19 mai 2020
Le confinement en Inde a été le théâtre d’une catastrophe humanitaire qui aurait pu être évitée : plusieurs millions de personnes ont subitement quitté les villes pour rejoindre l’arrière-pays, parfois sans ressource ni moyen de transport. Ces travailleurs et leur famille, souvent assimilés à des migrants, partagent leur vie entre la ville, pourvoyeuse d’emploi, et le village d’origine, parfois à plus de mille kilomètres. Ils pratiquent une mobilité dans l’angle mort des statistiques, qu’il serait temps de reconnaître afin d’améliorer leurs conditions d’existence.
Illustration © Hugh Edby / urbz
Après l’annonce du confinement dû au Covid-19, des images et des récits du sous-continent indien circulent encore dans les médias internationaux. Ils relatent la détresse de millions de travailleurs parcourant des centaines de kilomètres à pied ou à vélo afin de rejoindre leur village d’origine, bloqués dans les villes ou arrêtés en chemin sur les routes. Les commentateurs peinent à exprimer ou à décrire ce qu’ils voient. Est-ce un exode ? Une migration de masse en sens inverse ?
En réalité, nous assistons au besoin impérieux de retourner au village pour se mettre en sécurité, en des temps d’absolue détresse. Ce ne sont pas seulement des travailleurs migrants sur les routes, mais aussi des familles avec enfants, qui se sont installées à Mumbai, Delhi ou d’autres métropoles, mais qui continuent de penser que leur village est en ce moment un lieu plus sûr. Ces hommes, ces femmes et ces enfants entretiennent un lien fort à la fois avec la ville et avec leur village d’origine tout au long de leur vie, même une fois installés durablement en ville.
Ce tableau révélé par la pandémie du Covid-19 a rendu visible ce qui est invisible dans les statistiques officielles. La double appartenance de millions d’Indiens des classes populaires, qui ont un pied en ville et l’autre pied au village, ne doit pourtant pas être vue comme un problème en soi. En revanche, les politiques doivent à présent prendre en compte cette réalité et répondre aux besoins d’une main-d’œuvre mobile, qui alimente tant l’économie urbaine que l’économie rurale.
Ashok Kumar vit à Dharavi, un quartier ultra-dense au cœur de Mumbai, connu pour son artisanat et ses diverses communautés, constituées de générations successives de migrants du sous-continent indien. Son père a quitté un village du Tamil Nadu dans les années 1950 et, grâce à son travail acharné et au soutien de sa communauté, il a réussi à ouvrir une petite fabrique de cuir, à présent dirigée par Ashok. Leur famille et leur activité se partagent entre Mumbai et leur village d’origine, Pattamadai, à plus de 1 500 km, où ils retournent régulièrement. En raison des mesures prises par le gouvernement pour limiter la propagation de la pandémie de Covid-19, la fabrique a été fermée, comme toutes les autres entreprises indiennes. Le confinement est entré en vigueur quatre heures après avoir été annoncé par le premier ministre, ce qui n’a pas laissé le temps à Ashok et sa famille de partir pour leur village. La situation est difficile, mais ils sont mieux préparés pour répondre à la crise que la plupart des habitants de Dharavi. Comme son père avant eux, des dizaines de milliers de travailleurs sont arrivées ces dernières années pour gagner de l’argent qu’ils renvoient au village. Certains logent avec leur famille ou avec des parents, d’autres dorment dans l’atelier qui les emploie. Les conditions de vie sont difficiles en temps normal, avec peu ou pas d’intimité, des lieux de vie et de travail pleins à craquer, et des toilettes partagées. Cette situation n’est tolérable que parce qu’ils savent que le village est accessible par un voyage en train bon marché. À présent, avec les trains à l’arrêt et l’ordre de rester là où ils sont, leur foyer au village est hors d’atteinte.
Le village et la communauté sont les seuls filets de sécurité pour ceux qui travaillent dans l’économie « informelle », qui emploie plus de 90 % de la main d’œuvre et concerne tous les secteurs, des services à l’industrie, en passant par l’agriculture. C’est la réalité non seulement des « travailleurs migrants », mais aussi des familles comme celle d’Ashok, qui sont ancrées à la fois dans la ville et dans leur village d’origine.
