30 Septembre 2021
Les habitants de Lima, au Pérou, et de Bogotá, en Colombie, ont expérimenté un bouleversement de leurs mobilités quotidiennes durant le confinement qui s’est étalé de mars à juillet 2020. À travers des chroniques familiales et des entretiens menés à distance, la recherche menée dans le cadre du projet ANR Modural sur les pratiques de mobilité durable explore les perturbations vécues par les individus et leurs familles, dans leurs activités professionnelles comme dans leur vie privée, ainsi que les stratégies adoptées pour y faire face.
À partir de l’expérience collective du programme ANR Modural (2020-2023) sur les pratiques de mobilité durable dans les périphéries populaires de Lima, au Pérou, et Bogotá, en Colombie 1, l’objectif de ce billet est de présenter les effets de la Covid-19 sur les déplacements quotidiens dans ces deux métropoles latino-américaines, qui rassemblent chacune environ 10 millions d’habitants. Les conditions de transport sont difficiles dans ces villes très étalées et fortement ségrégées. Les problèmes de congestion, de pollution et d’insécurité font de la mobilité quotidienne le deuxième motif d’insatisfaction dans les enquêtes d’opinion, après l’insécurité 2. Au cours des deux dernières décennies, ces métropoles ont néanmoins impulsé une série de mesures allant dans le sens d’une mobilité plus durable. Elles ont innové dans les transports en commun, avec la mise en place d’un BRT 3 (le Transmilenio à Bogotá, à partir de 2001, et le Metropolitano à Lima, à partir de 2010 ; carte 1), d’une ligne de métro à Lima en 2012, d’un téléphérique urbain à Bogotá en 2018, et de bus intégrés au réseau de BRT (le SITP à Bogotá à partir de 2011 et le SIT à Lima à partir de 2012).
Carte 1 : Lima et Bogotá, les deux métropoles du programme Modural
Les deux villes ont également instauré une circulation alternée en fonction du jour de la semaine et du numéro d'immatriculation du véhicule (le pico y placa), depuis les années 1990 à Bogotá et depuis 2019 à Lima. Malgré ces avancées, les transports individuels motorisés (voiture, taxi, moto), à l’origine de fortes pollutions, continuent de se développer et le report vers des modes réputés plus durables, comme les transports publics, la marche ou le vélo, reste limité, en particulier dans les secteurs périphériques. L’usage du vélo a pourtant été promu depuis les années 1970 à Bogotá et dans une moindre mesure à partir des années 1980 à Lima (Montero, 2017). D’après les dernières enquêtes de mobilité 4, la part modale du vélo atteignait à peine 1 % des trajets quotidiens à Lima en 2012 et seulement 6 % à Bogotá en 2019.
À compter de mars 2020, la pandémie de la Covid-19 a profondément bouleversé les conditions de vie des ménages, les modes d’habiter et les mobilités quotidiennes, à Lima comme à Bogotá. Elle a également impacté le déroulement de nos activités de recherche, en limitant la mobilité internationale des chercheurs et la possibilité de mener une recherche de terrain sur place 5. Ces perturbations nous ont conduits à infléchir les objectifs initiaux du projet Modural, même si la problématique d’origine a été maintenue : saisir les pratiques de mobilité des habitants des périphéries populaires dans une perspective de durabilité.
Dans ce billet, nous mettons l’accent sur les tactiques et stratégies déployées par les habitants pour faire face à la crise, en nous focalisant sur la période la plus intense, correspondant au premier confinement de mars à juillet 2020. Nous poursuivons cette analyse en intégrant des observations postérieures, notamment pour interroger la pérennité des changements observés : chute brutale des déplacements, désaffection pour les transports en commun, report vers les transports individuels, motorisés ou non. Notre approche porte sur un aspect qui a été peu relayé dans les médias 6, à savoir les perturbations vécues par les individus et leurs familles, dans leurs activités professionnelles et leur vie privée, du fait de la crise sanitaire, mais aussi des stratégies adoptées pour endiguer ses effets.
Le contexte épidémique a provoqué un bouleversement inédit des modes de vie et des pratiques de mobilités quotidiennes : confinement dans des logements inconfortables et surpeuplés dans les quartiers populaires, fermeture des établissements scolaires, contingentement de l’offre de transports en commun, limitation de la circulation des véhicules individuels, mise au ralenti des établissements commerciaux et plus largement de l’économie urbaine. Au début de la pandémie, des mesures strictes de confinement et de restrictions des déplacements ont été imposées, entraînant une immobilité forcée et des reports modaux contraints. Au début de la crise, en mars 2020, l’usage des véhicules privés a été interdit pendant près de quatre mois dans les deux villes. En parallèle, la jauge dans les transports en commun a été réduite de moitié pendant deux mois, avant une reprise progressive. Leur fréquentation a diminué de plus 80 % lors du premier confinement. Les niveaux pré pandémiques n’ont depuis jamais été retrouvés, avec une fréquentation 50% inférieure à la fin de l’année 2020 dans les deux villes. Six mois plus tard en août 2021, la fréquentation était encore 23% inférieure à Bogotá et 43% inférieure à Lima, selon les données de la BID 7.
Avec la crise sanitaire, les initiatives « d’urbanisme tactique » et notamment les « coronapistes 8 » ont concentré l’attention et ouvert le débat sur la crise comme opportunité pour changer de modèle de mobilité. Sur ce point, la ville de Bogotá s’est illustrée sur le plan international, avec un programme ambitieux de pistes cyclables temporaires, initié quatre jours avant le confinement de mars 2020, pour lutter contre la propagation du virus et limiter la congestion des transports. Dès la 17 mars, elle installait un premier réseau de 117 km de pistes 9. Par la suite, ce réseau a été entièrement démonté avant d'être partiellement remonté à 45 km pour finalement aboutir à un réseau de 82 km en avril 2020 (carte 2 et photos 1). À partir de fin août 2020, d’autres axes temporaires ont été soit retirés, soit transformés en voies définitives, pour arriver à 36 kilomètres de pistes temporaires subsistant en juin 2021.
