15 avril 2020
Alors qu’au début du mois d’avril 2020, plus de la moitié des habitants de la planète sont confinés, il n’a jamais été aussi nécessaire d’interroger le rôle de notre système global de mobilité. Dans cette perspective, les critiques de la mobilité des années 1970 sont des guides sûrs. Celles-ci offrent à la fois une perspective sur un facteur d’expansion de l’épidémie devenue pandémie – le système de transport – et les pistes pour aménager le système de transport de l’après-crise.
Nous pourrions concevoir la diffusion du coronavirus comme une externalité négative inhérente aux transports intercontinentaux. La pandémie constituerait un coût pour la société, non pris en compte dans le prix du billet d’avion ou de croisière des passagers qui ont transmis le virus. Les dommages collatéraux provoqués par le transport du virus seraient alors du même ordre que ceux du conducteur dont la voiture réveille un bébé en passant dans la rue ou qui écrase un renard. C’est néanmoins autre chose qui semble être à l’œuvre, une forme étrange d’auto-annihilation du système de transport, telle que discutée par Ivan Illich et ses collaborateurs sous le vocable de « contre-productivité » 1.
La contre-productivité 2 désigne une situation dans laquelle l’usage d’un mode de transport par un grand nombre d’usagers rend l’usage de ce mode de transport impossible. L’exemple classique est celui du bouchon : lorsqu’un grand nombre d’automobilistes circule en même temps sur une route, chacun devient un obstacle insurmontable pour l’autre. C’est la congestion. Et par un effet boule de neige, le bus sera à l’arrêt et nulle place ne sera laissée au marcheur. De ce paradoxe résulte une forme socialement construite de frustration, dont les files d’attente observées ces derniers jours dans les supermarchés et les aéroports fournissent d’autres exemples, offrant une illustration criante de ce qu’est la contre-productivité directe.
Avec la pandémie, nous pouvons faire l’hypothèse que la contre-productivité des transports est finalement redoublée : il ne s’agit pas seulement d’une contre-productivité directement visible dans le phénomène de la congestion, mais également dans le fait que désormais plus rien ne circule.
Parce que trop d’usagers ont utilisé certains modes de déplacement rapides, ils ont participé à la diffusion d’un virus et rendu impossible l’usage de tous les moyens de déplacement, même les moins problématiques. Certes, dans le cas de la pandémie, il a fallu des décisions pour mettre fin aux déplacements, alors que dans le cas du bouchon, il s’agit d’un processus plus proche de l’auto-organisation, mais les résultats sont voisins. On pourrait parler de contre-productivité différée, c’est-à-dire d’un usage qui n’est pas empêché immédiatement, mais plus tard, une fois qu’il aura été réalisé en masse et que ses conséquences se font sentir.
Le fait de brûler du pétrole pour tout et rien suit la même logique : un usage excessif et non-maîtrisé rendra tout usage du pétrole dans le futur impossible. Formulé autrement, nous avons tellement circulé hier qu’il n’est plus possible de circuler aujourd’hui. Il ne s’agit alors pas d’une externalité négative, parce que le système de transport ne peut pas en reporter le « coût ». De la même façon, avec la pandémie, le blocage est interne au système de transport.
La paralysie n’est pas le résultat d’une erreur technique ou d’une malveillance, même si des imprévoyances sont sans doute coupables et ont accentué la crise, mais elle accomplit la destruction généralisée des usages par l’industrialisation. L’industrialisation des transports consiste en la transformation d’une variété de manières de se déplacer, inscrites dans des contextes locaux et riches de sens, en un petit nombre de moyens de transport standards qui constituent des commodités. À mesure que sont abandonnés les usages vernaculaires au profit des usages modernes, les personnes dépendent de plus en plus du système industriel de transport, par dévalorisation du vernaculaire, du qualitatif et de l’auto-produit, mais aussi par la perte des compétences et des conditions de possibilité d’une production autonome. La nouveauté de cette crise tient à ses effets globaux et à l’impossibilité généralisée de se déplacer. Le système industriel finit par détruire non plus les usages vernaculaires, en voie de disparition, mais les usages industriels eux-mêmes 3. La contre-productivité directe induite par le système industriel actuel rend ainsi impossible les déplacements des voitures, mais aussi des piétons, et la contre-productivité différée empêche même ceux qui n’ont jamais pris l’avion de faire leur marché.