Les allers-retours entre le village et la ville sont au cœur de la vie de plusieurs centaines de millions d’Indiens des classes populaires. Pourtant, ils passent sous le radar du recensement national, qui ne parvient pas à saisir leurs déplacements. Les statistiques indiennes considèrent qu’un individu n’est présent que dans un seul lieu ; plus précisément, elles avancent qu’environ 30 % de la population vit dans des zones urbaines et 70 % dans des zones rurales. Cela explique l’apparente surprise du gouvernement central face aux millions d’individus qui se sont rués vers les gares routières et ferroviaires dans les heures qui ont suivi l’annonce du confinement le plus massif et le plus contraignant au monde. Un mois plus tard, des centaines de milliers de personnes, y compris des familles avec des enfants, étaient toujours sur les routes, cherchant à rejoindre leur village à pied. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le gouvernement n’était probablement pas conscient de l’ampleur du phénomène. L’insistance des officiels et des médias à qualifier de « migrant » tout Indien des classes populaires cherchant à fuir la ville en dit long sur l’étendue de la méprise.
Mohammad Asif Ansari (en haut) et Monish Khan ont pris la route vers leur ville natale, Bareilly, dans l’État de l'Uttar Pradesh, quand les opportunités de travail se sont taries après la pandémie. Ils ont travaillé dans des ateliers de couture à Dharavi au cours des quatre dernières années. Pendant cette période, ils rentraient chez eux une fois par an. © urbz
Pour ceux qui vivent entre deux lieux, aller en ville signifie rarement quitter définitivement son village. Cela s’intègre davantage dans une stratégie sur toute une vie, voire sur plusieurs générations, qui comprend des retours cycliques. Si nombre de migrants ont fuit leur village par désespoir, en l’absence d’autre choix, la grande majorité est partie à la recherche d’opportunités économiques et d’un accès à l’éducation. Pour les jeunes ruraux, le départ vers la ville peut aussi représenter un voyage exaltant vers de nouveaux horizons. Comme le remarque Gyan Prakash dans ses Mumbai Fables, Mumbai, plus que toute autre ville, incarne les espoirs et les rêves portés à l’écran dans des milliers de films bollywoodiens.
Pourtant, dans la vie réelle et dans les choix stratégiques des individus, l’horizon n’est pas seulement la ville. Le voyage vers la ville est moins une façon d’échapper au village que d’améliorer son niveau de vie, et l’argent gagné en ville est utilisé pour reconstruire la maison familiale ou pour monter une affaire au village.
La majorité des travailleurs actuellement coincés à Mumbai vit en ville, ou y revient régulièrement, depuis des années. Ceux qui sont arrivés plus récemment ont moins de ressources et doivent compter sur leur employeur pour se loger et se nourrir. Nombre d’entre eux survivent grâce aux réseaux de soutien locaux et aux ONG. Ils n’ont plus d’économies et, souvent, plus assez de crédit sur leur téléphone pour appeler leur famille. Certains responsables communautaires ayant les moyens, comme Gulzar Waqar Khan à Dharavi, fournissent des recharges téléphoniques prépayées, en plus de la nourriture et du savon, expliquant que c’est la seule façon d’empêcher les travailleurs bloqués en ville de sombrer dans la dépression. Les souffrances qu’ils endurent trouvent leur écho dans les épreuves traversées au village par leurs proches, qui doivent désormais s’en sortir sans l’argent qu’ils leur reversent en temps normal.
Les travailleurs journaliers sont pris dans un horrible piège, non seulement matériellement, mais aussi en termes de statut, dans une économie complexe aux multiples facettes – à la fois agraire et industrielle, mobile et enracinée. La capacité de la majorité silencieuse à être plusieurs choses à la fois, en plus d’être aussi bien urbaine que rurale, défie toute dichotomie ou classification trop simple, ce qui explique l’invisibilisation et la non-prise en compte d’un immense secteur de l’économie, qualifié d’« informel ».
L’adjectif « informel » permet d’associer comme par magie, sous une étiquette fourre-tout, ce qui ne rentre pas dans une certaine norme. Cette étiquette demeure particulièrement dédaigneuse et, comme l’a remarqué l’anthropologue Keith Hart, à l’origine de l’expression « économie informelle », elle indique simplement qu’une grande part de l’économie n’est pas prise en compte et doit donc être identifiée et comprise de façon bien plus nuancée. Les statistiques en semblent incapables.
