11 mai 2020
Jusqu’alors relativement marginale, la visio-communication a été adoptée avec une facilité déconcertante par la plupart d’entre nous durant le confinement (cette facilité elle-même faisant question). Elle semble pourtant le plus souvent pensée et utilisée comme un pis-aller, que l’on utiliserait surtout lorsque la co-présence ne peut pas être réalisée. Comment saisir, au-delà d’impressions subjectives, en quoi les interactions sont différentes dans les deux cas ? D’autre part, du moment où la visio-présence devient une alternative, elle nous interroge nécessairement sur nos pratiques de mobilité et nous invite à repenser les normes politiques qui les régissent.
La période de confinement actuelle donne lieu à une apparente explosion des usages de la communication vidéo et des applications de visio-communication. Alors que l’usage de ces dispositifs restait relativement limité, la contrainte imposée par la politique publique de confinement fait que tout un chacun, pourvu qu’il dispose d’une connexion, semble s’y adonner pour retrouver une forme de convivialité (les « apéros virtuels ») ou reconstituer des formes d’activités collectives (sportives ou culturelles) qui ne peuvent plus être accomplies en présence. Dans le domaine professionnel, elle était certes utilisée dans le télétravail, mais avec une certaine parcimonie et restait généralement occasionnelle. Aujourd’hui, alors que la plupart des institutions et des organisations cherchent à entretenir la continuité de leurs activités, la visioconférence semble devenir le point de passage obligé de toute rencontre professionnelle, dès lors que le travail est immatériel (ou au moins dématérialisable), même là où de simples appels téléphoniques pourraient suffire. Pour bon nombre de travailleurs confinés, la journée de travail semble prendre la forme d’une succession parfois épuisante de télé-réunions, au point que les anglo-saxons parlent de « zoom fatigue » 1. Enfin, la fermeture des écoles, collèges, lycées et établissements d’enseignement supérieur ont conduit au développement actif de formes de télé-pédagogie coexistant avec d’autres formes d’enseignements à distance (qui s’apparentent plus à un enseignement par correspondance revisité par le numérique).
Il faut donc tout d’abord noter combien l’explosion de la visio-communication est étroitement liée à un ensemble d’injonctions martelées par les médias, de nature individuelle (il faut maintenir nos liens avec la famille et les amis pour des raisons psychologiques et morales), organisationnelle (il faut maintenir la continuité des activités pour les télétravailleurs confinés) et éducative (c’est l’impératif de continuité pédagogique). Le plus frappant dans ces injonctions est la façon dont elles sont avancées comme des évidences qui ne peuvent prêter à contestation. Or les alternatives éventuelles, comme travailler moins et de manière plus autonome ou renoncer à un mois d’école en fin d’année, pointent toutes vers une responsabilisation des personnes et un relâchement du contrôle. La difficulté à les penser, alors même que l’épreuve du confinement pourrait sembler nous y inviter, suggère à quel point la surveillance et le contrôle sont constitutifs de nos sociétés, que Gilles Deleuze, dans un article prophétique, décrivait déjà comme des « sociétés du contrôle » 2. Et comme nous le verrons plus bas, ces injonctions à continuer comme si de rien n’était risquent d’influer sur les scenarios d’après-confinement dans le sens du conservatisme.
Cette explosion des usages de la visio-conférence s’accompagne également pour beaucoup d’entre nous de la découverte de multiples applications. Si Skype avait semblé incarner la visio-conférence dans la décennie précédente 3, c’est Zoom qui semble aujourd’hui occuper cette position. Mais ce succès public a aussi son revers, comme le montre justement l’exemple de Zoom. Les applications de visioconférence font en ce moment l’objet d’une scrutation publique particulièrement intense de leurs implications éthiques et juridiques, en particulier en ce qui concerne la protection des données personnelles et la sécurité de leurs transmissions 4.
