Comment en vient-on à changer de mode de déplacement au cours de sa vie ? Qu’est-ce qui explique que l’on maintienne une pratique de mobilité alors que l’on en abandonne une autre ? Marie Huyghe, Nicolas Oppenchaim et Laurent Cailly proposent la notion de trajectoire mobilitaire pour mieux appréhender la manière dont les individus opèrent des allers-retours entre différents modes au gré de leur trajectoire résidentielle, professionnelle et familiale, mais aussi de leur vécu de la mobilité, des perturbations, des compétences qu’ils intègrent au fil de leurs expériences, sans oublier des différentes phases de réflexivité qui interviennent dans les changements de comportement. Pour rendre compte des interactions entre ces différents éléments, ils ont imaginé une représentation graphique qui met en lumière la manière dont se construit la trajectoire mobilitaire des individus.
Ce travail a été réalisé dans le cadre du métaprojet qui a notamment donné lieu à la recherche « Sortir de la dépendance à la voiture dans le périurbain et le rural ».
Au sein du laboratoire CITERES, nous menons une enquête collective sur la mobilité quotidienne. Dans ce programme, nous cherchons à mieux comprendre comment s’opèrent les comportements de mobilité au fil de l’existence, au cours de la vie des individus, et comment évolue le rapport au mode utilisé. L’objectif de ce travail est d’identifier la pluralité des facteurs qui structurent l’évolution des comportements de mobilité, notamment le rôle prépondérant des apprentissages et de l’expérimentation, mais aussi des moments de réflexivité qui modifient les comportements de mobilités.
La notion de trajectoire de mobilité appréhende ces changements sous l’angle d’un continuum, et non sous la forme d’une succession de ruptures. Elle s’intéresse à l’ensemble des caractéristiques de la mobilité, qu’elle considère comme faisant partie d’un système évolutif dont il s’agit de retrouver les dynamiques d’évolution et les structures d’ordre pour essayer de dégager des régularités. Nous faisons l’hypothèse que certains changements modaux, comme le moindre recours à la voiture individuelle, n’est pas synonyme d’un abandon définitif de la voiture, mais passe par une hybridation ou un aller-retour entre les modes qui s’échelonne avec le temps. Dans nos analyses, nous faisons l’hypothèse que les évolutions comportementales prennent la forme d’une série d’expérimentations, et que ces expérimentations amènent l’individu à passer par différentes phases. Et pour comprendre ces changements de comportements, nous nous sommes très librement inspirés de théories de psychologie sociale, notamment du modèle trans-théorique développé par Prochaska et Di Clemente, qui met en évidence le passage par :
Les phases du changement de comportement par Prochaska et Di Clemente
La seconde hypothèse que nous faisons est que les évolutions de comportements tiennent d’une part à des facteurs qui sont propres à l’individu, à ses caractéristiques sociales, familiales ou professionnelles, mais aussi à des événements extérieurs, des opportunités et des perturbations. Nous détournons un peu l’hypothèse classique selon laquelle le changement ne viendrait que de l’individu, en y ajoutant des facteurs extérieurs.
Nous avons choisi d’opérationnaliser ce concept de trajectoire mobilitaire sous la forme d’une représentation graphique. Sur l’axe horizontal, nous pouvons suivre le déroulé de la vie de l’individu : c’est le fil chronologique.
Sur l’axe vertical, nous faisons figurer, d’une part, le vécu du mode de déplacement, et d’autre part, les dispositions, valeurs, représentations des différents modes incorporés dans l’enfance et l’adolescence, les opportunités et perturbations qui peuvent venir déstabiliser les routines de l’individu, et enfin l’évolution du contexte familial, résidentiel et professionnel dans lequel il évolue.
À partir de cette grille, nous faisons figurer une première couche d’informations, constituée de l’ensemble des éléments évoqués par l’individu lors de l’entretien à propos de sa mobilité ou de celle de son conjoint.
Sur cette première couche nous ajoutons une seconde couche d’informations que nous nommons le fil interprétatif. Ce fil interprétatif relie l’ensemble des éléments que le chercheur juge structurant pour la trajectoire mobilitaire d’un individu.