À Lima, les initiatives ont été plus tardives et plus timides (en septembre 2021, seuls 46 km avaient été mis en place ou étaient en cours d’aménagement 10), mais les autorités ont bel et bien intégré le vélo dans leurs projets, avec notamment le lancement d’un plan qui comptera à terme 300 km de pistes cyclables. Les avancées restent cependant encore limitées aujourd’hui (septembre 2021).
Carte 2 : Pistes cyclables temporaires à Bogotá (par M. Lucas, 2021). Source : Secretaría de Movilidad de Bogotá. La carte représente le réseau existant en avril 2020 (82 kilomètres).
Cyclistes sur la Septima à Bogota, 01/10/2020, Carlos Felipe Pardo
Ramasseurs de déchets, Deliverys et cyclistes à Bogota, 27/06/2020, Carlos Felipe Pardo
Réparateurs de vélo à Bogota, 27/06/2020, Carlos Felipe Pardo
Pistes cyclables temporaires dans le centre-ville de Bogota, à côté du SITP, 04/08/2020, Carlos Felipe Pardo
Pistes cyclables temporaires à Lima, 06/2021, Municipalité Métropolitaine de Lima
Conflits d’usage sur les pistes cyclables de Lima, 06/2021, Groupe public Facebook “Lima en bici”
Dans les deux villes, les perturbations ont été particulièrement sévères dans les quartiers populaires des périphéries, où le niveau de contagion a été le plus élevé 11, et où la restriction des déplacements imposée par les gouvernements a été plus difficile à vivre qu’ailleurs (Vega Centeno et al., 2021) 12.
La crise sanitaire a exacerbé la précarité des emplois. Le travail informel, majoritaire dans ces villes et omniprésent dans les périphéries, a été fortement impacté par la crise. Les moyens de subsistance ont été réduits et le sous-emploi ou le chômage ont touché de nombreux habitants – employés domestiques, vendeurs ambulants, ouvriers du bâtiment, ou encore livreurs ; autant de domaines d’activités où les possibilités de télétravail sont de fait très limitées. Ainsi, beaucoup de personnes se sont retrouvées face au dilemme « de sortir pour travailler ou mourir de faim », marquant une différence fondamentale avec les situations qui ont pu être observées en Europe 13.
L’usage des transports en commun, souvent contraint, a accru le risque de contagion 14, du fait de la promiscuité dans les bus – en dépit des protocoles sanitaires et de la réduction des jauges – et aussi sur les lieux de correspondance, nombreux pour les travailleurs des périphéries populaires (jusqu’à 6 par trajet dans les deux villes). À Huaycán -le quartier de Lima où nous avons enquêté-, ce sont près de 44 000 personnes qui quittent cette zone tous les jours pour leur travail (contre 17 000 personnes qui y viennent travailler, ce qui se traduit par un solde négatif de 26 000 personnes, représenté sur la carte 3). Au sud de Bogotá, la partie la plus populaire de l’agglomération, ce chiffre s’élève à 17 000 au départ de Altos de Cazucá, et à 30 000 au départ de El Lucero, deux des zones d’enquête du programme Modural, qui figurent parmi les plus touchées par l’épidémie 15. Dans ces quartiers la précarité impose un fonctionnement des ménages au jour le jour, notamment pour l’approvisionnement alimentaire, réalisé quotidiennement dans les marchés locaux, qui ont constitué des foyers de contamination majeurs 16. Les conditions de déplacements se sont, elles aussi, dégradées. Le coût des trajets a globalement augmenté, soit du fait de la hausse des tarifs des transports informels, comme les taxis collectifs, les mototaxis ou les « combis » 17, notamment à Lima ; soit du fait du recours à des alternatives plus onéreuses, notamment les taxis et véhicules avec chauffeurs (Uber et autres).
Carte 3 : Solde des flux entrants et sortants à Lima (le matin, pour motif travail) (par F. Demoraes) Sources : EOD 2012 et INEI Réalisation : F. Demoraes, Modural 2020
La carte 3 représente le solde des trajets pour le travail avant 10h le matin. En bleu sont indiquées les zones essentiellement résidentielles (dont Huaycán, délimitée en vert sur la carte), qui présentent un solde négatif, c’est-à-dire qu’il y a plus de départs que d’arrivées. À l’inverse, les zones en rouge représentent les principales centralités d’emploi.
Pour capter ces réalités, durant une période où les sorties sur le terrain étaient quasiment impossibles, l’équipe Modural a expérimenté plusieurs dispositifs de collecte d’information. Nous livrons ici les résultats préliminaires de deux d’entre eux : 36 « chroniques familiales » réalisées à Bogotá par des étudiants de l’Université Santo Tomás en septembre 2020, et 10 entretiens individuels, menés à distance entre octobre et novembre 2020 à Huaycán, un quartier populaire de la périphérie de Lima (localisé sur les cartes 1 et 3). Les deux dispositifs ont été appliqués alors que les deux villes sortaient d’une longue période de confinement général, qui s’est échelonnée de mars à juillet 2020 et qui s’est prolongée à Bogotá par un confinement tournant par arrondissement jusqu’en août 2020, et à Lima par un couvre-feu. Ces deux instruments de collecte nous ont permis de documenter les impacts et les stratégies mises en œuvre par les habitants durant cette période, en différenciant l’avant, le pendant, et l’après-confinement.
L’objectif des « chroniques familiales » était d’appréhender l’impact de la Covid-19 à l’échelle de la cellule familiale et non simplement de l’individu. En effet, nous savons que la crise a conduit à des réajustements qui se sont opérés de façon interdépendante au sein des ménages, en impactant les activités de tous et en obligeant les familles à revoir leurs pratiques habituelles du care 18. Pour déployer cette étude, nous avons profité du lien maintenu entre les enseignants-chercheurs du programme Modural et leurs étudiants, en demandant à ces derniers d’appliquer, dans le cadre de leur formation, une grille de questions aux membres de leur famille vivant avec eux, puis de réaliser une synthèse de cet exercice. Cette méthode présente des limites dans la mesure où elle n’a pas permis de cibler les quartiers les plus défavorisés, les étudiants concernés correspondant plutôt à la classe moyenne 19. Les niveaux de vie des différents quartiers sont indiqués sur la carte 4, avec les localisations approximatives des étudiants ayant participé à l’enquête. Cette dernière a toutefois permis de saisir une diversité de situations, et d’avoir accès à des informations qui auraient été difficiles à obtenir autrement (tableau 1).
