La voiture et les problèmes environnementaux qu’elle pose sont au cœur des objectifs de décarbonation. Pour comprendre sa place prépondérante et envisager son futur, ses soutiens comme ses détracteurs interrogent la demande : les citoyens auraient un besoin incompressible de voitures, avec une préférence pour les voitures grandes, puissantes et rassurantes. Or, l’offre, c’est-à-dire l’industrie automobile mais aussi l’économie politique qui la soutient, est longtemps restée dans l’angle mort des études qui la concernent. Giulio Mattioli revisite la dépendance à la voiture en y regardant de plus près.
Je suis Giulio Mattioli, chercheur à l’université technique de Dortmund, et je vais vous présenter un travail que nous avons récemment publié avec mes collègues Cameron Roberts, Julia Steinberger et Andrew Brown, intitulé « L’économie politique de la dépendance à la voiture ».
Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais évoquer le boom des SUV, qui a fait la une des journaux et qui illustre bien cette économie politique de la dépendance à la voiture.
Comment pouvons-nous expliquer ce boom des SUV sur le marché européen ? Il faut regarder du côté à la fois de la demande et de l’offre. C’est la demande qui est généralement mise en avant dans les interprétations des agences internationales de l’énergie, ou par les médias qui y voient une question de préférences des consommateurs – des consommateurs qui se seraient découvert un amour pour les SUV.
Il semble bien qu’il y ait une demande latente pour ces véhicules et nous ne savons pas vraiment pourquoi. Il y a plusieurs explications, plus ou moins plausibles : la mode, la commodité de ces véhicules spacieux, pour ceux qui ont des problèmes de dos, les personnes âgées, etc. Ces véhicules sont aussi perçus comme plus sûrs, même s’ils ne le sont pas nécessairement, puisqu’ils sont plus susceptibles de se renverser. Mais outre ces raisons liées à la demande et aux goûts des consommateurs, des raisons liées à l’offre sont souvent négligées.
Les constructeurs automobiles font plus de bénéfice sur ces véhicules que sur les véhicules ordinaires, et ce parce que les SUV ne coûtent pas plus cher à fabriquer. Ils sont juste un peu plus grands, en particulier les nouveaux modèles de crossover, mais les consommateurs les perçoivent comme un bien de valeur. Ils sont donc disposés à payer un prix beaucoup plus élevé, ce qui pousse les constructeurs automobiles à augmenter leurs marges. Ils sont alors évidemment plus enclins à vendre ces véhicules plutôt que ceux sur lesquels ils réalisent des marges plus faibles.
C’est pourquoi le nombre de modèles mis sur le marché automobile est en augmentation, comme nous le voyons sur ce graphique du marché allemand : un nombre croissant de véhicules sontdes SUV et, dans le même temps, les fabricants retirent du marché d’autres véhicules, notamment les plus petits.
Nous voyons que le nombre de modèles de SUV sur le marché allemand en 2020 a doublé par rapport à 2013, tandis que le nombre de petits modèles a diminué. Dans cette situation, il devient plus difficile pour les consommateurs d’acheter un véhicule autre qu’un SUV, qui domine le marché.
Cela illustre le fait qu’on ne peut pas regarder que du côté de la demande. Il faut examiner à la fois la consommation et la production. Le phénomène a des racines plus profondes qu’un simple changement de goût et de mode. Pour le comprendre, il faut adopter une perspective globale et systémique.
C’est ce qui a motivé notre étude, une synthèse sur l’économie politique de la dépendance à la voiture. Il s’agissait de réagir à une grande partie de la recherche sur le transport durable et au discours des militants qui, selon nous, est trop axé sur la consommation au détriment de la production, trop axé sur le gagnant-gagnant, donc des mesures qui cocheraient toutes les cases de tous les bords politiques, et trop apolitique, en considérant le transport durable comme un projet technocratique. Nous soutenons au contraire que la domination des systèmes de transport par la voiture n’est pas quelque chose qui s’est produit malgré nos meilleures intentions, mais que le statu quo actuel est soutenu par des intérêts puissants qui gagnent à ce que cette domination de la voiture continue, voir qu’elle se renforce à l’avenir.