Il serait tentant de se focaliser sur l’épreuve que constitue le confinement et sur les difficultés (souvent bien réelles) que rencontrent les uns ou les autres afin de mettre la visio-conférence au service de leurs efforts pour assurer une continuité de leurs engagements personnels et professionnels. Mais il est plus fécond de renverser cette perspective, de s’étonner au contraire que cette transition s’avère finalement assez aisée et de constater qu’elle ne nécessite qu’un minimum d’invention et de créativité. Au moment du confinement, c’est comme si les technologies et leurs usages étaient déjà là et disponibles, même si les premières étaient beaucoup moins diffusées et les seconds moins partagés. S’il leur a certes donné une impulsion considérable, le confinement n’a pas inventé Zoom, ni les moments de convivialité à distance, ni les télé-réunions, ni le télé-enseignement. Nos sociétés tendent à avoir peu de mémoire, et il vaut donc la peine de rappeler, au moment où les références aux « apéros virtuels » se multiplient, qu’un des premiers usages expérimentaux des systèmes de téléconférence dans les laboratoires de recherche de Xerox, dans les années 1980, était une sorte de machine à café virtuelle favorisant les échanges informels à distance entre les laboratoires américains et européens. Dans une perspective centrée sur le numérique, on peut penser que toute l’infrastructure digitale et communicationnelle du confinement était déjà à portée de main avant le confinement, tant au niveau des imaginaires et représentations associés à ces technologies, que des pratiques elles-mêmes au moins pour une minorité d’individus et d’organisations. Le confinement a occasionné un changement d’échelle, mais étonnamment facilement et avec assez peu d’innovations, dans la mesure où il s’agit d’une découverte par le plus grand nombre d’une infrastructure de technologies, de représentations et d’usages qui étaient déjà là.
Cela ne veut pas dire que le recours massif à ces dispositifs en période de confinement n’est pas porteur de transformations sociales. Celles-ci sont pour la plupart amplifiées par le confinement (mais pas créées par lui), et elles peuvent être parfois subtiles. Considérons par exemple l’organisation même de l’interaction visiophonique, centrée sur une norme visuelle qui exige de voir l’autre regardant l’écran, c’est-à-dire comme une « tête parlante » 5. Aussi banal que cet accomplissement puisse sembler (la grande majorité d’entre nous fait cela sans y réfléchir, sauf peut-être lorsqu’il s’agit de mettre plusieurs personnes à l’écran), il nécessite constamment à la fois une vigilance réflexive vis-à-vis du cadre visuel et du positionnement de son corps par rapport à la caméra, et un travail d’ajustement des corps et du dispositif vidéo. Être un télé-acteur, c’est, le plus souvent sans y penser, être aussi, et de l’intérieur même de l’interaction, devenir un réalisateur (au sens quasi télévisuel du terme) de nos moments d’échanges avec autrui.
Un autre type d’évolutions concerne les formes spécifiques de vulnérabilités des télé-activités à différentes formes de sollicitations et d’interruptions qui n’existaient pas auparavant, en particulier pour les activités professionnelles et institutionnelles. Dans le télétravail, l’activité professionnelle est comme immergée dans l’univers domestique, de sorte que télé-travailler est aussi travailler à maintenir une frontière avec l’environnement domestique qui menace sans cesse de s’effriter : choisir un cadre neutre, gérer les co-occupants qui passent dans le cadre ou qui interrompent, et donc aussi voir évoluer les régulations domestiques inhérentes à la co-habitation. Cette porosité des télé-activités à l’univers domestique est bien sûr amplifiée par la logique de confinement (co-présence forcée de tous les membres du foyer, besoin de partager les écrans s’il n’y en a pas pour tous, etc.). Que ce soit en co-présence ou à distance, les participants à toute rencontre sociale doivent travailler à entretenir et stabiliser un cadre interactionnel face à des perturbations potentielles, mais dans le cas de la visio-communication domestique, ce cadre semble plus fragile, ou tout au moins manifeste des formes spécifiques de vulnérabilités dont les implications sont à la fois pratiques et morales (en tant qu’elles engagent des régulations interactionnelles, domestiques ou organisationnelles).