L’accélération des rythmes provoque la congestion en amplifiant les effets de la densité. Pour expliquer ce phénomène, on peut reprendre un exemple de Leopold Kohr mobilisé pour décrire les bouchons – encore – à travers l’exemple des théâtres. Les théâtres possèdent des portes de sortie supplémentaires à utiliser en cas d’urgence. Pourquoi les portes habituelles ne suffisent-elles pas ? C’est parce qu’une population qui évolue à un rythme plus élevé sous l’influence de la panique acquiert les propriétés d’une population plus nombreuse. Les sorties de secours doivent donc en prévoyance être pensées de façon à prendre en compte le comportement d’une population paniquée.
La folie de la modernité s’exprime bien là, dans cette « loi » : tout usage massif d’un mode de déplacement rapide tend à rendre impossible son usage, mais aussi les autres manières de se déplacer. Toute accélération du rythme d’un usage dépassant un certain seuil tend à créer de la paralysie. Or, les vitesses de déplacement ont beaucoup augmenté, tout comme l’usage des moyens de transport longue distance comme l’avion. Ainsi, parvenus à un développement tentaculaire, nos réseaux de transport sont devenus nos filets, comme l’origine du terme (« réseau » vient du latin retis, filet) aurait dû nous le rappeler.
Confinés, nombreux sont les citadins qui ne peuvent plus se déplacer. Toutefois, ils continuent de faire se déplacer d’autres individus et des marchandises, parce que nous sommes pour la plupart totalement dépendants des réseaux de transport, afin d’acquérir les commodités nécessaires à notre vie quotidienne. Ce besoin de commodités met en danger ceux qui transportent les marchandises, qui sont ceux qui doivent nous les livrer, mais aussi nous-mêmes, puisque le risque de transmission existe à chaque interaction. De ce fait, ce n’est pas seulement la mobilité des individus qui pose problème, mais aussi le transport des commodités.
Avec cet exemple, nous retrouvons la « loi » énoncée ci-dessus. À mesure que le système industriel étend ses mailles, l’individu est de plus en plus dépendant et impuissant. Il est bloqué par les bouchons, les files d’attente. Se déplacer est devenu dangereux ou impossible, mais seul ou en famille et sans déplacement, il est dépourvu des moyens d’assurer sa subsistance. L’immobilité maximale qui devrait permettre de lutter contre la pandémie est donc largement hors d’atteinte, par l’incapacité de l’individu, d’un groupe d’amis, d’une famille ou d’une commune, à assurer une auto-production suffisante.
Au sujet de l’immobilité, il faut noter par ailleurs qu’elle n’a pas la même valeur pour tout un chacun. Les rares individus ou les rares groupes qui ont choisi le confinement volontaire, avant qu’il soit imposé, ont effectué un acte éthique à la fois prudent et responsable. Les autres obéissent à une directive des pouvoirs publics, sous peine de sanctions. Il est clair que les deux états, identiques en termes de déplacement, sont bien différents en termes d’expérience de la liberté.
La situation contemporaine renvoie ainsi à une image que les stoïciens utilisaient pour discuter du rapport entre contrainte et liberté. Selon eux, il y a une grande différence entre un chien qui suit volontairement la charrette à laquelle il est attaché et un autre qui se fait traîner derrière elle 4. Dans les deux cas, le confinement s’impose, mais pour les uns ce sera un acte volontaire, pour les autres une contrainte hétéronome.
Nous en revenons à ce que suggéraient Illich, Kohr, Schumacher, Jean-Pierre Dupuy et les autres. L’ascèse volontaire, le choix de ne pas agir, est une forme de liberté, qu’il s’agisse de refuser d’utiliser la voiture ou de s’auto-confiner, tandis qu’être réduit à l’impuissance par le système industriel est plus proche de la servitude.
Comment les critiques de la mobilité envisageaient-ils des alternatives à cette dynamique d’écrasement de l’individu par le système industriel ? Tout d’abord, ils proposaient des mobilités autonomes, reposant sur les efforts de l’individu. La marche et l’usage du vélo sont deux manières de développer ses capacités de se déplacer. Dans le contexte actuel, il s’agit des moyens de se déplacer qui limitent le plus à la fois les contaminations possibles et la contre-productivité inhérente aux modes rapides. Étant donnés les risques dans le futur du retour de la pandémie actuelle, ou d’autres, il paraît encore plus évident que les transports en commun ne constituent pas une solution idéale pour les déplacements quotidiens. D’ailleurs, moins appréciés par les usagers que les manières plus individuelles de se déplacer, quelle collectivité publique aura encore les moyens de ces infrastructures de luxe, avec l’endettement gigantesque résultant de la pandémie actuelle ? Quant à la voiture, tout le monde sait déjà qu’elle est le symbole même de la contre-productivité, par la congestion, l’usage du pétrole et la diminution de l’activité physique de ses usagers.
