30 octobre 2020
Avant la crise du Covid, plus on se déplaçait, mieux c’était : la mobilité était non seulement censée permettre de rejoindre ses activités quotidiennes, mais aussi d’accéder à l’emploi, voire de réussir sa vie. La pandémie et les confinements qui l’accompagnent mettent à mal cette mobilité effrénée. Nous sommes aujourd’hui à un point de bascule : après avoir fait l’expérience de l’immobilité forcée, allons-nous retrouver les modes de vie très mobiles d’avant la crise ? Peut-on encore dire qu’il faut « bouger pour s’en sortir » ?
Il est certain que savoir se repérer dans l’espace, même sur un territoire inconnu, utiliser les transports en commun ou encore conduire sont des compétences qui facilitent la vie, rendent plus autonome et donnent confiance en soi. Des sociologues comme Vincent Kaufmann à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne ont montré qu’avoir vécu des expériences de mobilité (voyages, déménagements, etc.) permettait d’acquérir ces compétences, de s’adapter facilement à un environnement peu familier et notamment aidait à supporter les déplacements liés au travail, de plus en plus intenses.
Bien sûr, disposer du permis de conduire procure de l’autonomie pour organiser son quotidien : aller faire les courses, ne pas dépendre d’un autre membre de la famille pour se déplacer, accompagner les enfants ou parents à charge, aller au travail, etc. Peut-on pour autant dire que savoir se déplacer permet de trouver un emploi ? Malheureusement, on ne le sait tout simplement pas. Les politiques d’aide à la mobilité pour trouver un emploi ne sont pas plus évaluées par les pouvoirs publics, qu’elles ne sont étudiées par les chercheurs sous cet angle : on analyse davantage la réussite du demandeur d’emploi à l’examen du permis que l’effet de ce précieux sésame, une fois en poche, sur une éventuelle embauche. Et pour cause, on présuppose que l’effet est forcément positif. Cette politique a pour effet pervers de normaliser le fait de considérer une région, voire le pays tout entier, comme un grand bassin d’emplois dans lequel chacun aurait à puiser sans se soucier des distances. Cela favorise d’importantes mobilités quotidiennes entre le domicile et le travail, voire des déracinements non désirés en cas de déménagement. Les Français (et leurs employeurs) finissent par intégrer l’injonction selon laquelle ils doivent « bouger pour s’en sortir ».
C’est problématique à plus d’un titre.
D’abord, parce que ceux qui se déplacent le plus pour le travail en subissent les conséquences : fatigue, stress, fragilisation des liens sociaux et familiaux sont des effets bien documentés par les chercheurs comme Stéphanie Vincent au LAET (Laboratoire d’Aménagement et d’Economie des Transports) et Emmanuel Ravalet à l’Université de Lausanne 1. Ensuite parce qu’avoir une « vie mobile » ne correspond pas toujours aux aspirations des Français : alors que nous nous déplaçons de plus en plus (10 heures par semaine en moyenne en France dont 4 heures rien que pour le travail) 2, huit personnes sur dix souhaitent ralentir, près d’une personne sur deux souhaite vivre et travailler en proximité, à l’échelle de son quartier 3 et les autres ne souhaitent pas avoir des trajets de plus de trente minutes.
Au-delà de mieux répondre aux aspirations d’une majorité de Français, un changement de politique aurait l’avantage non négligeable de réduire les émissions de gaz à effet de serre, ce que les politiques de transports classiques ne parviennent pas à obtenir 4 : Avec 30% des émissions nationales, le transport est le premier secteur émetteur de CO2 en France et n’est toujours pas sous contrôle. Face à l’urgence climatique, cesser d’encourager une mobilité sans limite, en particulier pour le travail qui représente 45% des distances parcourues chaque semaine par les Français, devient une mesure de bon sens. D’autant plus que l’on sait que plus on se déplace pour son travail, plus on se déplace dans les autres secteurs de sa vie (activités sociales, sport et loisirs, etc.) 5.
Finalement, dans la société actuelle, savoir bouger c’est important, mais avoir la possibilité de bien bouger, c’est-à-dire d’avoir des pratiques de mobilité choisies et agréables, qui reposent davantage sur des modes de transport peu polluants, c’est mieux.
Il s’agit de donner aux Français les moyens d’être mobiles en limitant leurs émissions de CO2 (utilisation des transports en commun, des modes actifs ou encore du covoiturage), mais aussi de pouvoir être davantage immobiles quand ils le souhaitent (mode de vie en proximité, travail près de chez soi, télétravail, etc.). Si le confinement a permis d’expérimenter des rythmes de vie alternatifs 6 et de faire évoluer le rapport des Français à leurs déplacements, force est de constater que bien bouger n’est possible que si l’on réalise que ce sont les territoires qui doivent s’adapter à nos modes de vie désirés et durables et non l’inverse. Les politiques publiques doivent cesser de faire de la mobilité et de l’usage de la voiture la principale variable d’ajustement des autres activités et, en particulier, du travail, sur un territoire qui serait immuable.
À l’heure où le Covid a précipité la réflexion sur la localisation des emplois stratégiques, c’est l’occasion inespérée de repenser l’aménagement du territoire et la relation entre bassins d’emploi et bassins de main d’œuvre, faciliter l’accès aux services près de chez soi et sécuriser les modes actifs et partagés. On peut commencer par réduire les trajets domicile-travail, que ce soit grâce à la pérennisation du télétravail ou la possibilité d’échanger son poste, comme le propose la société JobiLX, et par revoir les objectifs des politiques d’aide à la mobilité pour qu’elles soient mieux adaptées aux aspirations des individus. On pourra du même coup arrêter d’opposer « fins de mois » et « fin du monde ».
1 Recherche Job Mob, Forum Vies Mobiles, 2014.
2 Enquête Nationale Mobilités et Modes de Vies, Forum Vies Mobiles, Obsoco, 2020.
3 Enquête Aspirations liées à la mobilité et aux modes de vie, Forum Vies Mobiles, Obsoco, 2016.
4 Limiter l’empreinte carbone de la mobilité : la France se donne-t-elle les moyens de ses ambitions ?, Forum Vies Mobiles, 2020
5 Enquête Nationale Mobilités et Modes de Vies, Forum Vies Mobiles, Obsoco, 2020.
6 Enquête sur les impacts du confinement sur la mobilité et les modes de vies, Forum Vies Mobiles, Obsoco, 2020.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xUn mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
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