Descriptif des chroniques familiales à Bogotá
36 chroniques, 149 individus.
Membres par ménages : 4 en moyenne ; 1 minimum ; 8 maximum.
Chroniques dans les secteurs les plus défavorisés : 4 sur 36.
Carte 4 : Lieux de résidence des étudiants ayant participé à l’exercice des chroniques familiales et pourcentage de ménages les plus pauvres par secteur (Indice de condition sociale 1 et 2) 20, Bogotá 2020. Aide à la lecture : les secteurs en rouge sombre sont les plus défavorisés. NB : pour des questions de confidentialité, les punaises indiquent une localisation approximative des lieux de résidence des étudiants.
Concernant les entretiens individuels conduits à Huaycán, nous avons mobilisé des contacts noués lors d’une recherche antérieure (mémoire de sociologie de Jimena Ñiquén 21, recrutée dans le cadre du programme Modural pour réaliser des entretiens), et nous avons procédé par « boule de neige ». Les dix personnes qui ont été interrogées présentaient un profil plus populaire que les étudiants des chroniques familiales réalisées à Bogotá 22. Elles ne représentaient cependant pas les situations les plus difficiles au sein de Huaycán. En effet, il s’agit de personnes vivant dans la partie plus consolidée du quartier, car le recueil d’information à distance rendait difficile l’accès aux personnes vivant dans les périphéries les plus précaires. Pour les 10 entretiens menés, la disponibilité de crédit Internet a été un obstacle, aucun entretien n’ayant été réalisé avec vidéo, et la grande majorité a été conduite par téléphone, et dans certains cas via WhatsApp.
Descriptif des entretiens menés à Lima
5 femmes / 5 hommes
Zone de résidence dans Huaycán : consolidée ou en processus de consolidation (pas en extrême périphérie)
4 jeunes (18 à 29 ans)
6 adultes (30 à 59 ans)
1 étudiants ; 2 étudiants / travailleurs ; 5 travailleurs formels ; 2 travailleurs informels
Cette modalité d’entretien a limité les interactions avec l’interlocuteur, par exemple en rendant impossible la saisie des éléments de communication non verbale. Malgré ces difficultés, le matériau recueilli constitue un corpus original sur l’expérience des habitants en contexte de crise.
Si la crise liée à la Covid-19 a bel et bien affecté les activités quotidiennes de chacun des membres du ménage (conjoints, parents, enfants et autres), elle l’a fait de manière différenciée. Nous avons tenté de comprendre, à travers les 36 chroniques récoltées, les arrangements familiaux qui ont été mis en œuvre pour s’adapter à la situation. L’idée était donc d’observer les stratégies de chacun des membres du ménage, en ce qui concerne leur mobilité, leur travail ou leurs études, et aussi de comprendre les éventuelles relocalisations résidentielles et la réorganisation de la vie quotidienne, tout cela à l’aune du prisme familial.
Elle commence comme ceci : « La pandémie du Covid 19 a transformé nos vies, nos relations sociales, nos emplois, nos formes de mobilité, ou pour dire autrement, jusqu’au dernier grain de sable dans la mer. »
Alexia vit avec son père dans une maison, au sein d’un quartier résidentiel. Sa mère vit ailleurs, dans un appartement, avec son petit frère de 6 ans. Le père, 53 ans, travaille dans une entreprise de construction civile, au Nord de Bogotá. Sa mère, 43 ans, administre une boutique de chaussures dans un centre commercial. Avant la pandémie, les deux parents utilisaient les transports publics pour aller travailler, tout comme Alexia pour rejoindre l’université. Le petit frère allait à pied à l’école.
Dès le début de la pandémie, la mère, le petit frère et une cousine ont rejoint la maison du père, afin de se rapprocher du lieu de travail de la mère. Ils y sont restés jusqu’à fin août 2020 (soit 6 mois). Ses parents ont été mis en vacances obligatoires. Peu après, l’entreprise de sa mère lui a proposé une rupture de contrat avec indemnités, ou une mise en arrêt de travail non rémunérée, avec la promesse d’un retour au travail une fois le confinement terminé. Elle a accepté la deuxième option. En mai, elle a repris ses activités, à la demande de son entreprise, rompant au passage les règles de confinement. Elle a commencé des ventes en ligne, tout en réalisant quelques trajets pour rejoindre son magasin, toujours en transports publics. Au bout d’un mois, son père a repris le travail, en distanciel, pendant deux semaines, puis de façon mixte, avec des déplacements ponctuels sur des chantiers requérant un permis spécial. Il a continué d’utiliser les transports publics. Un confinement localisé l’a obligé à revenir au télétravail à deux reprises.
Alexia a cherché du travail pour aider sa famille, mais sans succès. Elle a alors décidé de lancer un site web pour vendre des livres d’occasion. C’est elle qui s’est occupé des activités scolaires de son frère, avec des guides envoyés par l’école et parfois avec l’aide de sa cousine. Son père s’est débrouillé pour trouver un ordinateur de plus. Alexia, son frère et sa cousine ne se déplaçaient plus, sauf cette dernière pour faire quelques courses. C’est la cousine qui s’est occupée des tâches du foyer. Elle le faisait auparavant chez sa mère et a continué de le faire pendant le confinement, mais cela lui prenait plus de temps. Si avant la pandémie, « chacun faisait sa vie, chacun gérait son petit monde », le confinement a tout bouleversé et les formes d’interdépendances entre les membres du ménage se sont accrues : « Toutes les choses du quotidien, pour moi et pour ma famille, ont changé. »
De notre enquête sont ressortis deux impacts principaux sur la vie quotidienne : la réduction forcée des déplacements par les mesures de confinement, et les problèmes économiques (mentionnés explicitement dans 14 cas) liés à la diminution des revenus des membres actifs des ménages.