La réalité actuelle est que la plupart des travailleurs pauvres, qu’ils soient ou non dans les secteurs organisés, vivent à l’étroit dans des zones contestées des villes, parce qu’ils ne peuvent pas accéder au parc locatif classique. Ils dépendent le plus souvent d’un marché immobilier produit par des résidents eux-mêmes considérés comme des citoyens illégitimes, qui « squattent » l’espace public. Du vendeur de rue au policier, de l’employé de banque au travailleur journalier, l’absence de logements abordables pousse cette population dans les « bidonvilles ». Et comme le « bidonville » n’est vu que comme une conséquence classique de migrations non contrôlées de la campagne vers la ville, cette illégitimité présumée sert d’excuse aux autorités pour ne pas investir dans des infrastructures civiles décentes.
Tout cela fait de la pandémie une période particulièrement difficile. La distanciation sociale est une gageure, les toilettes partagées constituent un risque sanitaire et les défis matériels que doivent affronter les nombreuses personnes dormant dans une même pièce sont effrayants. Tout cela est particulièrement désastreux pour ceux qui considèrent que leur résidence principale est dans leur village. Toutes ces années, ils ont réussi à faire face aux conditions éprouvantes et injustes des villes denses parce qu’ils pouvaient rentrer quand ils le voulaient, notamment pour les mariages, les festivals religieux et pour aider aux champs. Ils arrivaient à supporter la densité parce qu’ils étaient mobiles. Dans les villes indiennes, densité de population et mobilité sont les deux faces d’une même médaille. Retirer la mobilité de l’équation revient à rompre l’équilibre, faisant de la précarité due à la densité un enfer.
Si Ashok, le propriétaire de la fabrique de Dharavi, a passé la plus grande partie de sa vie à Mumbai, il entretient un lien fort avec son village d’origine où il se rend au moins trois fois par an, en général par le train. Sa biographie comprend des périodes dans les deux lieux, à différents moments. Il a passé la première partie de son enfance à Mumbai, mais a été renvoyé à Pattamadai à l’âge du collège, lorsque l’école de Dharavi a cessé de proposer des cours dans sa langue maternelle – le tamoul. Il est revenu à Mumbai à la fin de sa scolarité pour devenir apprenti dans les chemins de fer indiens. À la mort de son père, il a repris l’entreprise familiale.
L’un de ses frères est retourné s’installer au village pour superviser la ferme familiale. L’un de ses fils travaille avec lui et a monté sa propre affaire d’impression numérique dans le quartier, tandis que l’autre est ingénieur à Singapour. Ashok et ses frères ont fait don de deux hectares de terrain à Pattamadai pour la construction d’un hôpital et ont monté une école caritative à Dharavi.
Manoj Kumar Vishwakarma est menuisier et travaille à Dharavi. Il est originaire d'un village à l'extérieur de Varanasi, dans l’Uttar Pradesh, où il a deux maisons et où vivent sa femme et ses enfants. Il vit à Mumbai depuis 26 ans et a loué une petite maison dans un quartier de Thane. Il retourne au village pendant quinze jours tous les trois mois, et y reste parfois jusqu’à six mois consécutifs. © urbz
Comment détacher une telle trajectoire des catégories fixes, comme celle de « migrant » ? Est-elle urbaine ? Rurale ? Ou peut-être que la question est davantage de savoir comment ces catégories rigides émergent, alors qu’elles rendent rarement justice à la réalité ?
Priya Deshingkar et d’autres spécialistes des migrations font remarquer que dans les pays qui ont une économie agraire fortement enracinée historiquement, les migrations entre les zones rurales, les migrations rurales vers les petites villes au sein des régions et les migrations rurales vers les villes lointaines épousent souvent des rythmes saisonniers et cycliques, dans lesquels les familles aux deux foyers sont la norme. Ces liens familiaux sont enchevêtrés dans les affiliations communautaires et claniques, ce qui crée des réseaux couvrant de larges territoires et de longues périodes. Ces aspects devraient être pris en compte par les décideurs et les planificateurs.
La reconsidération de la main-d’œuvre indienne comme une population mobile, capable de circuler de façon stratégique entre des habitats ruraux et urbains en fonction des besoins et des opportunités, remet en question le récit dominant d’une migration sans retour pour fuir les villages pauvres et échouer inéluctablement dans les bidonvilles urbains. Ces « bidonvilles » urbains ne devraient pas être considérés comme des pièges, où les gens se retrouvent par désespoir. Comprendre les « bidonvilles » plutôt comme des espaces permettant aux communautés d’avoir accès à la ville, en l’absence de logements abordables sur le marché urbain, pourrait largement contribuer à réorienter les politiques urbaines, pour passer de la démolition à l’amélioration des lieux.
