Le Manuel de sociologie des mobilités géographiques se présente comme une synthèse des travaux consacrés aux mobilités spatiales. Sylvie Fol en propose une recension pour comprendre l’approche adoptée par les trois auteurs de cet ouvrage à vocation pédagogique s’adressant aux étudiants, aux enseignants et aux chercheurs en sciences sociales. Elle fait le constat que, dans une période qui a vu le foisonnement d’études dans ce domaine, il vient combler le manque criant d’un manuel confrontant de manière critique les multiples contributions de la recherche.
Alors que l’analyse de la mobilité sous toutes ses formes a fait l’objet d’un nombre croissant de recherches depuis une vingtaine d’années, cet ouvrage se présente comme une synthèse des travaux consacrés aux mobilités spatiales et propose une définition sociologique de la mobilité géographique. Dans une période qui a vu le foisonnement d’études dans ce domaine, il vient combler le manque criant d’un manuel confrontant de manière critique les multiples contributions de la recherche. En distinguant les mobilités selon leur degré de réversibilité, les trois auteur.e.s souhaitent renouveler l’approche de catégories (mobilités quotidiennes, mobilités résidentielles, migrations, voyages) dont les limites restent parfois assez floues, voire artificielles. Leur parti pris est de considérer que les mobilités géographiques constituent à la fois un analyseur de notre société et un objet transversal de la sociologie, qui interroge les différents champs de la discipline. Ce manuel croise les apports de divers courants théoriques en sociologie et met en évidence les contributions d’autres disciplines à l’analyse d’un objet qui, bien que beaucoup traité, reste souvent mal identifié. Il s’adresse à la fois aux étudiants, aux enseignants, aux chercheurs et aux publics intéressés par la thématique. Dans le contexte de la crise sanitaire, qui a exacerbé et mis en évidence les enjeux de la mobilité spatiale sous toutes ses formes, un tel ouvrage de synthèse apparaît indispensable.
Publié en 2019, le manuel proposé par Leslie Belton-Chevalier, Nicolas Oppenchaim et Stéphanie Vincent est le fait de chercheur.e.s spécialistes de la mobilité, dont les travaux, consacrés notamment à la mobilité des femmes, des jeunes ou encore aux formes d’altermobilité, ont contribué à enrichir et renouveler le champ des études sociologiques des mobilités. L’ouvrage part du constat d’une omniprésence du terme de « mobilité » depuis les années 2000. Notion très utilisée par les médias, la mobilité fait aussi l’objet d’un nombre croissant de travaux scientifiques. La première difficulté soulignée par les auteur.e.s renvoie à la définition même de la mobilité spatiale, qui recouvre différents types de déplacements dans l’espace géographique, classés généralement en fonction de leur amplitude et de leur temporalité : mobilité quotidienne, mobilité résidentielle, voyages et migrations. L’analyse de ces diverses formes de mobilité a donné lieu à une segmentation de la recherche en domaines d’analyse souvent étanches, inapte à rendre compte des interdépendances entre les types de mobilité. Pour surmonter cette difficulté, les auteur.e.s proposent de distinguer les mobilités selon leur degré de réversibilité, c’est-à-dire en fonction des temporalités de la présence dans un espace. Sont ainsi définies des mobilités réversibles, telles que les déplacements pendulaires entre le lieu de résidence et le lieu de travail, qui ont lieu à une échelle de temps quotidienne, et des mobilités irréversibles, comme le déménagement ou la migration, qui se déploient sur une échelle de temps beaucoup plus longue. Cette approche permet de ne pas opposer les différents types de mobilité mais de les analyser selon un continuum, tout en mettant en évidence leurs interrelations. Si l’ouvrage prend appui sur les contributions de différentes disciplines comme la géographie ou la socio-économie, il met en avant les particularités de la mobilité comme objet sociologique, en tant que « source de changement, de transformation, d’évolution des pratiques, des représentations et des identités des individus ou des groupes sociaux » (p. 11). Il s’agit ainsi d’examiner les effets sociaux des déplacements dans l’espace tout en appréhendant les mobilités comme des pratiques sociales reposant sur des dispositions et des ressources inégalement distribuées. Les auteur.e.s souhaitent ainsi mobiliser les mobilités géographiques comme un outil d’analyse de la société et l’appréhender comme un objet transversal de la discipline sociologique susceptible d’en éclairer les différents domaines.