Cela signifie aussi que les mégalopoles sont trop grandes. Elles rendent l’individu dépendant des commodités, réduisent ses capacités d’autoproduction, multiplient les distances entre les lieux de vie, rendent le confinement moins supportable par leur absence d’espaces pour « respirer ». Elles sont aussi le lieu historique du bouchon, comme on le raconte à propos de la Rome antique où Jules César fut contraint d’interdire les véhicules entre six heures et seize heures pour éviter la paralysie de la ville.
Les villes de taille « moyenne » du type de Salzbourg des années 1960, vantée par Kohr, représentent un autre modèle. Elles comportent toutes les aménités de la ville, peuvent reposer sur la campagne environnante pour être approvisionnée et pour les loisirs – plus accessibles tant pour les riches et que pour les pauvres –, ont la taille nécessaire pour offrir une université ou un opéra. Il s’agit des mêmes villes dans lesquels les habitants sont d’ores et déjà les moins dispendieux en dioxyde de carbone (voir l’ Enquête Nationale Mobilité et Modes de vie). Dans une perspective voisine, des activistes luttant contre la voiture ont proposé une nouvelle utopie urbaine à partir des travaux d’Illich, qu’ils ont nommé Illichville - la ville sans voiture.
Dans La Perte des sens , Illich écrit que « plus le système de transport est raffiné et intégré, plus nous vivons dans une société de joggers du matin immobilisés tout le reste de la journée ». Avec la pandémie, nous avons le malheur de vérifier les analyses des premiers écologistes, qui sont aussi les critiques de la mobilité moderne.
La crise actuelle n’est pas le résultat d’un accident ou d’un système de transport qui serait trop chaotique et dont les effets seraient surprenants et imprévisibles. C’est l’ordre de sa diffusion généralisée qui rend possible la congestion et la paralysie, selon les voies de circulation et les vitesses élevées des moyens de transport. En pleine guerre froide, les critiques de la mobilité avaient repéré que la crise des transports touchait tant les systèmes « capitalistes » que « communistes », tant les pauvres que les riches, tant le Nord que le Sud, avec des différences dramatiques bien sûr, mais qui sont moins étonnantes que le phénomène d’homogénéisation du monde.
Le partage d’un avenir commun par l’humanité se trouve accéléré par le système de transport et cette crise globale en fait prendre conscience. Elle donne raison aux prophéties de certains écologistes et critiques de la mobilité. Nous aurions dû les écouter : malheureusement, pour beaucoup il est déjà trop tard.
1 Tim Cresswell développe sur ce même site le concept de « turbulence », qui fait écho sous un angle différent au caractère intrinsèque de la contre-productivité dans le système global de mobilité.
2 Si la notion de contre-productivité a été développée par l’analyse du système de transport, elle a ensuite été appliquée au système de santé et à l’école.
3 Notons toutefois que tous les fruits de l’industrie ne sont pas des pommes pourries. Les inventions du vélo et d’autres outils efficaces, car très peu contre-productifs, constituent des alternatives d’avenir – voir le cas des ateliers d’autoréparation de vélo –, puisque ces inventions risquent moins de s’auto-annihiler en favorisant au contraire l’autonomisation.
4 L’exemple est notamment cité par Hippolyte (IIIe siècle ap. J.-C.), qui la situe dans l’enseignement des premiers stoïciens. Merci à Maël Goarzin pour cette référence.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLes mesures de confinement instaurées en 2020 dans le cadre de la crise du Covid-19, variables selon les pays, prennent la forme d’une restriction majeure de la liberté de se déplacer durant un temps donné. Présenté comme une solution à l’expansion de la pandémie, le confinement touche tant les déplacements locaux qu’interrégionaux et internationaux. En transformant la spatio-temporalité des modes de vie, il a d’une part accéléré toute une série de tendances d’évolutions préexistantes, comme la croissance du télétravail et des téléachats ou la croissance de la marche et de l’utilisation du vélo, et d’autre part provoqué une rupture nette dans les mobilités de longue distance. L’expérience ambivalente du confinement ouvre sur une transformation possible des modes de vie pour le futur.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
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