Dès le début du confinement, on observe des changements de résidence dans 14 chroniques. Certains étudiants (2) ont quitté Bogotá, où ils étaient venus étudier, pour retourner dans leur famille. D’autres (5) ont eu des histoires plus compliquées : certains sont restés bloqués dans d’autres villes du pays, où ils étaient de passage lorsque le confinement est intervenu, et un autre a déménagé à proximité de son lieu de stage pour éviter d’exposer au virus sa famille, restée à Bogotá. On observe aussi des déménagements à l’intérieur de Bogotá : quatre étudiants ont changé de résidence pour se rapprocher d’un lieu de travail, ou pour s’installer chez leurs parents. Dans les trois derniers cas, ce sont d’autres membres de la famille qui ont rejoint le logement, comme dans le cas de la famille d’Alexia (encadré), pour des raisons économiques (économiser un loyer), ou encore pour faciliter la prise en charge des personnes les plus vulnérables.
À l’intérieur du logement , on a aussi réorganisé l’espace : la chambre est devenue salle de classe virtuelle, la terrasse aussi parfois. D’autres ont installé leur bureau sous la fenêtre, pour profiter de la lumière naturelle et limiter ainsi la facture d’électricité. C’est le cas de Leslie(C13) 24 :
« J’ai transformé la chambre de mon frère en salle de classe et j’y prenais de temps en temps mon petit-déjeuner ou mon repas, et parfois c’est le salon ou la chambre de ma mère qui sont devenus mon lieu de travail universitaire. »
Figure 1 : L’organisation du logement de Leslie avant la pandémie et son réajustement pendant le confinement (C13)
Image de gauche : Habitación : chambre ; Sala comedor: salon – salle à manger ; Cocina: cuisine ; Pasillo: couloir ; Baño: salle de bains (avec toilettes) ; Cuarto lavado : buanderie ; Entrada: entrée. Image de droite : Zona de entrenamiento : aire d’exercice ; Aula de clase : salle de classe ; Cine : cinéma ; Celebración evento: célébration d’événements ; Zona de desinfección: zone de désinfection.
Tous les étudiants ont suivi leurs cours à distance. Pour leur famille, l’activité professionnelle s’est réorganisée de différentes façons. 30 personnes ont opté pour le télétravail (essentiellement des cadres et des professionnels de l’éducation), 20 ont eu l’autorisation de se rendre sur leur lieu de travail, car leur activité était considérée comme essentielle (3 l’ont fait sans sauf-conduit), 3 autres ont alterné travail en présentiel et télétravail. 7 personnes ont perdu leur activité ; 7 autres ont vu cette activité suspendue temporairement ; 5 ont été contraintes de prendre des congés. 13 personnes ont changé de travail à la suite d’une perte d’emploi ou en réorientant leur activité et, pour 2 autres, la recherche d’emploi s’est avérée infructueuse. Au final, ce sont 30 foyers sur 36 où au moins un membre de la famille a été impacté professionnellement, par un changement ou une perte plus ou moins temporaire d’activité.
Le cas du frère de Luciana (C9) illustre aussi l’incertitude durant cette période :
« Il a changé de service dans l’entreprise. […] Il est passé au télétravail, avec une baisse de salaire de 20 % pendant quatre mois. Ceux qui étaient volontaires ont pu ensuite retourner au travail en présentiel, avec un rétablissement du salaire initial. [Mais] il a été licencié au bout de six mois et il cherche maintenant du travail. »
Les déplacements quotidiens ont diminué drastiquement en mars. Sur les 149 individus concernés par l’enquête, 50 sont restés chez eux, parfois pendant toute la durée du confinement. Pour ceux qui ont été contraints ou qui ont choisi de se déplacer, la marche a été privilégiée (16 individus), souvent pour des trajets courts ou pour des achats. Le bus et Transmilenio ont commencé à faire peur, tout en restant perçus comme nécessaires (9 cas). 6 personnes ont opté pour le taxi, notamment via des plateformes comme Uber ou Beat. 22 ont continué à utiliser leur véhicule personnel. 11 ont pris le vélo. Certains l’utilisaient avant, d’autres s’y sont mis ou en ont fait leur mode de transport principal.
C’est le cas du père de Leslie (C13) :
« Il a changé son mode de déplacement, passant de la voiture et du transport public au vélo. »
C’est aussi celui de la mère de Josefina (C21) :
« Elle a dû se déplacer constamment, en changeant de mode de transport, du SITP à la bicyclette. Le but, c’était de réduire le risque de contagion, mais ça a aussi permis de réduire les dépenses dans les transports publics. C’est pour ça que c’est devenu son mode de déplacement définitif. »
Les changements dans la façon de se déplacer ont souvent été déterminés par la réorganisation des activités professionnelles et des études. Au-delà de l’essor du vélo et de la marche pour des trajets courts, on enregistre surtout une baisse du nombre de déplacements, notamment dans le but de protéger les autres membres du foyer, en particulier les personnes âgées 25.
Les dynamiques internes et les routines au sein du foyer ont également été perturbées. De nouvelles formes de répartition des tâches ménagères ont été mises en place et le temps qui leur est dédié a augmenté. Une grande part des activités du care et de l’intendance a été assumée par les femmes (les mères surtout, mais aussi les grands-mères et les filles). À l’inverse, ce sont plutôt les hommes, plus généralement les jeunes, qui sont sortis faire les courses.
Le confinement est de fait à l’origine d’une nouvelle donne : des enfants confinés, contraints d’étudier à domicile en raison de la fermeture des écoles ; des parents en télétravail, ou privés d’emploi, ou au contraire obligés d’augmenter le temps hors du domicile pour pallier les baisses de revenus ; un mode de consommation lui aussi perturbé, tout comme l’a été l’aide apportée aux aînés ou aux parents vulnérables, vivant à l’intérieur comme à l’extérieur du domicile. C’est par exemple le cas de Mme González, qui gère une petite entreprise dans le secteur touristique. Sa fille explique (C14) :
« La crise sanitaire a changé radicalement son quotidien de travail. […] Les tâches du foyer ont augmenté. […] Comme nous vivons dans le même lotissement que mes grands-parents, ma mère allait les voir tous les jours, pour prendre soin d’eux, leur tenir compagnie, leur préparer le repas du midi et du soir, entre autres. ».