Le premier chapitre de l’ouvrage est consacré aux mobilités spatiales comme objet sociologique. Il revient sur la façon dont les différentes disciplines ont abordé les mobilités, les divers champs disciplinaires se répartissant en quelque sorte l’analyse des différents types de mobilité (mobilités quotidiennes pour la socio-économie et la géographie ; mobilités résidentielles pour la démographie ; voyage pour l’anthropologie ; migrations pour la sociologie). Les mobilités quotidiennes ont ainsi dans un premier temps suscité peu d’intérêt de la part des sociologues français, ce que les auteur.e.s expliquent par la faible importance accordée à la dimension spatiale des phénomènes sociaux, notamment dans la tradition durkheimienne. À l’opposé, la sociologie américaine, dès ses origines, a donné une place centrale à l’analyse des mobilités spatiales avec les travaux de l’École de Chicago. Cependant, les approches très riches des sociologues de Chicago ont été par la suite supplantées par des analyses de plus en plus centrées sur les flux de déplacements, puis sur la science du trafic, dominée par les ingénieurs. De leur côté, les sociologues, suivant la voie tracée par Pitirim Sorokin (Gallez et Kaufmann, 2009) ont orienté leurs travaux sur la mobilité sociale, ou sur les mobilités résidentielles et les migrations, qui, à la différence des mobilités quotidiennes, impliquent des déplacements dans l’espace social. À partir des années 1980 cependant, le champ des recherches sociologiques sur les mobilités spatiales se structure et intègre progressivement la question des mobilités quotidiennes. Dans le monde francophone, des sociologues belges, comme Jean Rémy et Liliane Voyé (1992), ou suisses, comme Michel Bassand et Marie-Claude Brülhardt (1980), explorent de manière précoce les liens entre mobilités, villes et sociétés. En France, les travaux d’Antoine Haumont 1, en 1980, sont certainement pionniers dans ce domaine car il faut attendre la fin des années 1990 pour que les recherches se développent véritablement. À l’inverse, à partir des années 2000, la mobilité devient un objet central de la sociologie. Les auteur.e.s attribuent ce retournement « aux évolutions sociales, économiques et technologiques qui placent la question des mobilités au cœur des enjeux contemporains » (p. 22). La mise en avant de la place déterminante des mobilités atteint son paroxysme avec l’ouvrage de John Urry, publié en 2000 : Sociology Beyond Societies: Mobilities for the Twenty-First Century . Dans ce livre largement cité, John Urry propose de substituer l’étude des mobilités à l’étude des sociétés, concept selon lui dépassé. Il se présente ainsi comme le chef de file des approches du mobility turn ou « tournant mobilitaire ». L’affirmation des auteur.e.s du manuel, selon laquelle les travaux de Urry marquent « un point de rupture dans l’histoire des sciences sociales », doit cependant être relativisée, ceux-ci étant finalement assez peu connus et reconnus en dehors du strict champ des recherches sur la mobilité. Parmi les travaux qui ont appréhendé la place centrale de la mobilité dans les évolutions des sociétés contemporaines, le livre de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme (1999), a probablement eu une plus grande influence, si l’on considère la diversité disciplinaire et thématique des travaux qui s’en inspirent.