Ce fil interprétatif présente également l’avantage de pouvoir représenter l’évolution des différentes phases psychologiques par lequel passe l’individu lors des processus de changements.
La représentation graphique de la trajectoire de Mme André constitue un bon exemple pour montrer que même les auto-solistes les plus affirmés peuvent aussi expérimenter d’autres modes de déplacement et ne pas nécessairement être réfractaires aux changements de modes.
Mme André à 39 ans, elle réside dans le périurbain lointain tourangeau et se rend tous les jours en voiture dans un quartier de Tour qui est desservi uniquement par des bus, pour le travail, en mettant une demi-heure. Tout au long de sa trajectoire, Mme André se caractérise par un fort attachement affectif à la voiture. Celle-ci est présente à toutes les étapes de sa trajectoire depuis son enfance dans le rural. Néanmoins, cet attachement affectif à la voiture ne dit pas tout des pratiques de mobilité de Mme André tout au long de sa vie. En effet, ses trajectoires résidentielle et professionnelle, qui l’ont menée dans des grandes agglomérations comme Paris et Londres, l’ont conduite à utiliser au quotidien d’autres modes de déplacement, en particulier le train. Même désormais stabilisée dans le périurbain tourangeau et utilisatrice solo de la voiture, Mme André est néanmoins ouvert à d’autres modes de déplacement. Par exemple, elle connaît via une collègue le temps de déplacement que cela lui prendrait d’aller au travail en train plutôt qu’en voiture.
Elle a également expérimenté le covoiturage pendant quelques mois avec une collègue de travail, même si elle a arrêté cette expérience en raison des retards répétés de sa collègue.
Contrairement à Mme André, Mme Da Silva, qui utilise elle aussi quotidiennement la voiture solo pour se rendre au travail, préférait largement ses déplacements antérieurs en train, durant lesquels elle avait noué de nombreuses relations de sociabilité, mais aussi retrouvé le goût, et surtout le temps, de pratiquer la lecture.
Tout d’abord, l’exemple de Mme Da Silva permet de bien montrer l’hybridation entre les différents modes de déplacement. En effet, lorsqu’elle se rendait en tram et en trottinette au travail, cela ne l’empêchait pas plusieurs jours par mois d’utiliser ponctuellement la voiture, notamment lorsqu’elle devait aller faire des courses à la sortie du travail ou aller chercher ses enfants. Le second intérêt de la trajectoire mobilitaire de Mme Da Silva est de bien montrer l’influence des différentes familles de facteurs. L’évolution de ses pratiques s’expliquent à la fois par des changements résidentiels et par des dispositions favorables à l’usage de la marche et des transports en commun qu’elle a acquises lors de son enfance dans une ville moyenne du Brésil. Troisièmement, sa trajectoire permet de montrer l’influence du vécu des temps de déplacements, qui explique qu’elle préfère largement le train à la voiture individuelle.
Enfin sa trajectoire est également fortement influencée par des opportunités ou perturbations extérieures telles que le vol de vélo ou la panne de son véhicule qu’elle n’a pas les moyens de faire réparer, ainsi que par les changements d’horaires professionnels de son mari, qui l’ont conduite à devoir renoncer à son grand dépit au train et à retourner à la voiture individuelle.
À un moment de sa vie, Mme Pia a dû changer de travail et est venue travailler à Tour Centre.
Jusqu’à présent, elle effectuait ses déplacements pendulaires en voiture. Elle a toutefois rapidement réalisé que cela ne serait plus possible, à cause des problèmes de stationnement. Elle a alors décidé d’accepter le travail et d’adopter le train. Au début, c’était un mode qu’elle ne maîtrisait absolument pas. Au fur et à mesure, elle a développé un certain nombre de compétences, que ce soit sur les horaires, sur le fonctionnement du train, ou sur la gestion des perturbations, des retards et des grèves, par exemple en organisant du covoiturage informel avec des collègues de train. Globalement, elle a exprimé une grande satisfaction vis-à-vis de de ce nouveau mode de déplacement. Tout ce nouveau bagage, qu’elle a composé finalement, a eu un impact le jour où il y a eu une perturbation dans ses déplacements pendulaires. Alors que se profilait une formation dans un quartier éloigné de la gare, elle a dû décider la manière de s’y rendre. À ce moment, le fait qu’elle sache qu’elle était capable de se déplacer autrement qu’en voiture lui a permis de trouver une solution alternative, et elle a décidé d’y aller en train puis en tram.
