25 janvier 2021
L’une des rares bonnes nouvelles de 2020 est peut-être que le climatoscepticisme est en voie de disparition. Dans la majeure partie de l’Europe, il est devenu difficile de trouver des personnalités publiques ou des organisations pour réfuter la réalité du changement climatique d’origine humaine. La mauvaise nouvelle est que ce discours a été remplacé par un autre, plus subtil mais non moins insidieux. Un discours qui commence par admettre (ne serait-ce que pour la forme) le changement climatique, mais poursuit immédiatement en expliquant pourquoi nous ne devrions pas faire ci et ça pour nous y attaquer. Souvent, l’objectif est exactement le même que chez les climatosceptiques : donner un coup d’arrêt à tout effort de limitation du changement climatique.
Dans un texte récent publié dans la revue Global Sustainability 1, nous avons proposé une typologie de douze de ces « discours de procrastination climatique », organisée en quatre grandes catégories (voir le modèle ci-dessous). Le transport durable fournit peut-être le terrain le plus propice à de tels discours, du fait qu’il s’agit d’un secteur dans lequel le fossé ne cesse de grandir entre les aspirations politiques et la réalité : dans l’Union européenne, le transport est le seul secteur qui a connu une augmentation de sa consommation énergétique 2 et de ses émissions de gaz à effet de serre 3 depuis 1990.
La première catégorie de discours vise à reporter la responsabilité sur quelqu’un d’autre . Ces discours acceptent le principe de la nécessité que quelqu’un agisse pour atténuer le changement climatique, mais tentent de renvoyer la responsabilité d’agir à d’autres pays, secteurs ou acteurs. L’une des variantes très courante est l’individualisme , lorsque la responsabilité de résoudre le changement climatique est rejetée entièrement sur les individus, qui devraient faire d’autres choix de consommation. L’objectif est d’éviter toute discussion de causes plus profondes. Par exemple, lorsque le PDG du groupe Volkswagen rejette la responsabilité du boom des SUV sur les préférences des consommateurs 4, cela tend à minimiser la responsabilité des constructeurs automobiles, qui ont dépensé des sommes importantes pour faire la publicité de ces véhicules et en ont tiré des bénéfices conséquents 5.
La deuxième variante est celle du « Whataboutisme ». Cette forme de sophisme consiste ici à minimiser sa propre responsabilité d’agir face au changement climatique, en pointant du doigt d’autres qui sont (supposément) plus coupables que nous, et devraient donc « passer les premiers ». Quand un Européen souligne que son pays n’est à l’origine que « d’à peine 2 % 6 » des émissions mondiales et commence à parler de la Chine, c’est un cas classique de whataboutisme. Non loin de là, on trouve l’excuse du passager clandestin ( free rider , en anglais), qui part du principe que les autres n’auraient aucune intention réelle de réduire leurs émissions : il ne serait donc pas dans notre intérêt d’être les premiers à réduire les nôtres. Incarnant l’exemple scandaleux d’une utilisation simultanée du whataboutisme et du passager clandestin, la ville de Leeds a justifié sa volonté de poursuivre le projet d’extension de son aéroport, en dépit de l’opposition du Jury citoyen sur le changement climatique, en plaidant que l’aéroport local ne « représentait que 1,4 % du transport aérien au Royaume-Uni 7 » et que d’autres aéroports prévoyaient de s’étendre. Ainsi, agir autrement aurait « porté atteinte à l’économie locale ».
Le second groupe de discours de procrastination climatique consiste à ne pas engager le changement , en l’estimant inacceptable ou en le repoussant à plus tard. Les mesures moins radicales et/ou renvoyées à une date lointaine sont mises en avant au détriment de mesures plus efficaces mais plus dérangeantes à prendre ici et maintenant. L’une des variantes les plus courantes est l’optimisme technologique . Il est évident que le développement technologique a un grand rôle à jouer dans la réduction des émissions de carbone. Mais trop souvent, on exagère le potentiel vert des technologies futures, tout en minimisant les incertitudes à leur sujet. Ainsi, la technologie est présentée comme la seule solution légitime, alors que les autres mesures sont rejetées comme si elles étaient inutiles. C’est particulièrement frappant dans le secteur de l’aéronautique où, depuis les années 1990, diverses technologies à venir ont été proposées puis abandonnées par l’industrie 8, alors que la nécessité de freiner la croissance du trafic aérien a été constamment niée. C’est ce qu’il se passe aujourd’hui avec les avions électriques 9 et les e-carburants 10.
Une autre façon de promouvoir des solutions non transformatrices est de détourner l’attention des mesures concrètes à prendre dès maintenant pour se focaliser sur des objectifs et des engagements pour l’avenir. Nous appelons cela « Les beaux discours ». Les déclarations d’urgence climatique 11 et les objectifs de neutralité carbone 12 sont de plus en plus populaires au sein du personnel politique, mais ils sont rarement accompagnés de plans d’action adéquats, ou sont même directement contredits par des mesures gouvernementales (comme l’extension massive des capacités aéroportuaires 13). Le danger est réel que ces discours soient utilisés comme une forme de greenwashing 14. Surenchérir sur les objectifs futurs peut aussi être une façon de détourner l’attention des échecs passés. Par exemple, le gouvernement allemand avait un objectif de 100 000 points de recharge pour véhicules électriques en 2020 15. Il n’a réussi à en fournir qu’environ 20 000 16, mais il promet à présent… un million de points de recharge en 2030 17. Les médias font partie du problème, car ils ont tendance à faire beaucoup de bruit autour des objectifs futurs, sans contextualiser suffisamment ces promesses au regard du chemin effectué.