Dans le deuxième chapitre, les auteur.e.s soumettent à une évaluation critique le constat selon lequel on assisterait à une explosion des mobilités. Alors que la notion de « tournant mobilitaire » défendue par John Urry est fondée sur ce constat, il semble que l’accroissement des mobilités relève d’un mouvement de longue durée, qui a commencé dès la Révolution industrielle, voire antérieurement. Ce chapitre retrace, en particulier à travers les travaux des historiens, les grandes étapes de l’évolution des mobilités, qu’elles soient réversibles (mobilités quotidiennes) ou irréversibles (mobilités résidentielles et migrations). Il montre que depuis les années 1980, si l’usage de la notion de mobilité s’est diffusé à un rythme très soutenu, les mobilités spatiales elles-mêmes ont connu une croissance non homogène selon les types de mobilité. En effet, les auteur.e.s montrent que si la mobilité résidentielle a connu des fluctuations importantes depuis les années 1970, elle diminue désormais de manière constante depuis les années 2000. De plus, comme les travaux de T. Sigaud (2014) et ceux du CGET (Haran et Garnier, 2018) l’ont montré, les mobilités résidentielles, qui désignent les déménagements d’un logement à un autre, sont souvent de faible portée, notamment celles des groupes sociaux les moins bien placés dans l’échelle sociale. À l’inverse, les autres formes de mobilité spatiale, qu’elles soient « irréversibles » (selon la distinction des auteur.e.s) comme les migrations internationales 2, ou « réversibles » comme les voyages et les déplacements quotidiens, ont connu une croissance très importante depuis les années 1980. Le nombre de migrants internationaux a énormément augmenté 3, de même que les déplacements touristiques. Surtout, l’évolution des déplacements quotidiens se caractérise par une très forte croissance des distances parcourues, de plus de 71% entre 1974 et 2008. Sachant que les temps de déplacement ont augmenté de 11% seulement dans la même période, cette évolution reflète la place de plus en plus prépondérante de la voiture, synonyme d’accroissement des vitesses, dans les modes de transport. Les auteur.e.s indiquent toutefois que l’augmentation des différents types de mobilité (mobilités quotidiennes, voyages et migrations) s’est effectuée sur une longue période et connaît même un ralentissement depuis les années 2000 pour ce qui est des mobilités réversibles. Ce constat les conduit à « tempérer la vision radicale du tournant mobilitaire », qui, de leur point de vue, concerne davantage la circulation des objets que les déplacements des personnes. Ils insistent en effet sur la démultiplication des flux de marchandises, mais aussi sur la place croissante des mouvements liés aux technologies de l’information et de la communication. Finalement, la période la plus récente se caractérise par un élargissement de l’usage du terme et du concept même de mobilité, qui englobe un nombre croissant de notions et permet de mettre en relation les différents types de mouvements.
Le troisième chapitre aborde les effets du développement des mobilités et met en avant leur ambivalence. Que ce soit en matière de santé ou de circulation internationale des personnes, la mobilité est tantôt considérée de manière positive, sous l’angle de ses vertus facilitatrices et libératrices, tantôt de manière négative, sous l’angle des problèmes qu’elle pose et des inégalités qu’elle crée. Les auteur.e.s montrent d’ailleurs que cette ambivalence était déjà présente dans les travaux de l’École de Chicago. Dans les travaux contemporains s’opposent une vision positive portée en partie par les travaux de Jean Rémy (1996) ou de John Urry (2000) 4 et une vision beaucoup plus critique émanant d’auteurs comme Zygmunt Bauman (2002) et Hartmut Rosa (2012). La question des liens entre formes d’urbanisation et accroissement des mobilités est évidemment essentielle. La métropolisation et la périurbanisation apparaissent ainsi comme les deux facettes d’un mode de développement de la ville porté par le développement des mobilités. Les auteur.e.s du manuel montrent bien comment la montée en puissance de ces formes spatiales est indissociable d’une augmentation des inégalités, à la fois territoriales et sociales, dont a témoigné en particulier le mouvement des Gilets jaunes. Ils insistent également sur la nécessité de relativiser le présupposé d’une mobilité généralisée qui se traduirait par une réduction des inégalités. En effet, les enquêtes déplacements 5, malgré leurs limites, mettent en avant les écarts de mobilité liés au genre, à l’appartenance sociale et au revenu, que ce soit en termes de nombre de déplacements, de modes de transport, d’équipement automobile ou de possession du permis de conduire. Les auteur.e.s s’interrogent alors sur la désirabilité de la mobilité, celle-ci renvoyant tour à tour, selon la position sociale des individus et selon le contexte territorial, à « un imaginaire désirable » (p. 64), à une contrainte, voire à une injonction. Cette multiplicité de valeurs attachées à la mobilité nous invite, de leur point de vue, à utiliser le terme au pluriel.
