02 Février 2022
Les mouvements cyclistes se sont multipliés en Amérique du Sud, et notamment à Santiago du Chili, où leur ampleur a permis d’agréger des revendications de tout ordre : sociales, féministes et écologiques. Matthieu Gillot et Patrick Rérat ont suivi cette « révolution cycliste plurinationale » qui réunit chaque semaine plusieurs milliers de personnes.
À Santiago du Chili, ville de 8 millions d’habitants, une crise sociale éclate en octobre 2019 avec l’augmentation du prix du billet de métro. Des mouvements estudiantins lancent une action de fraude dans le métro dont le slogan est « Evadir, no pagar, otra forma de luchar » (« Fuir, ne pas payer, une autre façon de lutter »). Les manifestations qui suivent remettent plus généralement en question plusieurs décennies de politiques néo-libérales et de privatisation d’institutions telles que l’éducation, la santé ou les retraites. Les collectifs cyclistes rejoignent cette contestation sous le nom de « Révolution cycliste plurinationale » et leur premier rassemblement attire 35 000 personnes le 27 octobre 2019. Depuis cette date, et à l’exception d’une période de confinement, plusieurs milliers de cyclistes se mobilisent chaque dimanche (pour un total de 88 rassemblements au début du mois de décembre 2021) et convergent vers le centre.
Figure 1 : Révolution cycliste no 29 du 15 novembre 2020 devant le palais présidentiel (source : Cristi án Cuevas Barazarte)
Une mobilisation peut être définie comme « l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée » (Landriève et al. 2017) 1. Les mobilisations cyclistes les plus connues à l’échelle internationale sont les Critical Masses (Furness 2010) lors desquelles des cyclistes circulent en nombre avec pour slogan « Nous ne bloquons pas le trafic, nous sommes le trafic » (White 1999). Né à San Francisco en 1992, ce mouvement s’est diffusé à travers le monde. À Santiago, le Movimiento furiosos ciclistas (« Mouvement furieux des cyclistes ») lance sur ce modèle en 1995 la « Cicletada de primer martes ».
La Révolution cycliste plurinationale reprend les principes des Critical Masses, mais elle s’en distingue par des revendications qui, en plus de la place du vélo, portent sur différents thèmes politiques. Notre postulat est que cette convergence de revendications est une expression emblématique du concept de justice mobilitaire développé par la sociologue Mimi Sheller.
Pour Mimi Sheller 2, le droit à la mobilité est une liberté à conquérir. De nombreuses restrictions en la matière génèrent d’importantes disparités et inégalités et, sans mobilité, il n’y a pas de processus relationnels. La notion de justice mobilitaire permet de penser une triple crise opérant à plusieurs échelles (du corps à la planète, en passant par la rue, la ville, la nation) et qui renvoie à différentes formes de mobilité. Il s’agit plus particulièrement de (1) la crise urbaine (inégalités d’accès aux transports et aux aménités), (2) la crise environnementale ou climatique (émissions de CO2, etc.) et (3) la crise migratoire (mouvements de populations pour échapper, entre autres, aux dérèglements climatiques). La notion doit permettre de décloisonner les approches et débats sur les différentes mobilités spatiales et de les regrouper dans une réflexion d’ensemble sur la manière de repenser les modes de vie et la transition vers une mobilité à basse empreinte carbone.
Nous avons analysé la Révolution cycliste plurinationale de Santiago d’octobre 2019 (début de la crise sociale) à octobre 2020 (referendum sur la constitution proposé par le gouvernement). Les premiers mois, l’observation participante lors de manifestations et réunions ainsi que des entretiens (avec le porte-parole de la RCP sur les réseaux sociaux, la directrice d’une association œuvrant pour la promotion du vélo, une activiste membre de plusieurs ONG cyclistes et une activiste cycliste féministe) ont permis de récolter des informations sur les différents messages et slogans. Avec la crise sanitaire, nous avons suivi les mobilisations via les réseaux sociaux. Un inventaire du matériel utilisé (flyers, slogans, etc.) a été constitué et analysé par des méthodes visuelles (Rose 2016). Cet article donne un aperçu des principales revendications qui sont d’ordre cycliste, politique, environnemental et féministe.