On voit bien dans l’exemple de Mme Pia la façon dont le fait qu’elle ait développé ces nouvelles compétences et connaissances lui a permis de trouver une alternative autre que la voiture à laquelle elle aurait jusqu’alors pensé de manière un peu automatique.
Le deuxième élément très intéressant sur cette trajectoire, c’est qu’on voit comment toutes ces compétences développées par Mme Pia ont eu un impact indirect sur son mari, comme s’il y avait eu une forme de diffusion de ces nouvelles compétences, au cours de discussions conjugales par exemple. Concrètement, alors que le couple se rendait à Tours une fois de temps en temps le weekend en voiture, c’est M. Pia qui a un jour proposé à son épouse de s’y rendre en train. Ainsi, c’est M. Pia, qui lui-même n’avait jamais testé le train, qui a proposé à sa femme de faire évoluer leurs pratiques.
L’approche par les trajectoires mobilitaires permet de sortir d’une approche normative des changements de comportements de mobilité, avec cette idée qu’on devrait aller vers des modes de déplacement durables prédéfinis, puisqu’on voit que dans l’expérience ordinaire des individus, dans ce travail de transformation et d’innovation par le bas, on a finalement une pluralité de réponses qui évoluent suivant les contextes biographiques. Cela permet une analyse plus épaisse, moins dogmatique, qui préfigure moins ce que peut être demain la mobilité durable et qui est au plus proche de l’expérience et de l’expérimentation par le bas.
Au niveau scientifique, son premier intérêt est de mieux comprendre les changements modaux et de rentrer dans la complexité de ces processus faits d’aller-retours, d’expérimentations, d’hybridations des différents modes.
Le deuxième intérêt au niveau scientifique est de faciliter l’analyse du chercheur en comparant les logiques des différentes trajectoires pour pouvoir faire émerger différents facteurs explicatifs de ces évolutions de trajectoires.
Enfin, le troisième avantage scientifique de la traduction graphique de ce concept est sans doute de permettre des méthodologies innovantes, notamment en revenant vers les personnes interrogées pour leur soumettre la schématisation graphique tirée du récit qu’ils nous ont livré en entretien. Cela peut permettre à terme d’enrichir ces trajectoires et donc la compréhension qu’on peut avoir des processus de changements modaux.
Sur le plan opérationnel, cet outil ou cette notion de trajectoire mobilitaire peut avoir un intérêt pour aider à la réflexion sur les politiques de mobilité. Ce travail et cette approche des pratiques individuelles nous permettent de mieux comprendre l’impact du vécu de la socialisation et des perturbations sur les choix modaux et peuvent être mis au service de l’élaboration des politiques de mobilité, par exemple quand une collectivité doit faire un choix autour d’une tarification d’un service de transport en commun, réfléchir au confort qu’elle va offrir dans ses services de transport ou élaborer les mesures d’éducation ou de formation à mettre en œuvre.
Par ailleurs, l’outil de trajectoire mobilitaire peut être adapté dans la mise en œuvre de mesures de marketing individualisé pour accompagner les changements de pratiques de mobilité vers des pratiques plus durables, en tout cas moins dépendantes de la voiture solo. Ce qui est intéressant, peut-être innovant dans notre approche, c’est la vision que l’on a du changement de pratique. Notre vision n’est plus celle de la rupture, qui considère qu’une nouvelle pratique fait complètement disparaître les pratiques antérieures. Avec la trajectoire mobilitaire, on montre bien qu’on est dans un continuum avec des expériences qui se suivent, qui s’hybrident, etc. C’est cette approche-là qui rend l’outil intéressant.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Laurent Cailly et Marie Huyghe (26 Août 2020), « Les trajectoires mobilitaires : une notion clef pour penser et accompagner les changements de modes de déplacements », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 03 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/13412/les-trajectoires-mobilitaires-une-notion-clef-pour-penser-et-accompagner-les-changements-de-modes-de
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