Dans le chapitre 4, les auteur.e.s analysent les mobilités liées au travail, domaine dans lequel les ambivalences mises en avant dans le chapitre précédent sont les plus prononcées. Particulièrement riche, ce chapitre insiste sur le rôle central des mobilités dans l’insertion professionnelle, que ce soit dans les parcours scolaires, les processus de recrutement ou les parcours professionnels. À toutes les étapes de la vie professionnelle (et même avant qu’elle ne commence), la mobilité est valorisée. Elle est attachée à l’image du cadre ou du manager mise en avant par « le nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999) et constitue de fait « un instrument au service de la domination » (p. 74). À cette valorisation des mobilités par les classes dominantes s’oppose l’invisibilité de mobilités réalisées par des professions très diverses, que ce soit dans le cadre de leur emploi ou du fait de déplacements domicile-travail. Souvent contraignantes et peu valorisées, ces mobilités sont aussi d’autant plus contrôlées et pénibles que les professions concernées sont peu qualifiées. Dans certains cas, les longues mobilités domicile-travail peuvent être un choix, qui résulte d’un arbitrage entre mobilité résidentielle, mobilité quotidienne et mobilité professionnelle. L’usage des NTIC, que ce soit pendant les temps de déplacement ou dans le cadre du télétravail, a élargi le champ des possibles. Ce constat n’a fait que se renforcer à l’occasion des restrictions de déplacements liées à la crise sanitaire.
Le chapitre 5 vient toutefois relativiser la portée de ces évolutions, en montrant à quel point les mobilités sont structurées par les inégalités sociales. Dans ce chapitre, l’accent est mis sur les potentiels de mobilité, qui sont inégalement distribués en fonction de déterminants sociaux et spatiaux. La notion de motilité proposée par V. Kaufmann (2004) permet ainsi de distinguer les déplacements effectifs et la capacité à être mobile, qui dépend des compétences et des ressources dont dispose chaque individu pour se mouvoir. Les auteur.e.s du manuel constatent que la question des inégalités de mobilité selon le genre, qui renvoie à des enjeux spécifiques, notamment du point de vue de l’accès aux espaces publics, reste peu traitée par les acteurs en charge des politiques de déplacement. Ils mettent en avant l’effet combiné du genre, de la classe sociale et du territoire de résidence à travers deux exemples très parlants, les usages de l’automobile et les risques de mortalité routière, qui témoignent l’un et l’autre d’inégalités qui peuvent se cumuler. Ce chapitre évoque brièvement les effets de l’organisation du territoire, et en particulier de l’accès aux équipements et aux systèmes de transport sur les potentiels de mobilité. L’accès différencié aux ressources urbaines est traité à travers les exemples de l’emploi, au centre des travaux de Sandrine Wenglenski (2004), et des équipements de santé. Au terme de ce chapitre très bien documenté, les auteur.e.s du manuel s’interrogent sur l’intérêt de la notion de capital de mobilité, avec laquelle ils prennent une certaine distance. Cette notion présente en effet à leurs yeux trois types de limites : elle n’est pas suffisamment mise en relation avec les concepts de champ et d’habitus et ne permet donc pas de déterminer dans quel type d’espace social le capital de mobilité serait efficace ; la définition qui en est donnée est assez pauvre et se limite souvent à l’idée de compétence ou d’aptitude à la mobilité ; l’usage du concept laisse souvent de côté les dispositions par lesquelles les individus tirent parti de ce capital.
Le dernier chapitre traite de la mobilité comme « pratique socialisée et socialisante » (p. 105) et développe une dimension plus rarement traitée dans les travaux de recherche. Pour les auteur.e.s, si les mobilités sont fonction du capital économique détenu par les individus, elles sont aussi « influencées par une série de dispositions incorporées dans diverses sphères de socialisation » (p. 106), et à l’inverse, le déplacement peut aussi constituer une expérience socialisante. Alors que ce double lien entre mobilités et socialisation a fait l’objet de divers travaux portant sur les voyages ou les mobilités résidentielles, il a été peu exploré en ce qui concerne les mobilités quotidiennes. Les auteur.e.s montrent que les modalités de socialisation à la mobilité, entendues comme les modalités d’apprentissage, conscientes ou inconscientes, des compétences permettant de se déplacer, sont très dépendantes des propriétés sociales des parents et des contextes résidentiels. Elles varient aussi fortement en fonction du genre, au point que les auteur.e.s parlent de « socialisation genrée à la mobilité » (p. 112). Par ailleurs, au-delà de la famille, elles sont à l’œuvre dans des lieux comme le quartier ou l’école. Le chapitre traite également des formes de socialisation par la mobilité du quotidien. Moins évidentes que dans le cas des voyages ou des mobilités résidentielles, les expériences socialisantes liées à la mobilité quotidienne n’en sont pas moins intéressantes à analyser : les auteur.e.s évoquent les différentes « épreuves » auxquelles sont confrontés les individus lorsqu’ils se déplacent. Les mobilités quotidiennes sont l’occasion de situations inattendues et de confrontations avec l’altérité sociale qui peuvent modifier les représentations, mais aussi créer de nouvelles sociabilités. L’exemple des mobilités des adolescents étudiées par Nicolas Oppenchaim (2016) est particulièrement éclairant de ce point de vue.
