Dans un contexte d’ubérisation de l’économie et d’évolution des pratiques de consommation, la livraison de repas à domicile s’est considérablement développée. Avec la crise sanitaire, qui a encore amplifié le recours à ce service, de nombreux livreurs à la recherche d’un revenu facile d’accès et d’une activité autonome et flexible sont entrés dans la course, employés par des plateformes numériques comme Uber Eats ou Deliveroo qui travaillent aujourd’hui avec plus d’une dizaine de milliers de livreurs en France. Ils sont devenus des acteurs incontournables de la logistique urbaine. Comment vivent-ils ce métier mobile ? Être livreur à vélo aujourd’hui, passion ou exploitation ?
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Depuis quelques années et surtout depuis le début de la crise sanitaire, le recours à la livraison de repas à domicile a explosé. Les plateformes de livraison (Uber, Deliveroo, Frichti…), dans un contexte d’ubérisation de l’économie, recrutent de nombreux livreurs en leur promettant un revenu facile d’accès et une activité autonome. Ces avantages affichés par les plateformes sont-ils réels ? Bien visibles dans l’espace public, sait-on vraiment qui sont les livreurs à vélo aujourd’hui ? Dans quelles conditions travaillent-ils ? Combien de temps passent-ils à sillonner les villes chaque jour et pour quel revenu ? Comment vivent-ils ce métier mobile ? Être livreur à vélo aujourd’hui, passion ou exploitation ?
Pour répondre à ces questions, le Forum Vies Mobiles a demandé à un atelier d’étudiants du Master d’Aménagement et Urbanisme de l’Université Paris 1 de mener l’enquête. Ils ont conduit 53 entretiens approfondis auprès de livreurs travaillant dans le centre de Paris et en grande couronne (Mantes-la-Jolie), ainsi que des observations et un focus group dont résulte une série de propositions pour mieux répondre aux problèmes rencontrés par les livreurs.
À leurs débuts, les plateformes qui avaient besoin de recruter de la main d’œuvre proposaient des conditions de travail attractives pour attirer des livreurs majoritairement recrutés sous le statut de micro-entrepreneur : activité autonome, aux horaires flexibles, bien rémunérée et en extérieur, événements conviviaux, etc.
D’abord exercé principalement à temps partiel par des livreurs relativement peu nombreux, majoritairement des jeunes Français étudiants, souvent amateurs de vélo, à la recherche d’un revenu d’appoint, le métier a vu arriver de nouveaux profils à mesure que les conditions de rémunération se durcissaient et que les exigences des plateformes étaient plus importantes : injonction à la vitesse, dégradation des conditions de travail et de rémunération, etc. Par exemple, en septembre 2020, les livreurs Uber Eats touchaient en moyenne 8,7 euros brut par heure, contre 9,9 six mois plus tôt ; par comparaison, le SMIC horaire est de 10,15 euros bruts en France. Certaines plateformes (Deliveroo en 2017) sont même passées d’une rémunération à l’heure à une rémunération à la course et au kilomètre parcouru. Avant cette mesure, les livreurs étaient payés 7,5 euros de l’heure et touchaient entre 2 et 4 euros par course. Désormais, le livreur Deliveroo est payé 2 euros à la récupération de la commande, 1 euro à la livraison et un complément suivant la distance qu’il a parcourue. La rémunération à la course s’inscrit dans une économie à la tâche, dans laquelle le temps d’attente n’est plus rémunéré, alors même que les livreurs passent parfois davantage de temps à attendre des commandes qu’à livrer. Pour pouvoir dégager un revenu suffisant, les livreurs doivent donc aller le plus vite possible, afin de faire plus de courses et/ou de parcourir de plus longues distances.
Un livreur en Vélib’ rue de la Harpe (5e arrondissement)
Si les plateformes peuvent se permettre de faire évoluer leur politique dans ce sens, c’est que les livreurs travaillant pour elles sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux que dans les débuts et pour beaucoup, très dépendants du revenu qu’ils tirent de cette activité. Beaucoup sont entrés dans la course du fait d’une perte d’emploi. Cela a été amplifié par la crise sanitaire, qui s’est accompagnée de nombreuses suppressions d’emplois d’une part, d’une hausse de la demande de livraison à domicile d’autre part.
De nombreuses personnes précaires, migrantes, parfois sans papiers, se sont saisies de cette activité relativement facilement accessible : pas ou peu de sélection à l’embauche, pas besoin de formation particulière. Cela a conduit à une diversification des profils des livreurs, ainsi qu’au développement de la concurrence entre les livreurs et même, à une sous-traitance entre eux pouvant aller jusqu’à l’exploitation (sous-location de compte avec versement d’une commission dont le montant est fixé par le livreur titulaire).
