Mobilithèse 02 Février 2022
Basée sur des méthodes mixtes, cette thèse de sociologie montre que les socialisations urbaines, mobilitaires et sportives s’avèrent très sexuées durant l’adolescence, ce qui se traduit par des opportunités réelles de faire du vélo généralement plus limitées pour les filles. L’analyse des variations entre jeunes du même sexe illustre en quoi le vélo est à la fois un révélateur et un support de construction des rapports sociaux de sexe, d’âge, de classe et de territoire. Cette thèse a été récompensée par le prix Mobilithèse 2021.
Prix Mobilithèse 2021
Titre de la thèse : Pourquoi les adolescentes ont moins de possibilités réelles de faire du vélo que les adolescents
Pays : France
Université : IFSTTAR (Université Gustave Eiffel)
Date de soutenance : 2018
Directeur de recherche : Francis Papon (directeur principal) et de Vincent Kaufmann
Il s’agissait d’étudier pourquoi les adolescentes font sensiblement moins de vélo que les adolescents. La thèse défend l’idée qu’elles ont généralement moins d’opportunités réelles d’en faire. Elle se démarque en rappelant que toute pratique du vélo dans l’espace public se traduit à la fois par de la mobilité et de l’activité physique, d’où l’intérêt d’une approche faisant dialoguer la sociologie urbaine et la sociologie des mobilités avec la sociologie du sport. Elle se distingue aussi par son cadre théorique 1, qui associe la réflexion sur les concepts de motilité 2 et de capabilités 3 à la théorie dispositionnaliste 4 et à celle des rapports sociaux de sexe 5. Cette démarche permet d’analyser en quoi les constructions sociales de manières sexuées de penser et de pratiquer l’activité physique et l’espace urbain se traduisent par des potentialités de mobilité différenciées confortant la domination masculine.
La thèse repose à la fois sur des méthodes quantitatives et qualitatives. La première démarche a été d’exploiter l’ENTD 2008 6 afin de se demander si certains déterminants socio-spatiaux des pratiques du vélo impactent dans une mesure significativement différente les filles et les garçons. Des campagnes d’observations et d’entretiens semi-directifs (avec 82 adolescent-e-s et 26 de leurs parents) ont ensuite été réalisées dans des milieux socio- spatiaux variés des métropoles de Montpellier et de Strasbourg. L’enjeu était d’étudier dans quelle mesure le clivage sexué résulte de socialisations différenciées. Dans ce même but, trois études complémentaires ont été menées sur la base de corpus d’images de vélos, de discussions électroniques issues du site Ados.fr, et d’articles numériques évoquant le vélo tout en promouvant les jambes féminines minces.
Les résultats révèlent un processus de socialisation cycliste sexuée renforcé durant l’adolescence par des injonctions sociales (parents, pairs, médias, vélos, vêtements) différenciées à l’esthétique corporelle, la prise de risque, l’activité physique et l’investissement de la rue. Celles auxquelles les filles sont particulièrement sujettes se traduisent par des déficits de compétences 7 ainsi que l’incorporation de manières d’être, de penser et d’agir (éviter de forcer, de prendre des risques, de se déplacer seules, de s’aventurer, d’occuper l’espace public 8) qui limitent considérablement leurs opportunités de pratiques. En parallèle, les garçons voient généralement leurs possibilités de pratique croître. Le vélo représente pour eux un support idéal à la construction d’une masculinité dominante basée sur l’occupation et la prise de risque dans l'espace public. Ce clivage sexué se trouve davantage prononcé en milieu populaire, notamment en QPV (quartier politique de la ville) 9, alors qu’il tend à être moins marqué au sein des franges culturelles des classes moyennes intermédiaires et supérieures, où il est courant que le vélo fasse office de support de distinction sociale par le contrôle du corps/de la santé et le respect de l’environnement.
Dans un contexte où la Stratégie Nationale Sport Santé 10 mise beaucoup sur les politiques sanitaires et environnementales, la thèse suggère que la réduction des inégalités d’accès à l’espace public devrait constituer un objectif prioritaire. En apportant un éclairage sur la sociogenèse du moindre accès des femmes à l’espace public, elle permet d’alerter les politiques sur un écueil très courant : celui de penser que l’atteinte de la parité hommes/femmes en termes de part modale vélo serait synonyme d’égalité d’accès à l’espace public. Il faudrait pour cela que les femmes se sentent aussi libres que les hommes de rouler au sein du trafic, de pratiquer seules la nuit, quelle que soit leur tenue, de s’aventurer, etc. Il ne suffit pas d’investir massivement dans des aménagements cyclables séparés et bien éclairés pour y parvenir. Il faudrait agir sur les processus de construction du genre, notamment sur le plan éducatif. Il paraît par exemple essentiel que le programme « savoir rouler à vélo » 11 lancé en 2019 par le gouvernement soit poursuivi au collège, et surtout que les acteurs mobilisés soient formés aux problématiques de genre.
Par une approche davantage contextualiste et intersectionnelle, la thèse invite à développer l’étude des articulations entre les processus de socialisation urbaine, mobilitaire, sportive, écologique et sanitaire (figure 1) en analysant le vélo à la fois comme un révélateur et un support de distinction. En effet, il paraît important, d’une part, d’étudier plus en détail les contextes faisant varier les potentialités de mobilité des individus en fonction des compétences et manières d’être, de penser et d’agir qu’ils ont incorporées au cours de leur parcours de vie ; d’autre part d’analyser plus finement comment ils composent avec ces ressources pour gérer les injonctions plurielles, variables et souvent contradictoires auxquelles ils sont sujets en fonction de leur âge, de leur genre, de leur orientation sexuelle, de leur milieu socioéconomique, culturel et résidentiel, voire de leur religion.
Figure 1. Les dimensions multiples de la socialisation cycliste
1 https://www.espacestemps.net/articles/etudier-des-inegalites-dalternatives-de-mobilite-a-velo/
2 https://fr.forumviesmobiles.org/reperes/motilite-451
3 https://koppa.jyu.fi/en/courses/134525/spring-2014/Sen-Concept-of-Development.pdf
4 https://journals.openedition.org/lectures/469
5 https://journals.openedition.org/sociologie/687
7 https://www.persee.fr/doc/aru_0180-930x_2017_num_112_1_3246
8 https://journals.openedition.org/efg/2512
9 https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c2114
11 https://www.education.gouv.fr/lancement-du-programme-savoir-rouler-velo-5258
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
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