La conclusion du manuel, très brève, revient sur les principaux apports de l’ouvrage et se clôt sur le constat selon lequel les mobilités géographiques sont un objet complexe, dont l’analyse ne peut se passer du regard sociologique, mais aussi de celui des autres disciplines.
Dans le contexte actuel de la crise sanitaire, un tel ouvrage est plus que jamais nécessaire pour questionner les valeurs et les paradigmes dominants qui ont jusque-là guidé les politiques de mobilité, mais aussi une partie des travaux consacrés aux mobilités spatiales. Alors que cette crise a mis en évidence les effets et les risques d’une croissance débridée des mobilités dans un monde globalisé, elle a aussi permis de souligner les inégalités sociales criantes entre les travailleurs dits « de première ligne », dont la mobilité subie est indispensable au fonctionnement de la vie sociale, et les salariés pouvant substituer le télétravail aux mobilités pendulaires. Le livre de Leslie Belton-Chevalier, Nicolas Oppenchaim et Stéphanie Vincent propose justement de mettre au cœur de l’analyse les enjeux sociaux des mobilités.
En termes de contenu, cet ouvrage répond parfaitement à sa vocation de manuel. Son format assez bref (151 pages, bibliographie incluse) et très synthétique n’empêche pas les auteur.e.s d’aborder de manière approfondie les différentes dimensions des mobilités géographiques. La mise en perspective des apports des différentes disciplines dans un manuel se réclamant de la sociologie est intéressante et fructueuse, notamment lorsqu’il s’agit d’appréhender un objet de recherche qui se laisse difficilement enfermer dans une seule approche. Surtout, les auteur.e.s s’emploient à rendre compte de débats qui sont parfois évacués dans les travaux scientifiques même les plus documentés. Ainsi, la notion de « mobility turn » proposée par John Urry, qui est souvent reprise sans aucune discussion, est soumise à une critique argumentée. À l’inverse de travaux mettant en avant les aspirations ou les « transformations expérientielles » (p. 64) liées à la mobilité sans interroger ses déterminants et ses effets sociaux, cet ouvrage porte un regard critique sur les effets des mobilités et met en avant les inégalités sociales et territoriales dont elles sont porteuses. En questionnant les valeurs attachées aux mobilités, les auteur.e.s interrogent explicitement leur désirabilité.
Même si le format d’un manuel est contraignant, des développements plus amples sur les questions de données et de méthodes auraient été bienvenus, d’autant que les auteur.e.s ont tous trois développé des outils méthodologiques originaux et intéressants dans leurs propres travaux. Seul un encadré de 2 pages (p. 24 et 25) leur est consacré. Une analyse critique des données quantitatives existantes en France et notamment des enquêtes déplacements (dans la lignée des travaux de Benjamin Motte-Baumvol) aurait été utile. De même, une évaluation des perspectives ouvertes par les données GPS, souvent présentées comme de nature à enrichir les analyses, aurait eu toute sa place dans cet ouvrage. Enfin, l’usage de plus en plus fréquent de la photographie ou des outils vidéo dans les recherches sur la mobilité (Jarrigeon, 2019 ; Jarousseau, 2019) aurait mérité d’être mis en avant.