Cet alourdissement de la charge pesant sur les femmes mérite d’être souligné, car il semble aller à l’encontre d’une tendance à l’émancipation observée au cours des années antérieures : des études complémentaires seront sans doute nécessaires à l’issue de la crise sanitaire pour voir s’il s’agit d’un épiphénomène ou d’une tendance de fond.
Dix entretiens ont été réalisés à Huaycán, une des zones d’étude du projet Modural, sélectionnée parce que les conditions socio-économiques et de mobilité y sont particulièrement difficiles 26. Le quartier de Huaycán est situé dans la périphérie est de la capitale péruvienne (carte 2). Il est peuplé de près de 150 000 habitants, dont plus de 50 % ont un niveau socio-économique faible. L’urbanisation s’y étend sur de fortes pentes. Le transport informel y est omniprésent ; aucun service de transport public de masse n’est accessible à proximité.
Photos 2 : le quartier de Huaycán : urbanisations spontanées sur les pentes, mototaxi et combis, l’avenue principale au pied du quartier. Source : Albums « Te Amo Huaycán » sur flickr : https://www.flickr.com/photos/136075830@N02/albums
Pour tous, la mobilité a été réduite, les transports étant synonymes de risques de contagion. Mais pour beaucoup, il est resté nécessaire de se déplacer, de sortir travailler pour « aller de l’avant » (salir adelante). Les routines s’en sont trouvées transformées. Certains ont opté pour le taxi ou le mototaxi. D’autres ont commencé à se lever plus tôt le matin, pour trouver un bus le moins rempli possible, attendant le suivant quand il n’y avait pas de siège libre. Ils ont changé aussi leurs habitudes à l’intérieur du bus : s’asseoir devant, ne plus manger en route, ne plus dormir pendant les trajets, pour rester en alerte.
Ainsi témoigne Jimena, étudiante de 20 ans (E6) :
« Des fois avant je partais tôt, j’essayais de gagner du temps en partant sans manger, et je mangeais en route et je finissais de dormir [dans le bus], mais maintenant tu ne peux plus dormir, tu dois faire bien attention à ne pas te cogner contre les autres personnes, maintenir les distances et tout ça. […] Tu ne peux pas non plus manger en route, sinon les gens te regardent comme s’ils voulaient te dire que c’est interdit, qu’on est en pleine pandémie, qu’on ne peut pas manger, du coup tu trouves ça déplacé, tu vois ? Pourtant avant c’était courant. »
De façon générale, la mobilité s’est rétractée avec la crise. Les contacts les plus proches géographiquement ont été maintenus au sein de la famille, laissant pour plus tard ceux avec les parents plus éloignés. Les achats alimentaires et élémentaires ont été effectués essentiellement dans le quartier. Ils ont autant que possible été espacés dans le temps, et ne sont plus faits sur le chemin de retour du travail, comme auparavant.
Puis assez rapidement, les bus ont commencé à se remplir de nouveau, les attroupements se sont reformés aux arrêts. Parmi les changements observés, on note une augmentation des prix des tickets de bus et un recul de la pratique du demi-tarif appliqué habituellement sur les courts trajets. Les mototaxis aussi ont augmenté leurs tarifs. Par la suite, les gens ont continué de porter le masque.
Diego, étudiant de 24 ans travaillant dans la construction (E1), déclare :
« Au début, au tout début, on a commencé à sortir ensemble par là et il n’y avait pas grand monde, mais maintenant il y a beaucoup de monde, en fait c’est comme si la situation était normale. La seule chose qui manque pour que ce soit normal, c’est que les gens arrêtent d’utiliser les masques. […] Oui, il y pas mal de monde aux arrêts et dans les combis 27, ils sont bondés et continuent toujours de prendre des passagers, et en plus ils se sont mis à monter les tarifs mais à la longue, on ne proteste même plus. ».
Ici comme à Bogotá, l’impact économique de la crise a été déterminant. L’emploi occupé préalablement à la crise a joué un rôle clé dans la capacité des habitants à faire face à l’incertitude et à la réduction généralisée des revenus. Sur la base de 10 entretiens réalisés, trois profils-types peuvent être distingués, selon le degré de vulnérabilité des personnes.
Le premier profil concerne les individus ayant subi un impact modéré : ils ont maintenu leur emploi, (notamment lorsque celui-ci était considéré comme essentiel par les autorités), ou ils ont pu passer au télétravail, ou encore ils disposaient d’un peu d’économies, ou de l’appui d’un autre membre du foyer. Pendant la crise, ils ont limité leurs déplacements, ne sortant que pour des courses alimentaires et éventuellement pour rendre visite à des proches. Le second profil a subi un impact fort : leur activité professionnelle a perdu en rentabilité, mais s’est maintenue malgré tout. Ce sont par exemple les chauffeurs de taxi ou les petits commerçants. Ils disposaient d’économies. Dans certains cas, la pension de retraite d’une personne âgée qui partageaient leur foyer est devenue la seule entrée stable d’argent. Souvent, ils ont dû adapter leur activité économique pour limiter les risques de contagion. Ils se sont déplacés moins souvent et surtout moins loin, pour leur activité professionnelle et pour faire des courses.
Le troisième profil concerne les cas les plus difficiles, avec des impacts très forts : la poursuite de leur activité professionnelle est devenue très compliquée, parfois interdite pour les vendeurs ambulants, et son maintien, quand il a été possible, a impliqué de forts risques de contagion. Beaucoup n’ont plus pu travailler ou ont perdu leur emploi. Ils ne disposaient d’aucune épargne importante et d’aucun soutien alternatif. Beaucoup se sont lancés dans une nouvelle activité : vente de produits divers, services de livraisons à domicile, ou encore chauffeurs de taxi ou de mototaxi. Leurs déplacements ont changé en conséquence. Certains ont développé une activité de proximité, alors que d’autres ont été amenés à parcourir de plus longues distances pour subsister.