La mobilité, les réseaux communautaires, les points d’accès ne sont pas des nouveautés en Inde. Les familles et les individus en usent depuis des siècles, tout en restant attachés à des lieux spécifiques. Le système ferroviaire, bon marché et accessible, a renforcé des modèles préexistants en permettant aux classes populaires de voyager dans tout le sous-continent (même si les communautés étaient mobiles bien avant son apparition, ce que montrent des chercheurs comme Mariam Aguiar). Dans l’Inde indépendante, l’ancienne infrastructure coloniale est devenue l’institution la plus démocratique du pays, facilitant le va-et-vient d’une population mobile. Cela a été rendu possible par une politique délibérée de subventions, qui a permis de souder le pays et de créer des liens forts entre zones urbaines et zones rurales.
La pandémie a mis en lumière une situation trop longtemps ignorée. Les liens entre zones urbaines et zones rurales sont profonds et ne sont pas, en eux-mêmes, problématiques. Ils constituent en fait le meilleur espoir de l’Inde face aux importants défis environnementaux, technologiques et démographiques à venir. Pour que cet espoir se concrétise, il faut prendre en compte la mobilité de la main-d’œuvre et l’intégrer dans la planification stratégique, dans les domaines de l’infrastructure de transport et du logement urbain.
Nous devons apprécier à sa juste valeur la contribution de la mobilité des classes populaire au développement urbain comme rural. Elle fournit aux villes une main-d’œuvre nombreuse et abordable, tout en permettant le développement de la vie villageoise. Sans les envois d’argent venant des villes, qui permettent d’investir dans des maisons ou des entreprises, les zones rurales souffriront, jetant davantage de gens dans la pauvreté. En une génération, grâce à l’accès à l’université dans les villes, cette main-d’œuvre urbaine ramène également dans les villages des ingénieurs, des comptables et des médecins, désireux de retrouver leurs foyers ancestraux.
Dans une perspective à long terme, il est vital de reconnaître le potentiel de la mobilité en tant que force économique positive en Inde et de promouvoir des moyens de transport bon marché dans les secteurs les plus pauvres de la société. En parallèle, un soutien dans l’amélioration des conditions de vie et des infrastructures civiques dans les quartiers où les travailleurs vivent, gagnent leur pain et participent à l’économie de la ville contribuerait grandement à la création d’un environnement urbain sain.
Le droit à la ville est indissociable du droit à la mobilité. Ces droits, toutefois, impliquent des responsabilités particulières pour les décideurs et les planificateurs.
Rendre possible la mobilité par le biais de moyens de transport bon marché, voilà une des meilleures voies suivies, avec constance, par le gouvernement indien. Pourquoi ne pas étendre ce modèle et construire des logements subventionnés au-dessus des gares et le long des voies ? En outre, considérer les bidonvilles comme des espaces d’opportunités pour la construction de logements abordables pourrait contribuer à y améliorer l’infrastructure civique. Plutôt que d’expulsions et de plans de réaménagement, ces quartiers ont besoin du soutien du gouvernement pour améliorer les infrastructures et promouvoir la qualité de vie.
Nous ne pouvons plus ignorer la réalité de ces travailleurs et de leurs familles. L’urgence en cours est un avertissement pour éviter que les événements ne se répètent si la pandémie de Covid-19, ou une autre crise sanitaire similaire, frappe à nouveau le sous-continent indien.
La résolution de ces deux faces d’un même problème, que ce soit en termes de conditions de vie dans la ville ou de reconnaissance de l’importance de cette mobilité connectée au village, aurait un impact immédiat sur la vie de millions de personnes dans les zones urbaines comme, probablement, dans les zones rurales.
Les mesures de confinement instaurées en 2020 dans le cadre de la crise du Covid-19, variables selon les pays, prennent la forme d’une restriction majeure de la liberté de se déplacer durant un temps donné. Présenté comme une solution à l’expansion de la pandémie, le confinement touche tant les déplacements locaux qu’interrégionaux et internationaux. En transformant la spatio-temporalité des modes de vie, il a d’une part accéléré toute une série de tendances d’évolutions préexistantes, comme la croissance du télétravail et des téléachats ou la croissance de la marche et de l’utilisation du vélo, et d’autre part provoqué une rupture nette dans les mobilités de longue distance. L’expérience ambivalente du confinement ouvre sur une transformation possible des modes de vie pour le futur.
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