Dans cette étude, nous avons identifié 5 constituants de l’économie politique de la dépendance automobile que vous pouvez voir dans cette illustration. Nous avons examiné la manière dont ils sont liés les uns aux autres, en essayant de couvrir à la fois le côté production et le côté consommation. Je les aborderai brièvement dans cette présentation, en commençant par l’industrie automobile, qui est essentielle à bien des égards.
Si vous voulez comprendre comment fonctionne l’industrie automobile, il y a quelques faits essentiels à connaître que nous avons essayé de résumer dans ce graphique.
La principale est que l’industrie se caractérise par d’importantes économies d’échelles, pour des raisons liées à la production d’acier, ce qui tend à avoir plusieurs implications, dont la première est que les seuils de rentabilité sont très hauts. Un volume élevé de production est nécessaire pour récupérer les dépenses d’investissement. Une fois ce niveau atteint, l’industrie doit maintenir des niveaux de production élevés et ne pas descendre en dessous d’un certain seuil, sinon elle perdra de l’argent au lieu d’en gagner. Elle a donc du mal à faire face aux réductions de la demande. Ainsi, dès qu’une nouvelle usine est lancée, les niveaux de production ne peuvent pas être ajustés à un niveau légèrement inférieur à ce qui est prévu, au risque sinon de ne pas récupérer l’argent engagé.
La situation est donc compliquée en période de crise économique, lorsque l’une des premières dépenses que les ménages ont tendance à réduire est l’achat de voitures neuves. Il est très difficile pour l’industrie de faire face à cette réduction de la demande, et c’est pourquoi l’État intervient généralement pour la renflouer avec l’argent des contribuables. Une autre implication des économies d’échelle est que la production tend à se concentrer entre les mains d’un petit nombre de très grandes multinationales, alors très puissantes, mais aussi dans un petit nombre de sites de production où se trouvent de vastes usines qui, avec leurs fournisseurs, représentent beaucoup d’emplois dans certaines régions d’Europe notamment.
Cela signifie que lorsque l’industrie automobile entre en crise, l’emploi est fortement impacté au niveau local. Le pouvoir de négociation de l’industrie automobile est alors amplifié lorsqu’il s’agit de parler des renflouements.
Ces économies d’échelle expliquent ce phénomène que les écologistes détestent, mais qu’ils ont aussi du mal à comprendre, à savoir l’existence de très gros véhicules – des véhicules à 5 places qui pèsent plusieurs tonnes –, même si la plupart d’entre nous les utilisent pour aller seuls au travail. C’est une critique récurrente de la part des écologistes : ce gaspillage est irrationnel, pourquoi ne pas faire des véhicules plus légers ?
Cette interrogation peut avoir du sens si l’on veut optimiser l’efficacité écologique, mais du point de vue de l’industrie, il est logique de produire des véhicules à cinq places, car ils conviennent à toutes les utilisations : partir en vacances, aller au travail, etc. Ainsi l’industrie n’a pas besoin de concevoir un type de véhicules par type d’usage et les consommateurs n’ont pas besoin d’un véhicule spécifique pour chacun de leurs usages. Si l’on veut réaliser des économies d’échelle, il est logique d’avoir un véhicule polyvalent comme produit principal sur le marché.
L’une des principales tendances de l’industrie automobile est de produire autant de véhicules que possible et c’est ce qui s’est produit au cours du XXe siècle, comme le montre ce graphique.
Le nombre de véhicules produits par an a augmenté très rapidement jusqu’à une période très récente où il a diminué, principalement en raison de la Covid, mais aussi de la saturation du marché chinois – on parle d’une pénurie de supraconducteurs, mais nous ne le savons pas vraiment. Nous verrons combien de temps durera cette réduction de la production automobile. Elle pourrait rebondir après la Covid et à long terme il est probable que la tendance soit à l’augmentation. Et comme de plus en plus de véhicules sont produits, cela crée une pression sur la société pour les accueillir.
Cela nous amène au deuxième point de notre liste, à savoir l’infrastructure automobile, c’est-à-dire les routes, les parkings et tout ce qui permet aux véhicules de circuler dans l’espace public. L’argent public a été largement consacré à ce secteur au cours des dernières décennies, à l’extension du réseau routier, etc. Les décideurs politiques justifient la construction de routes de différentes manières, que nous avons tenté de résumer dans cette figure.