Bien que cet ouvrage soit un manuel de sociologie, on ne peut s’empêcher de regretter l’absence d’un chapitre dédié aux politiques publiques de mobilité. Si un encadré intéressant est consacré à la gratuité des transports publics, cela n’épuise évidemment pas un sujet particulièrement large et riche de débats. Le rôle de l’action publique dans l’accroissement des mobilités spatiales aurait pu être mis en avant, de même que ses effets sur l’évolution de la répartition entre les différents modes de transport, l’urbanisation et l’organisation des territoires, ou encore dans la prise en compte de la problématique de réduction des émissions de gaz à effet de serre liées à la mobilité. En la matière, les tensions et contradictions sont nombreuses et leur analyse aurait enrichi la réflexion. Si les effets de l’organisation du territoire et du système de transport sur les potentiels de mobilité sont évoqués, c’est de manière très rapide (dans le chapitre 5). Cette dimension de l’accessibilité aux ressources urbaines aurait gagné à être développée car elle est au cœur des enjeux d’inégalités sociales et territoriales liés à la mobilité, comme le mouvement des Gilets jaunes l’a révélé. Au-delà de l’accès à l’emploi et aux soins évoqué à juste titre dans l’ouvrage, plusieurs travaux (Gallez, 2015) montrent que l’accessibilité n’est pas seulement une affaire de transports, mais renvoie aussi plus largement aux politiques urbaines et d’habitat.
Du point de vue de la forme et de la présentation, le manuel est construit avec un véritable souci pédagogique. Chaque chapitre débute avec la mise en avant d’un « point-clé », qui en résume très brièvement et efficacement le contenu. Il se termine par une rubrique « Pour aller plus loin » incluant de nombreuses ressources utiles pour les étudiant.e.s. Cette rubrique propose, outre une « bibliographie clef », une liste très fournie de ressources en ligne bien choisies. Particulièrement originales sont les listes des sujets de mémoires de recherche en sociologie, géographie ou aménagement, proposées en lien avec la thématique de chaque chapitre. Elles pourront constituer une source d’inspiration intéressante pour les étudiant.e.s. Enfin, chaque chapitre propose une ou plusieurs discussions vidéo avec un.e spécialiste reconnu.e dans le champ des mobilités. Huit séquences vidéo, de durées variables (7 à 21 mn environ), permettent de faire le point sur des enjeux importants liés à la mobilité, présentés par des chercheur.e.s appartenant à des disciplines diverses : sociologues (Jean-Yves Authier, Pierre Lannoy, Vincent Kaufmann, Cécile Vignal, Anne-Catherine Wagner), géographes (Laurent Cailly, Michel Lussault), socio-économiste (Jean-Pierre Orfeuil).
Tout au long de l’ouvrage, les notions et expressions les plus importantes sont signalées par une couleur différente et sont définies dans un glossaire placé à la fin du livre. Les encadrés, dont il est fait un usage modéré et équilibré, sont eux aussi présentés dans une couleur différente. Ils proposent des synthèses utiles sur des thèmes ou sur des problèmes spécifiques. Le manuel se clôt par une bibliographie extrêmement fournie, intégrant de nombreuses références de la littérature internationale, qui constituera sans aucun doute une source précieuse non seulement pour les étudiant.e.s, mais aussi pour les enseignant.e.s souhaitant alimenter les bibliographies de leurs cours et compléter leurs propres références.
On regrettera que les moyens limités dont disposent les presses universitaires en général n’aient pas permis d’effectuer un travail d’édition suffisamment précis. Les graphiques des pages 19 et 44 comportent des erreurs dans le libellé des dates en abscisses. Des coquilles orthographiques subsistent. C’est regrettable dans un livre dont la facture générale témoigne par ailleurs d’un réel effort de présentation et de mise en forme.
Au-delà de ces défauts mineurs, ce manuel très bien documenté constitue un remarquable ouvrage de synthèse et de réflexion critique sur les mobilités géographiques. Les étudiant.e.s, les enseignant.e.s, mais aussi toutes celles et ceux qui s’intéressent à la mobilité, y trouveront des ressources précieuses qu’il est peu courant de trouver réunies dans un ouvrage à la fois dense et très accessible.
Bassand M., Brühlardt M.-C. (1980), Mobilité spatiale, Saint-Saphorin, Georgi.
Bauman Z. (2002), La société assiégée, Paris, Hachette Pluriel.
Belton-Chevallier L. (2015), « Prendre en compte les imaginaires de la mobilité : illustration à partir de femmes modestes périurbaines », SociologieS.
Boltansky L., Chiapello E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
Gallez C. (2015), La mobilité quotidienne en politique. Des manières de voir et d’agir, Habilitation à diriger des recherches, Université Paris-Est, Marne-la-Vallée.
Gallez C., Kaufmann V. (2009), « Aux racines de la mobilité en sciences sociales : contribution au cadre d’analyse socio-historique de la mobilité quotienne », in Guigueno V, Flonneau M. (dir.), De l'histoire des transports à l'histoire de la mobilité, Rennes, PUR, p. 41-55.