Comme pour les Critical masses, une première série de revendications porte sur la place des cyclistes et leur droit à la ville. La Révolution cycliste plurinationale apparaît dans un contexte où le vélo connaît une expansion, notamment en lien avec la crise sociale et la fermeture du métro. Le vélo fait aussi figure d’alternative à l’automobile dans une ville congestionnée où la voiture reste un symbole de réussite sociale. Les revendications cyclistes s’expriment à l’échelle du corps (sécurité, intégrité) ainsi qu’à l’échelle de la ville de Santiago (accessibilité) et renvoient au besoin d’infrastructures adéquates pour le vélo utilitaire (au-delà des « pistes cyclables récréatives ») et à sa légitimité comme moyen de transport.
La crise sanitaire favorise la pratique du vélo en raison de la nécessité de respecter la distanciation physique. Cela se reflète dans certains slogans comme « Plus de pistes cyclables, moins de contagions ». Les travailleurs informels (1/3 de la population active) vivant en périphérie ne profitent toutefois pas des nouvelles pistes cyclables et sont confrontés au manque de stationnement sécurisé aux abords des arrêts de transports publics notamment (Jirón 2020). Dans cette période, les collectifs cyclistes mettent sur pied des cours de mécanique, apportent des biens essentiels et organisent des « ollas comunes » (soupes populaires) dans les quartiers pauvres.
En septembre 2020, de nombreux accidents mortels impliquant des cyclistes ont été la conséquence d’excès de vitesse des automobilistes et conducteurs de bus dans une ville confinée et moins congestionnée. Après un arrêt de mars à septembre 2020, les cyclistes ont réinvesti la rue avec le slogan « Plus de cyclistes morts » (No + cyclistas muertxs) (figure 2). Les revendications du mouvement dépassent toutefois l’activisme cycliste, comme le montrent les deux autres slogans du flyer : « J’approuve » (Apruebo ; en référence au référendum sur la Constitution) et « La dignité, la planète, ton futur ».
Figure 2 : Flyer de la Révolution cycliste du 11 octobre 2020
Le slogan initial des lycéens (Fuir, ne pas payer, une autre façon de lutter) est adapté par les collectifs cyclistes en Fuir, pédaler, une autre façon de lutter. Ces derniers reprennent lors de leurs rassemblements les revendications politiques de manifestations qui ont lieu dans l’ensemble du Chili : la demande d’une nouvelle Constitution, les appels à la démission de responsables gouvernementaux, et d’une manière générale, le rejet de la privatisation des institutions essentielles (éducation, santé, retraite). Le drapeau Mapuche, peuple autochtone du pays non reconnu dans la Constitution, est utilisé lors des manifestations (figure 3). Le terme « plurinational », déjà présent dans la nouvelle Constitution bolivienne de 2009 portée par Evo Morales, le premier président indien du pays, est ajouté au nom du mouvement dès le 4e évènement afin de reconnaître la multiculturalité du pays. Les itinéraires des révolutions cyclistes relient les lieux symboliques du pouvoir (le palais présidentiel) et de la contestation (le point de départ est la place d’Italie, située entre quartiers pauvres et riches, et rebaptisée place de la Dignité).
Figure 3 : Drapeau mapuche lors de la Révolution cycliste du 28 février 2021 (source : Alfonso Atavales Gallardo)
Les revendications environnementales (figure 4) renvoient à plusieurs échelles comme le montre le slogan « La dignité, la planète, ton futur ». Selon la directrice d’une organisation de promotion du vélo, « le vélo à Santiago a cessé d’être un simple transport pour devenir un élément qui exprime une conscience écologique […] et la crise climatique représente une occasion unique de réaliser cette transformation ». Les revendications environnementales renvoient à l’échelle de la planète (les changements climatiques, la finitude des ressources et le recyclage, etc.), mais aussi à celle d’une ville qui figurent parmi les plus polluées du monde et dont des franges importantes de la population sont victimes de pollutions. Le mouvement cycliste apporte son soutien quant au droit de vivre dans un environnement sain et à la justice environnementale. Certains rassemblements poursuivent spécifiquement de tels objectifs comme la Biciforestation (reboisement à vélo) ou la promotion du Mapocho Ciclo Parque, une piste cyclable traversant Santiago le long de la rivière Mapocho.