Dans le domaine des transports durables, il y a consensus sur la nécessité de mettre en place des mesures à la fois sur l’offre et sur la demande, c’est-à-dire de manier à la fois la carotte et le bâton 18. Le discours de procrastination climatique « La carotte, pas le bâton » prétend que seule la carotte est acceptable, alors que le bâton, comme la tarification et la réglementation, est un tabou indépassable des économies de marché libérales. Exemple typique de la pensée « carottiste », les dirigeants politiques qui prétendent que nous devrions améliorer le ferroviaire plutôt qu’augmenter les taxes sur l’avion 19, comme s’il était impossible de faire les deux. Ou ceux qui laissent entendre que limiter la vitesse sur les autoroutes provoquerait des manifestations géantes, comme lors du mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019 20.
Dans la même catégorie des solutions non transformatrices, le discours de solutionnisme fossile prétend que les énergies fossiles feraient partie de la solution et non du problème. L’objectif est généralement d’éviter une sortie trop rapide de ces énergies. Ce discours est courant dans le secteur de l’énergie, où l’industrie tente de présenter le gaz naturel comme écologique 21, mais il est aussi de plus en utilisé dans le domaine des transports. Par exemple, le constructeur automobile allemand Daimler voit « le moteur diesel moderne comme une partie du mix automobile du futur 22 » parce que l’ « améliorer vaut mieux que l’interdire » et que « cela contribuera fortement à atteindre les objectifs climatiques ». Les déclarations de ce type – répétées presque mot pour mot par l’actuel ministre allemand des Transports 23 – contrastent fortement avec le nombre croissant de pays qui ont fixé des dates pour la sortie du moteur à combustion 24.
La troisième catégorie de discours est peut-être la plus épineuse. Ces discours insistent sur le prix à payer de l’atténuation du changement climatique, en insinuant qu’il dépasse les bénéfices. Beaucoup font notamment mine de défendre la justice sociale . Soyons clairs : les politiques environnementales posent de sérieux problèmes de justice sociale, c’est indéniable, que nous devons impérativement résoudre le mieux possible. Mais ces problèmes sont parfois exagérés ou exploités par des intérêts personnels ou d’autres acteurs, qui ont en tête leurs propres priorités. C’est le cas, par exemple, lorsque les tabloïds affirment que les nouvelles taxes sur les voyages aériens « frapperaient les familles qui travaillent dur 25 », alors que nous savons que les taxes sur les vols sont progressives et toucheraient principalement les plus riches 26.
Légère variante, lorsque les « procrastineurs » font mine de défendre le bien-être . C’est-à-dire qu’ils associent développement humain, satisfaction des besoins et énergies fossiles, sans nuance ni réserve. Ces plaidoiries passent généralement sous silence l’existence de moyens alternatifs, dont les émissions de carbone sont faibles, pour satisfaire ces besoins. Par exemple, on entend souvent que « les gens ont besoin de leur voiture » et que toute tentative de réduire les déplacements automobiles serait vouée à l’échec. Pourtant, s’il est vrai que certains environnements (zones périurbaines, par exemple) peuvent nécessiter un usage important de la voiture, cela ne s’applique pas à tout le monde, partout, et ce n’est pas non plus une fatalité 27.
Un autre type de discours de procrastination climatique entrant dans cette catégorie est celui du perfectionnisme politique . Ces discours placent la barre des mesures climatiques acceptables si haut qu’elle est tout simplement impossible à atteindre : tout ce qui n’est pas parfait est rejeté. Mais le mieux est l’ennemi du bien, et l’ennemi du concret. De plus, les partisans du statu quo pourraient trouver très commode de se présenter comme des partisans de l’action climatique, qui attendent simplement qu’un accord soit trouvé sur un train de mesures parfait. Ainsi, selon l’expert en aéronautique Dan Rutherford, « les compagnies aériennes qui plaident pour une tarification mondiale du carbone veulent exactement le contraire : aucune tarification significative, nulle part 28 ».
Les deux derniers discours de procrastination climatique, le catastrophisme et l’immobilisme , nient toute possibilité de limiter considérablement le changement climatique, suggérant, au fond, de s’abandonner au destin. Alors que le changement climatique s’aggrave et que les chances d’atteindre les objectifs fixés à Paris deviennent incroyablement minces, ce sont des discours qui reviendront probablement de plus en plus. Mais ces arguments ont une portée plus générale et ne concernent pas spécifiquement le transport durable. Ce qui, si l’on y réfléchit, est une bonne nouvelle, car il y a déjà bien assez à faire dans ce domaine !
1 https://doi.org/10.1017/sus.2020.13
3 http://appsso.eurostat.ec.europa.eu/nui/show.do?lang=en&dataset=env_air_gge
4 https://twitter.com/andreasgraf/status/1221866580818255874
6 https://www.climatechangenews.com/2015/03/11/nigel-farage-on-climate-change-in-his-own-words/
8 https://doi.org/10.1016/j.trd.2016.02.004
9 https://theconversation.com/electric-planes-are-here-but-they-wont-solve-flyings-co-problem-125900
10 https://stay-grounded.org/e-fuels-a-realistic-alternative-for-powering-aviation/
11 https://en.wikipedia.org/wiki/Climate_emergency_declaration
17 https://www.bmvi.de/SharedDocs/DE/Anlage/G/masterplan-ladeinfrastruktur.pdf?__blob=publicationFile
18 https://doi.org/10.1016/j.tranpol.2007.10.005
19 https://twitter.com/c_lindner/status/1151816780752531456
21 https://www.total.com/news/natural-gas-part-solution-climate-change-problem
22 https://www.daimler.com/innovation/diesel/diesel-debate.html
25 https://www.thesun.co.uk/news/8128492/labour-holiday-tax-family-break/
26 https://core.ac.uk/download/pdf/29043089.pdf
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