Les 53 livreurs auprès desquels les étudiants ont mené des entretiens approfondis parcourent en moyenne entre 40 et 120 km par jour travaillé. Mais en réalité, les situations sont très variées. Parmi les enquêtés, on compte :
Le livreur Paul appartenant à la catégorie des « coursiers »
Le livreur Ali appartenant à la catégorie des « forçats »
Très aléatoire, le quotidien des livreurs est marqué par une forte mobilité, contrainte par l’injonction à la vitesse qu’ils subissent de la part des plateformes qui les poussent à aller le plus vite possible, notamment par des systèmes de récompense des livreurs les plus efficaces et de sanction des moins rapides. En grande couronne, il est plus fréquent de devoir parcourir de grandes distances et de devoir emprunter des voies de circulation rapide pour livrer les nombreuses communes à dominante résidentielle ne disposant pas de restaurants.
La fatigue physique et la mise en danger qui en découlent conduisent ainsi de nombreux livreurs à opter pour le scooter ou la voiture alors que l’usage de ceux-ci pour la livraison n’est autorisé qu’à condition d’avoir une licence spécifique – remettant en question au passage le bilan environnemental positif de la livraison à vélo. Plus généralement, alors que les enquêtés se livrent à une course contre-la-montre au cours de leurs journées de travail (encouragée par le système de rémunération), la cohabitation avec d’autres usagers de l’espace public peut être source de tensions, voire de collisions. Le non-respect du code de la route par les livreurs (emprunter des rues piétonnes, griller des feux rouges…) accroît encore ces risques.
Le livreur Toufik appartenant à la catégorie des « forçats »
Les livreurs enquêtés utilisent des véhicules variés, allant des différents types de vélo (vélo mécanique, électrique, Vélib, Véligo, etc.) (40/53) à la voiture (5/53), en passant par le scooter (13/53). Certains livreurs utilisent plusieurs sortes de véhicules et il est fréquent que les livreurs passent d’un véhicule à l’autre durant leur carrière. Leur expérience est très différente suivant le véhicule qu’ils utilisent. Ils acceptent des commandes plus ou moins longues, roulent d’une certaine manière, vont à différentes vitesses selon qu’ils sont en scooter, en vélo ou en voiture.
Les étudiants ont dressé une typologie des rapports au vélo des livreurs, prenant en compte leur attrait ou leur rejet pour le vélo et l’utilisation de différents moyens de transport pour livrer et pour se déplacer au quotidien. Six profils ont ainsi été identifiés :
Le quotidien des livreurs travaillant pour des plateformes est également rendu plus pénible par l’absence de relations entre l’entreprise et le livreur, qui reçoit des ordres d’un algorithme, alors qu’au départ, certaines plateformes avaient mis en place des ambassadeurs, livreurs distingués par la plateforme et chargés notamment d’une partie du recrutement et de la formation de nouveaux livreurs.
À la déshumanisation du travail s’ajoute l’opacité de l’algorithme et de son fonctionnement, rendant la rémunération incertaine. De plus, l’attente des courses, inhérente au métier de livreur, est une source de stress, puisque dans la plupart des cas, elle n’est pas rémunérée. Elle est également une source d’inconfort : les livreurs ne disposent pas de lieu dédié pour aller aux toilettes, se reposer, se mettre à l’abri des intempéries. Certains livreurs restent statiques à proximité de restaurants réputés pour recevoir de nombreuses commandes, tandis que d’autres roulent dans l’espoir de se rapprocher de zones mieux pourvues en restaurants et en clients. L’attente est pour certains l’occasion d’un moment de sociabilité qui permet d’adoucir des conditions de travail difficiles.
Un livreur qui attend sur un banc Place de la République, à proximité directe des fast-food
La présence des livreurs de repas dans les médias et dans l’espace public invite peu à peu à discuter et à se saisir de la question de la précarisation de milliers de livreurs ne bénéficiant pas des droits inscrits dans le Code du travail.
À l’issue d’un focus group associant certains livreurs, les étudiants concluent leur recherche par une série de recommandations qui touchent aussi bien au droit du travail qu’à l’aménagement urbain.
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Découvrez également l’exposition virtuelle GigWork, réalisée par les chercheurs Cosmin Popan et Nathanael Sheehan, et les artistes Oana Lohan, Ionuț Dulămiță, José Sherwood González et Alin Tămășan, à partir d’une recherche menée sur les livreurs à Vélo à Manchester, Cluj et Lyon : https://gigwork.city/
Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
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