Figure 4 : Flyer de la Révolution cycliste pour le jour mondial du recyclage du 18 mars 2020
La Révolution cycliste représente également une opportunité pour un certain nombre de revendications féministes dans une société marquée par une culture patriarcale. On y retrouve souvent le foulard vert, symbole des mouvements féministes latino-américains créé en 2003 par des féministes argentines dans leur lutte pour le droit à l’avortement. Il existe des rassemblements de grande ampleur comme la « Révolution cycliste plurinationale féminine » qui regroupe des milliers de personnes principalement le 8 mars (journée internationale du droit des femmes) et le 25 novembre (journée internationale contre les violences faites aux femmes). D’autres sont de plus faible envergure, comme la « Randonnée cycliste des filles », et réunissent quelques dizaines ou centaines de participantes lors d’évènements mensuels. Créée au Chili, cette mobilisation est présente dans plusieurs autres pays comme le Pérou, l’Équateur ou le Mexique.
Figure 5 : Randonnée cycliste des filles du 7 mars 2020
Le flyer de la « Randonnée cycliste des filles » (figure 5) exprime à la fois le souhait de pouvoir rouler en sécurité (y compris avec des enfants) en ville et des revendications plus spécifiques avec le logo féministe et le drapeau arc en ciel LGBT+. Lors de ces sorties cyclistes, les participantes se sentent davantage en sécurité et moins vulnérables (par rapport aux hommes et aux voitures) grâce à un effet de groupe (ou de « masse », pour reprendre le nom des mobilisations cyclistes traditionnelles). D’autres discours enfin renvoient à la maîtrise du vélo et à ses effets potentiellement multiples : une meilleure confiance en soi et en ses capacités physiques et cognitives, une autonomie accrue dans ses déplacements, la possibilité de participer à la vie sociale et économique en accédant plus facilement aux opportunités d’emploi et autres lieux de la vie quotidienne et, en fin de compte, le sentiment d’appartenir à une ville (Mundler et Rérat 2018). Ces revendications s’expriment à l’échelle du corps et de la rue (intégrité) et à celle de la ville (accessibilité).
La Révolution cycliste plurinationale de Santiago reprend les principes des Critical masses. Elle rassemble des cyclistes qui traversent la ville en nombre et revendiquent la place du vélo (infrastructures, remise en question de la place du trafic routier). Elle se distingue toutefois des mobilisations cyclistes traditionnelles en servant aussi de support à des revendications politiques, environnementales et féministes. Elle participe ainsi aux mouvements de contestation qui traversent le Chili depuis octobre 2019.
En utilisant le prisme de la justice mobilitaire (Sheller 2018), l’analyse montre que ces revendications renvoient à des crises de mobilité. Elles mettent en exergue les inégalités dans la possibilité de se déplacer de manière sécurisée en fonction de la classe sociale, du genre, de l’orientation sexuelle ou du mode de transport et dénoncent les structures qui les perpétuent (système politique, économie néolibérale, patriarcat, système automobile). Elles illustrent également les différentes échelles des crises de mobilité passant du corps (déplacements par la force physique mais aussi revendications de sécurité et d’intégrité) à la planète (impacts environnementaux) en passant par la ville (accès aux aménités urbaines) et le pays (système politique).
Si notre étude ne portait pas sur les effets de la RCP, cette dernière a renforcé la visibilité mais aussi la légitimité du vélo à Santiago et dans les différents quartiers. Elle a également attiré des personnes n’appartenant pas aux collectifs cyclistes mais qui ont participé à la révolte générale. En parallèle aux manifestations dominicales, des démarches visant à assurer la sécurité et la protection des cyclistes ont été entreprises (comme la modification du code le route au sujet des sanctions pour les conducteurs impliqués dans des collisions avec des cyclistes). Certaines pistes cyclables temporaires proposées par la RCP pendant la pandémie sont par ailleurs devenues permanentes.