José, chauffeur de taxi, 47 ans (E4) :
« Le problème avec la pandémie, c’est surtout la situation économique. […] Il y a beaucoup de gens, comme je vous dis, qui ont fait faillite, d’autres qui sont sortis travailler pour manger. Ils ont été obligés de faire ce qu’ils avaient redouté toute leur vie. Ils ont été contraints de faire des choses que jamais ils n’auraient imaginé. […] J’ai des amis par exemple qui se sont mis à vendre des marcianos 28, à vendre des masques de protection, à vendre de la chicha 29 ; en fait ils se sont débrouillés comme ils ont pu. »
La mobilité, qui a toujours été un secteur refuge offrant des emplois informels en temps de crise, est alors devenue leur source principale de revenu. C’est le cas de Renato, 39 ans, homme à tout faire dans la construction et offrant un service de taxi à moto, qui ambitionne d’acheter une voiture (E9) :
« Bon, mon objectif pour la suite, je veux solder toutes mes dettes. Mon rêve c’est de pouvoir m’acheter une voiture, oui une voiture, pour travailler avec 30 ».
C’est aussi le cas de Daniel, professeur d’éducation physique de 38 ans, qui a décidé d’acheter une mototaxi. Il a appris à conduire, passé le permis et arrive aujourd’hui à générer un revenu équivalant à la moitié environ de ses revenus antérieurs.
On a vu aussi apparaître à Huaycán des services de livraison à domicile, à pied, parfois en vélo, en moto ou en mototaxi. Ces petites entreprises locales remplacent les services de « Rappi » ou de « Glovo », qu’on trouve surtout dans les quartiers centraux et qui étaient très peu présents à Huaycán avant la pandémie. Alors que les périphéries populaires sont très dépendantes du centre-ville pour l’emploi, une nouvelle économie de quartier semble ainsi s’être développée.
Notre étude offre un éclairage original sur l’impact de la crise sanitaire sur les mobilités et la vie quotidiennes à Bogotá et Lima, mais aussi sur la façon de penser la transition vers une mobilité plus durable.
En termes de politiques tout d’abord, les mesures de confinement et de restriction des mobilités, engagées en particulier pendant les premiers mois de la crise (de mars à juillet 2020) et renouvelées lors du second pic de contagion (début 2021), ont entrainé un bouleversement forcé des pratiques de mobilité. Les deux villes se sont vues imposer une forte limitation de l’usage des véhicules individuels et des taxis et une baisse de la jauge dans les transports en commun. Bogotá s’est distinguée par sa politique d’incitation à l’usage du vélo, avec la mise en place très rapide de coronapistes. Les autorités à Lima se sont aussi engagées sur cette voie, bien que de façon plus tardive et timide. Dans ce contexte de réduction drastique des déplacements, deux scénarios se sont progressivement dessinés : le premier, vertueux, d’un report vers des pratiques plus durables comme l’usage du vélo ou de la marche à pied, et le second, plus problématique, d’un essor des transports individuels motorisés (voiture, moto, taxi, véhicule par application), qui sont des options plus polluantes et susceptibles d’aggraver les problèmes de congestion urbaine.
Alors que le volume de déplacements a retrouvé, au premier semestre 2021, son niveau d’avant la pandémie, on peut se demander si les mesures appliquées en période de crise vont transformer durablement les pratiques de mobilité. D’un côté, le vélo semble le grand gagnant, avec une augmentation des usagers et l’accélération des projets d’infrastructures, dans la continuité d’une tendance pré-existante . Ce bilan reste cependant mitigé. À Bogotá, au-delà des effets d’annonces et d’un marketing appuyé autour du vélo, l’intégration des cyclistes reste difficile , la longueur des pistes cyclables temporaires est finalement limitée et la plupart avaient disparu en juin 2021. À Lima, les projets en cours vont certes combler d’importantes lacunes, mais le chemin vers une massification de l’usage du vélo reste long, alors que les politiques incitatives mises en place par les autorités s’accompagnent déjà de restrictions. Dès juin 2021, le ministère des transports a en effet annoncé une liste de règles contraignantes et de nouvelles amendes pour les cyclistes .
Concernant le transport public, la baisse de la fréquentation a mis à mal l’équilibre financier des opérateurs, obligeant les autorités publiques à intervenir via des subventions ou des prêts. Alors que les ressources sont limitées, une amélioration du service semble nécessaire pour espérer une récupération des niveaux de fréquentation, en intégrant les protocoles sanitaires. Les défis sont d’autant plus grands que les transports en commun faisaient déjà l’objet d’un fort mécontentement avant la crise, voire d’une baisse de fréquentation pour le Transmilenio à Bogotá, liée principalement à la saturation des lignes et à la dégradation des conditions de circulation. Par ailleurs, l’usage des véhicules individuels n’a été remis en question que très ponctuellement, et si la voiture reste un mode de transport peu accessible aux plus démunis, on peut s’attendre à une augmentation des motos. Les taxis, formels et informels, ainsi que les plateformes de types Uber, restent également très présentes.
La timidité des politiques de mobilités actives face à la crise de la Covid, ainsi que la vulnérabilité exacerbée des transports en commun, soulignent donc d’avantage un accroissement des inégalités de mobilité qu’une transition vers un modèle plus durable. De fait, la crise ne semble pas avoir fait émerger une conscience écologique, comme on a pu le constater en Europe . C’est en particulier le cas dans les périphéries populaires, où la subsistance du foyer demeure la priorité absolue, au détriment des considérations environnementales. L’emploi, qui est une nécessité et un enjeu de survie, a d’ailleurs été la principale cause de contestation des mesures de confinement. Les périphéries populaires restent dépendantes des transports publics, notamment pour des raisons économiques, et sont peu concernées par les incitations aux modes actifs, qui sont plutôt adaptés aux trajets courts et concernent plutôt les quartiers centraux.
Mais la question de la transition vers des mobilités plus durables peut aussi être interrogée au prisme des nouvelles habitudes prises par les habitants. Les enseignements des chroniques familiales et des entretiens menés dans les deux villes montrent bien que la crise de la Covid-19 ne se restreint pas à des impacts sanitaires, au nombre de décès ou au nombre de nouveaux cas annoncés quotidiennement par les autorités et repris dans la presse. La pandémie a bouleversé la vie quotidienne et les pratiques de mobilité de tout un chacun, se traduisant par une réorganisation (au moins de façon temporaire) de l’espace de vie et de l’habiter. Comme le souligne V. Kaufmann , dans le contexte européen on observe un retour de la proximité spatiale dans la vie quotidienne, qui est moins lié à l’essor du télétravail ou à de nouvelles activités de loisirs qu’à des contraintes de déplacement, à des logiques de protection contre les risques de contagion ou au développement de nouvelles activités locales. D’une certaine façon, cela peut contribuer à la mise en œuvre d’une mobilité plus durable, en limitant les déplacements lointains, mais ces choix sont souvent contraints, par la peur du virus, par une perte d’emploi, par une dégradation des conditions d’apprentissage pour les jeunes (privés d’école ou d’université), ou par un renoncement à profiter des ressources de l’ensemble de l’espace métropolitain. Ce dilemme, qui ressort aussi bien dans les entretiens de Lima que dans les chroniques de Bogotá, se pose comme un enjeu commun de ces grandes métropoles.