Haran L., Garnier M., (2018), Les mobilités résidentielles en France, Rapport de l’Observatoire des territoires.
Haumont A. (1980), L’automobile et la mobilité des Français, Paris, La documentation française.
Jarrigeon A. (2019), « La mobilité des femmes : une liberté contrariée », https://fr.forumviesmobiles.org/video/2019/04/23/mobilite-des-femmes-liberte-contrariee-12937
Jarousseau V. (2019), Les racines de la colère. Deux ans d’enquête dans une France qui n’est pas en marche, Paris, Les Arènes.
Kaufmann V., Bergmann M., Joye D. (2004), “Motility: mobility as capital”, International Journal of Urban and Regional Research, N°28, p. 745-756.
Oppenchaim N. (2016), Adolescents de cité. L’épreuve de la mobilité, Tours, Presses universitaires François Rabelais.
Rémy J., Voyé L. (1992), La ville, vers une nouvelle définition, Paris, L’Harmattan.
Rémy J. (1996), « Mobilités et ancrages : vers une autre définition de la ville », in Hirschorn M. et Berthelot J.-M. (dir.), Mobilités et ancrages. Vers un nouveau mode de spatialisation, Paris, L’Harmattan.
Rosa H. (2012), Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte.
Sigaud T. (2014), Mobilités résidentielles et professionnelles des salariés en France : entreprises, marchés et territoires, une articulation en tension, Thèse de doctorat en sociologie, Université Paris Dauphine.
Urry J. (2000), Sociology beyond societies, Londres, Routledge.
Vincent S. (2010), Altermobilités, mode d’emploi. Déterminants et usages de mobilités alternatives au tout voiture, Lyon, CERTU, Collection « Débats ».
Wenglenski S. (2004), « Une mesure des disparités sociales d’accessibilité au marché de l’emploi en Île-de-France », Revue d’économie régionale et urbaine, Vol. 4, p. 539-550.
1 Antoine Haumont était géographe, mais il travaillait en étroite collaboration avec les sociologues de son équipe de recherche, le CRH.
2 Les auteur.e.s indiquent cependant que les migrations internationales ont un caractère moins définitif que par le passé et sont donc devenues plus « réversibles ».
3 Contrairement aux idées reçues, les flux principaux ont lieu entre pays du Sud.
4 Les deux auteurs mettent cependant en avant les inégalités sociales engendrées par la croissance des mobilités.
5 La plupart des travaux mentionnés sont fondés sur les résultats de l’enquête nationale transports et déplacements (ENTD) de 2008.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes mobilités réversibles sont des formes de déplacement spécifiques que permettent les réseaux d’infrastructures de transport rapides. Ils sont effectués sur des longues distances, avec un aller et un retour rapprochés dans le temps, et s’accompagnent d’une mobilité sociale et d’un rapport à l’altérité limités.
En savoir plus xLa mobilité résidentielle désigne, de manière large, le changement de lieu de résidence d’un ménage à l’intérieur d’un bassin de vie.
En savoir plus xMichel Bassand est un sociologue suisse né en 1938, spécialisé dans les questions urbaines. Il a été successivement professeur à l’Université de Genève et à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). On lui doit une conception théorique originale de la mobilité comme phénomène social total dont les différentes manifestations forment un système.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xExercice d’une activité salariée hors des locaux de l’entreprise, à domicile ou dans un lieu tiers pendant les horaires de travail habituels et nécessitant d’avoir accès à des outils de télécommunication.
En savoir plus xLes altermobilités recouvrent l’ensemble des comportements de déplacement alternatifs à un usage exclusif de la voiture particulière. Elles revendiquent également un certain droit à la lenteur, ce qui suppose une articulation originale des espaces géographiques et sociaux en lien avec un usage limité de la voiture.
En savoir plus xModes de vie
Pour citer cette publication :
Sylvie Fol (18 Mars 2021), « Manuel de sociologie des mobilités géographiques, de Leslie Belton-Chevalier, Nicolas Oppenchaim et Stéphanie Vincent », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./livres-clefs/13601/manuel-de-sociologie-des-mobilites-geographiques-de-leslie-belton-chevalier-nicolas-oppenchaim-et
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