Le vélo apparaît comme un mode de déplacement résilient (Héran 2020) dans les crises politiques, économiques, sociales et sanitaires traversées par le Chili et sa capitale. En cristallisant des revendications plurielles, il est également un symbole de « transformation » (Salazar 2019) et utilisé comme vecteur de lutte pour un changement systémique de la société chilienne.
Cet article est tiré du projet “Collective cycling mobilisations in South America: Right to the city and mobility justice” (CRSK-1_190831) financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique.
Furness, Zack. 2010. One Less Car: Bicycling and the Politics of Automobility. Temple University Press.
Héran, Frédéric. 2020. « Le Vélo, Ce Mode de Déplacement Super Résilient ». The Conversation. 11 mai 2020. http://theconversation.com/le-velo-ce-mode-de-deplacement-super-resilient-138039
Jirón, Paola. 2020. « Desafíos de la ciudad post pandemia ». Núcleo Milenio Movilidades y Territorios (blog). 29 mai 2020. https://www.movyt.cl/index.php/prensa/noticias-movyt/portada/foro-desafios-de-la-ciudad-post-pandemia/.
Landriève, Sylvie, Villeneuve Dominic, Kaufmann Vincent et Christophe Gay (2017), « Mobilisation », Forum Vies Mobiles. Consulté le 12 Mai 2021, URL: https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/mobilisation-3609
Mundler, Marie, et Patrick Rérat. 2018. « Le vélo comme outil d’empowerment. Les impacts des cours de vélo pour adultes sur les pratiques socio-spatiales ». Cahiers scientifiques du transport, no 73: 139‑60.
Rose, Gillian. 2016. Visual Methodologies: An Introduction to Researching with Visual Materials.
Salazar, Myriam. 2019. «Tiempos de transformación» Revista Pedalea (blog). 5 décembre 2019. https://revistapedalea.com/tiempos-de-transformacion/.
Sheller, Mimi. 2018. Mobility justice: the politics of movement in the age of extremes. London ; Brooklyn, NY: Verso.
Sheller, Mimi (2019), « De la rue à la planète : la justice mobilitaire peut-elle rassembler les luttes », Forum Vies Mobiles. Consulté le 12 Mai 2021, URL: https://fr.forumviesmobiles.org/video/2019/11/26/rue-planete-justice-mobilitaire-peut-elle-rassembler-luttes-13110
White, Ted. 1999. WE ARE TRAFFIC! : A Movie About Critical Mass. https://www.youtube.com/watch?v=Lpsdy24xbLY.
1 Si notre propos porte sur les mobilisations cyclistes (voir également Manga Tinoco ; https://fr.forumviesmobiles.org/projet/2021/08/25/mouvements-cyclistes-peuvent-il-participer-transition-ecologique-13742), d’autres ont également comme motif des questions de mobilité. C’est le cas par exemple de la « révolution du sourire » en Algérie ( https://fr.forumviesmobiles.org/2019/06/28/ressorts-spatiaux-mobilisation-revolutionnaire-alger-12995) ou des gilets jaunes en France ( https://fr.forumviesmobiles.org/projet/2020/07/03/gilets-jaunes-et-crise-mobilite-quoi-vrai-et-grand-debats-ont-ils-abouti-13370).
Les mesures de confinement instaurées en 2020 dans le cadre de la crise du Covid-19, variables selon les pays, prennent la forme d’une restriction majeure de la liberté de se déplacer durant un temps donné. Présenté comme une solution à l’expansion de la pandémie, le confinement touche tant les déplacements locaux qu’interrégionaux et internationaux. En transformant la spatio-temporalité des modes de vie, il a d’une part accéléré toute une série de tendances d’évolutions préexistantes, comme la croissance du télétravail et des téléachats ou la croissance de la marche et de l’utilisation du vélo, et d’autre part provoqué une rupture nette dans les mobilités de longue distance. L’expérience ambivalente du confinement ouvre sur une transformation possible des modes de vie pour le futur.
En savoir plus xLa mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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