Il s’agit in fine de rappeler les raisons et les contraintes qui expliquent les restrictions des mobilités, et d’interroger leurs implications sur l’évolution de la qualité de vie. On a vu que l’impact de la crise a été d’autant plus compliqué qu’il s’est accompagné d’une précarisation des moyens de subsistance et des conditions de travail et d’apprentissage. Le confinement est de fait à l’origine d’une nouvelle donne : des enfants confinés contraints d’étudier à domicile ; des parents en télétravail, ou privés d’emploi, ou au contraire obligés d’augmenter le temps hors du domicile pour pallier les baisses de revenus ; un mode de consommation lui aussi perturbé, tout comme l’a été l’aide apportée aux aînés ou aux parents vulnérables vivant à l’intérieur comme à l’extérieur du domicile. Aux restrictions de mobilité observées s’opposent les besoins impérieux de déplacements pour ceux qui sont dans l’impossibilité de télétravailler, bravant les risques de contagion. Les enquêtes menées à Bogotá et à Lima montrent que ces difficultés concernent l’ensemble de la population et mettent en évidence des profils plus vulnérables que d’autres. Ce sont en particulier les habitants des périphéries populaires sans emploi stable ou dont les emplois sont compromis par la crise sanitaire (résultats observés à Lima) ; ce sont aussi les foyers avec des personnes vulnérables qui nécessitent des soins particuliers (résultats observés à Bogotá). Face à ces défis, rester chez soi, réorganiser les tâches domestiques, revoir l’attribution des rôles au sein du ménage, redéfinir les formes d’entraide et de solidarité, développer l’entreprenariat, fournir des services de proximité profitant d’une demande nouvelle, sont quelques-unes des stratégies que nous avons pu identifier.
1 Carnet de recherche du projet Modural: https://modural.hypotheses.org/le-projet Initié le 1er janvier 2020 pour une durée de trois ans, le programme Modural est financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et regroupe une vingtaine de chercheurs, dans le cadre d’un partenariat entre l’Université Rennes 2, l’Institut Français d’Etudes Andines, l’Université Catholique du Pérou et en Colombie, les Universités Nationale, Piloto, Santo Tomás et Tadeo Lozano. Le projet Modural est centré sur l’étude des pratiques individuelles de déplacement, à l’inverse de la plupart des recherches sur les mobilités quotidiennes dans les métropoles latino-américaines, qui sont axées avant tout sur les politiques publiques et sur la modernisation de l’offre de transport. En prenant pour objet les navettes quotidiennes vers le lieu de travail ou d’étude, qui représentent la majorité des déplacements, son but est d’identifier les freins et les leviers qui limitent ou au contraire facilitent l’adoption de pratiques de mobilités plus durables. Il cherche à comprendre les routines, les stratégies, et les éléments de contexte qui influencent les pratiques habitantes, depuis les contraintes socio-économiques ou de localisation résidentielle, jusqu’aux représentations et histoires de vie. Il s’intéresse en priorité aux périphéries populaires, caractérisées par une grande vulnérabilité socio-économique, une offre de transport déficiente et une mauvaise accessibilité aux centralités urbaines (emploi, éducation et services). Que recouvre la notion de mobilité durable dans ces quartiers excentrés, souvent maintenus en marge des débats en la matière ? Comment permettre à leurs habitants d’accéder à des formes de mobilité plus durables et en quoi cela permettrait-il d’améliorer leur qualité de vie ?
2 Enquêtes Lima Cómo Vamos ( http://www.limacomovamos.org/informesurbanos/) et Bogotá Cómo Vamos ( https://bogotacomovamos.org/encuestas-de-percepcion-ciudadana/).
3 Bus Rapid Transit, ou BHNS (Bus à haut niveau de service), circulant en site propre.
4 Dernières en date, l’Enquête JICA de Lima en 2012 et l’Enquête de mobilité de Bogotá de 2019.
5 Gouëset et al. 2021. « Étudier les mobilités durables dans des villes durablement immobilisées par la covid-19… À propos du programme ANR Modural », Palimpseste, N° 5, p. 6-11. ⟨hal-03005287⟩
6 Voir le suivi de la covid-19 sur le Carnet de recherche de Modural : https://modural.hypotheses.org/covid-19
7 https://www.iadb.org/es/topics-effectiveness-improving-lives/coronavirus-impact-dashboard Pour une étude complète de la chronologie de la crise sanitaire et de ses conséquences sur la mobilité quotidienne à Lima et Bogotá, voir Robert J., Lucas M., Gouëset V. (à paraître) « Du confinement à la perspective d’une mobilité plus durable : impacts de la Covid-19 à Lima et Bogotá », in Boidin-Caravias C., Damasceno Fonseca C., Le Tourneau F-M., Magnan M., Théry H. (Eds.), La Covid 19 et les Amériques : éclairages à chaud, collection Colectivo, Éditions de l’IHEAL, chapitre 4. Les interventions dans le cadre du colloque « Un an de Covid-19 dans les Amériques », organisé par l’Institut des Amériques, iGLOBES, Mondes Américains-CRBC, IHEAL-CREDA, en avril 2021 ⟨hal-03216322⟩ sont disponibles en video en ligne : https://modural.hypotheses.org/1310
8 Couloir cycliste le plus souvent protégé, mis en place de façon provisoire dans un premier temps. Le terme de « coronapiste » n’existe pas en Amérique Latine, où l’on parle plutôt de « voies cyclables temporaires » ou « émergentes ».
