenant en compte le fait que les modes de vie actuels, et ceux envisagés, ne sont pas réalistes en termes biophysiques, à moins, bien sûr, que nous ne soyons prêts à accepter des conséquences environnementales et sociales désastreuses. Nous devons admettre le fait que les voies actuelles ne sont pas compatibles avec un avenir offrant des perspectives d’espoir pour le développement de l’humanité. Et nous devons agir en fonction de cette aspiration.
Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Maurie Cohen (29 Octobre 2019), « Le futur de l'aviation », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/13082/le-futur-de-laviation
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