D’autre part, le principe du multi-fenêtrage introduit également des formes spécifiques de perturbations, puisqu’à l’intérieur de l’écran, l’utilisateur est toujours tenté d’utiliser plusieurs applications à la fois, ce qui rend par exemple difficile pour l’enseignant à distance de s’assurer de l’engagement de ses élèves. Toutes ces porosités, jointes au relâchement des contraintes qu’implique la présence et au rétrécissement du champ de visibilité qu’induisent la caméra et le fenêtrage, offrent aussi de nouvelles marges de manœuvre aux télétravailleurs confinés, pour gérer plusieurs activités à la fois ou simuler un engagement adéquat, même si d’autres formes de contrôle émergent.
La question du rapport entre visio-conférence et mobilité est sans doute aussi très importante. La visio-conférence et son usage intensif durant le confinement doivent nous amener à revoir certaines conceptions de la mobilité et de la co-présence. D’une part, depuis son origine, la visio-conférence est pensée et utilisée comme une ressource pour permettre des formes d’interactions entre des personnes qui ne peuvent se rencontrer en présence, ou qu’il est plus avantageux de faire interagir ainsi, soit parce que les coûts de l’organisation de rencontres en co-présence sont trop élevés 6, soit pour éviter aux protagonistes la pénibilité de déplacements répétés sur le long terme 7.
De ce fait, l’existence même de la visio-conférence, qui est un outil pour l’interaction, a des implications importantes vis-à-vis des conceptions de la mobilité et de la présence. Tout d’abord, elle rend saillante une conception instrumentale de la mobilité et de son utilité sociale, et en ce sens elle semble raviver des perspectives plus anciennes. La notion de mobilité comme activité a en effet été conçue par les « mobility studies » comme critique de la conception de la mobilité propre aux recherches sur le transport 8. Dans ces dernières, la mobilité est vue comme un déplacement spatio-temporel qu’il s’agit en général de minimiser. En considérant la mobilité comme une activité, les « mobility studies » insistent en revanche sur les implications éthiques, juridiques ou environnementales de la mobilité, mais aussi sur la mobilité comme expérience vécue et multi-dimensionnelle : un individu pourra par exemple choisir un déplacement plus long pour préserver une expérience de mobilité meilleure. Avec la visio-conférence, c’est la conception instrumentale de la mobilité qui est mise en avant. La visio-conférence porte en creux une représentation de la mobilité comme déplacement permettant aux personnes d’interagir, c’est-à-dire comme transport au service des rencontres en co-présence. D’autre part, en se présentant comme une ressource de l’immobilité, la visio-conférence semble au premier abord étayer et renforcer une opposition radicale entre sédentarité et mobilité (à nouveau conçue comme déplacement ou transport). Enfin, parce qu’elle propose des modalités de rencontre et de collaboration à distance qui semblent pouvoir se substituer dans une certaine mesure à une co-présence devenue impossible ou difficile à réaliser, son usage promeut également une idéalisation de la rencontre en co-présence, à l’aune de laquelle toutes les formes d’interactions à distance, et en particulier par visio-conférence, n’apparaîtraient que comme des formes imparfaites, qui échoueraient d’une façon ou d’une autre à restituer la richesse des rencontres en présence. Le confinement, en combinant une limitation drastique des possibilités de déplacements à un usage intensif et presque systématique de la visio-conférence, semble donc solidifier cette opposition dans l’opinion publique.
En s’intéressant à la mobilité comme activité, les « mobility studies » ont apporté une approche processuelle qui remet profondément en cause ces oppositions. En particulier, en ce qui concerne les modalités de l’interaction et de la rencontre, plutôt que d’opposer « présenciel » et « distanciel » – pour reprendre des néologismes contemporains assez laids, il faut bien l’avouer –, il convient de considérer des configurations ou des trajectoires qui entrelacent différentes formes d’interactions et de rencontres. Le télétravail ne doit pas être pensé simplement comme une alternative au travail en présence, mais comme une ressource supplémentaire qui ouvre à des configurations multiples dans lesquelles les personnes peuvent être amenées à combiner différemment présence et télé-présence au fil du temps et des besoins de leurs activités.