9 Voir la présentation "Aménagements temporaires : initiatives internationales", réalisée par l'ADEME, le 22/04/2020, https://www.cerema.fr/system/files/documents/2020/04/trauchessec_chassignet_urbanisme_temporaire_0.pdf
10 https://www.descubrelima.pe/ciclovias/#ciclovias-emergentes
11 Pour le cas de Lima, voir Clausen J., Barrantes N. (2020), “¿Cómo se asocian el riesgo multidimensional y los efectos de la COVID-19? Evidencia a nivel distrital para las provincias de Lima y el Callao en Perú.”, in Iguíñiz, J., Clausen, J. (Dir.), Covid-19 & crisis de desarrollo humano en América Latina, Instituto de Desarrollo Humano, PUCP, Lima, p. 111-132. Pour le cas de Bogotá, voir Laajaj R. et al. (2021), « SARS-CoV-2 Spread, Detection, and Dynamics in a Megacity in Latin America ». Documentos CEDE, no 18, 41 p. https://doi.org/10.2139/ssrn.3822625.
12 Vega Centeno P., Robert J., Demoraes F., Moreno C., Gouëset V. (2021) (soumis en février 2021). “¡Dime dónde vives y te diré cómo te pegó la cuarentena! Formas de habitar e impacto del Covid-19 en Lima y Bogotá”, Revista INVI.
13 Vincent Kaufmann (2021), « Confinement », Forum Vies Mobiles. URL: https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/confinement-13661
14 Sur Lima, voir Vega Centeno P., 2021, “Las centralidades de Lima y la movilidad: la organización de la ciudad como factor de vulnerabilidad al COVID-19”, in Iguiñiz J., Clausen J., (Eds.), COVID-19 & Crisis de Desarrollo Humano en América Latina, Instituto de Desarrollo Humano, PUCP, Lima, p. 417-432, http://isbn.bnp.gob.pe/catalogo.php?mode=detalle&nt=119388
15 Duque Franco, I. (2020). « Ahondando la brecha. pandemia y desigualdad socio-espacial en Bogotá ». Crítica Urbana 3 (15) :23 26.
17 Les taxis collectifs sont des taxis qui roulent sur des trajets déterminés et qui prennent plusieurs passagers. Les mototaxis, très répandus à Lima, sont des motos à trois roues dotées d’un toit. Ce sont des motos classiques à Bogotá, où elles restent officiellement interdites, et sont donc moins nombreuses. Les « combis », en usage à Lima, sont des petites fourgonnettes, qui peuvent prendre une quinzaine de passagers assis.
18 Le care inclut un ensemble d’activités d’entraide, de soin, d’accompagnement (solidarité intergénérationnelle, entraide intra-familiale, accompagnement des enfants et des personnes en situation de handicap, veille sur les aînés, etc.) et d’intendance domestique (faire les courses, etc.).
19 À Bogotá, on considère que les classes moyennes correspondent aux foyers qui gagnent entre 2 et 5 salaires minimums (le salaire minimum mensuel équivalant à environ 200 euros). Elles disposent entre 11 et 60 Euros par jour et par personne. Elles représentent 55.1% de la population de Bogotá en 2017 (contre 35.6% pour les classes populaires, et 9.4% pour les classes supérieures). Source : Fundesarrollo & DANE, 2020.
20 L’indice de condition sociale est un indicateur de la position des ménages dans la hiérarchie sociale. Il est calculé en divisant le climat éducatif du ménage (moyenne du nombre d’années d’études des personnes de 15 ans et plus) sur le niveau de promiscuité dans le logement (nombre de personnes par pièce). La classe ICS1 correspond aux 10% des ménages les plus pauvres, la classe ICS2 aux 15% suivant (Demoraes et al., 2020, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02949495v2).
21 Ñiquén J., 2018, Entre la necesidad y la acumulación. Una aproximación al rol del suelo y la vivienda en los procesos de reproducción y movilidad social de los sectores populares. El caso de las familias fundadoras de Huaycán, Lima; Tesis Sociología PUCP, http://hdl.handle.net/20.500.12404/12400
22 À Lima, les classes populaires correspondent aux foyers qui gagnent moins de 1,2 salaires minimums (le salaire minimum mensuel équivalant à environ 200 euros). Ces deux groupes représentent respectivement 6% et 25% des foyers à Lima selon les données de l’INEI en 2020. Les classes moyennes représentent 43 % des foyers, les classes moyenne-hautes 22 % et les classes supérieures 4 %. Dans les 4 zones d’enquêtes de Modural, plus de 80% des ilots de recensement ont une majorité de foyers de classe populaire, contre 60 % sur l’ensemble de l’agglomération. Source : https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/publication/documents/2021-01/nse_2020_v2.pdf
23 Pour des raisons de confidentialité, tous les noms et prénoms ont été modifiés.
24 En grande majorité des appartements, où se sont regroupés en moyenne 4 personnes, et jusqu’à 8 au maximum. Voir une illustration d’un logement dans le portrait « Chronique de la crise sanitaire de la famille Gómez ».
25 Dans le contexte familial colombien, les cohabitations intergénérationnelles sont fréquentes, et les personnes âgées sont en contact régulier avec les plus jeunes.
26 Voir le rapport de sélection des zones d’enquête du projet Modural : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03053354/document
27 Vans utilisés comme minibus informels à Lima.
28 Glaces à l’eau artisanales, à base de pulpe de fruit.
29 Boisson artisanale traditionnelle, à base de maïs.
30 Comme taxi, ou pour des livraisons par exemple.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes mesures de confinement instaurées en 2020 dans le cadre de la crise du Covid-19, variables selon les pays, prennent la forme d’une restriction majeure de la liberté de se déplacer durant un temps donné. Présenté comme une solution à l’expansion de la pandémie, le confinement touche tant les déplacements locaux qu’interrégionaux et internationaux. En transformant la spatio-temporalité des modes de vie, il a d’une part accéléré toute une série de tendances d’évolutions préexistantes, comme la croissance du télétravail et des téléachats ou la croissance de la marche et de l’utilisation du vélo, et d’autre part provoqué une rupture nette dans les mobilités de longue distance. L’expérience ambivalente du confinement ouvre sur une transformation possible des modes de vie pour le futur.
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