C’est seulement à partir de ce genre de perspectives que nous pouvons tenter de penser ce qui pourrait advenir après le confinement. En effet, pendant le confinement, l’injonction autoritaire de poursuivre comme avant suggère de fortes incitations à ne rien changer après le confinement, et à retourner par exemple sur les lieux de travail, d’autant que nos structures économiques et sociales n’ont pas changé. Il ne faudrait donc pas s’attendre à une révolution à court terme dans nos pratiques de la mobilité et de l’interaction sociale. Mais avant cette période, l’injonction à limiter les mobilités se faisait aussi un peu plus pressante, au nom de leurs coûts économiques et environnementaux. Il était déjà question de recourir aux télé-activités, même si cela restait limité. L’épreuve du confinement ayant permis de réaliser combien il était possible d’effectuer de tâches et d’activités à distance, en partie interactionnelles, on est en droit de penser qu’à la suite du déconfinement, le curseur va malgré tout se déplacer un peu plus vers un usage accru de la visioconférence, des télé-réunions et du travail à distance. Alors, avec probablement des variations sectorielles, deux scenarios peuvent être imaginés. Si cet accroissement des usages reste modéré, il sera absorbé sans heurt et sans débat dans notre système actuel. Mais là où ce déplacement des usages aura la possibilité de se généraliser, il sera susceptible d’ouvrir des débats nouveaux et importants sur le droit à la présence ou à la télé-activité (et par implication sur les droits à la mobilité). Cette discussion politique demandera que nous ouvrions la « boîte noire » de l’interaction, aujourd’hui le domaine réservé de quelques rares spécialistes des sciences sociales 9, pour pouvoir réfléchir beaucoup plus directement à comment nous voulons et devons interagir, et pour faire quoi. Déterminer en quoi, quand, pourquoi et au nom de quel droit la télé-présence peut être choisie ou imposée est une des questions éthiques, juridiques et politiques qui va se poser pour nous après le confinement, et les réponses que nous donnerons auront des implications immédiates sur les mobilités.
1 https://theconvivialsociety.substack.com/p/a-theory-of-zoom-fatigue
2 Deleuze, G. (1990). « Post-scriptum sur les sociétés de contrôles », L’autre Journal (1) .
3 Harper, R., Watson, R. et Licoppe, C. (2019). Skyping the Family. Interpersonal video communication and domestic life . Amsterdam, John Benjamins.
4 Voir par exemple https://www.wired.com/story/zoom-backlash-zero-days/ ; http://cdeacf.ca/actualite/2020/04/14/comprendre-failles-zoom
5 Licoppe, C. et Morel, J. (2012). « Video-in-Interaction: “Talking Heads” and the Multimodal Organization of Mobile and Skype Video Calls », Research in Language and Social Interaction , 45(4), p. 399-429.
6 Dans le cas de la justice par exemple, la possibilité de comparaître au tribunal est étroitement liée à une logique de rationalisation budgétaire qui veut limiter les coûts de convocation et de déplacement de différents types de participants au tribunal : Dumoulin, L., & Licoppe, C. (2018). Les audiences à distance. Genèse et institutionnalisation d’une innovation dans la justice . Paris, L.G.D.J.
7 Selon les résultats de l’ Enquête nationale Mobilité et Modes de vie, le télétravail, pratiqué en majorité par des actifs habitant loin de leur lieu de travail, apparaît comme une réponse possible à l’allongement des mobilités quotidiennes observé dans les dernières décennies.
8 Urry, J. (2005). Une sociologie des mobilités : Une nouvelle frontière pour la sociologie . Paris, Armand Colin.
9 Le sociologue Erving Goffman décrivait ainsi une sorte d’aveuglement collectif à ce qu’il appelait « l’ordre de l’interaction ». Autant nous nous intéressons explicitement à ce qui se peut être accompli lors des interactions, des rencontres et des réunions, autant nous tendons à négliger la compréhension détaillée de comment nous réalisons effectivement ces accomplissements tout en nous constituant simultanément comme un certain type de personne, manifestant des formes d’engagements et de participations spécifiques. Or, comparer présence et télé-présence, qu’il s’agisse de réunions d’équipes-projets, de consultations médicales ou de l’école, demande de revenir aux détails de nos accomplissements dans l’interaction.
Exercice d’une activité salariée hors des locaux de l’entreprise, à domicile ou dans un lieu tiers pendant les horaires de travail habituels et nécessitant d’avoir accès à des outils de télécommunication.
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