Nous le voyons ici, il existe de très nombreuses justifications différentes, parfois contradictoires, par exemple lorsque la construction de routes est justifiée par la nécessité de faire face à la croissance économique qui entraîne une augmentation du trafic, et où l’on fait valoir que nous devons prédire et prévoir à l’avance ces augmentations du trafic.
Parallèlement, on argue que la construction de routes est nécessaire pour stimuler la croissance économique. De ce point de vue, que votre économie soit en croissance ou non, vous avez toujours besoin de construire des routes. Et il existe d’autres manières, moins chargées politiquement, moins axées sur l’économie, de justifier la construction de routes. Ce serait par exemple un moyen de tenir compte des préférences des consommateurs. Certaines justifications puisent également leur source politiquement plus à gauche, comme le fait de s’assurer que certaines régions rurales peuvent rattraper le reste du pays sur le plan économique. Il existe enfin des façons plus technocratiques de justifier ces infrastructures, par exemple l’analyse coûts-avantages qui montrerait qu’elles relèvent de l’intérêt général. Et ainsi de suite : il y a beaucoup de raisons de justifier la construction de routes et elles tendent à couvrir pratiquement tout le spectre politique, ce qui fait que tout discours qui va à l’encontre de la construction de routes est marginalisé. Il n’a pratiquement aucune place dans le débat politique.
Un troisième facteur lié à la dépendance à la voiture est le mode d’occupation des sols, ce que l’on nomme « étalement urbain ». Ce phénomène tend à être considéré dans le débat comme quelque chose qui s’est produit en dépit de nos meilleures intentions, une forme d’oubli de la planification, de développement urbain irrationnel et inutile que nous aurions dû savoir éviter. Je suppose qu’il y a une part de vérité dans cet argument, mais nous soutenons que ces modèles d’utilisation des sols ne sont pas aussi accidentels que ce que ‘on dit, parce que même s’ils gaspillent l’espace, ils maximisent la demande de certains biens, de certaines industries comme celles du logement, qui construit toutes ces petites maisons dans les zones périurbaines, de la construction de routes, du pétrole, de la voiture, etc. L’étalement urbain peut donc aussi être considéré comme une forme de stimulus, utilisé par l’État pour faire fonctionner la demande dans des industries clés, et cela a clairement été le cas à certains moments de l’histoire, dans certains pays.
L’élément suivant à prendre en compte dans l’économie politique de la dépendance à la voiture est le transport public. On affirme souvent qu’il est impossible de fournir des transports publics efficaces lorsque les modèles d’utilisation du sol sont trop axés sur la voiture.
Je suppose que c’est vrai dans une certaine mesure. Il est pourtant possible de fournir des transports publics décents même dans les zones à faible densité, mais il faut suivre une approche appelée « planification du réseau », qui exige que les transports publics soient très intégrés. Cela n’est possible que par un contrôle public assez fort sur la planification des transports publics, ce qui signifie qu’il n’est pas possible de fournir des transports publics compétitifs là où les transports publics ont été déréglementés et privatisés, par exemple au Royaume-Uni. C’est un facteur d’économie politique qui doit être pris en compte.
Le dernier élément, mais non le moindre, de notre liste d’éléments de l’économie politique de la dépendance à la voiture est la culture de la consommation automobile. Nous soutenons que, bien entendu, les consommateurs sont attachés aux voitures après des décennies de dépendance à l’automobile. Elles peuvent être perçues comme des symboles de liberté, de statut social, de masculinité parfois, des symboles d’indépendance pour les femmes ou, plus récemment, des cocons qui vous protègent d’un environnement urbain hostile. Mais la plupart du temps, on les considère comme la norme, comme quelque chose qui va de soi. Tous ceux d’entre nous qui essaient de vivre sans voiture savent qu’ils doivent justifier leur choix auprès de leurs pairs, alors qu’ils ont rarement besoin de justifier le choix d’en acheter une. Cela tend donc à être très ancré dans notre culture aujourd’hui. Et cet aspect culturel est important pour expliquer le boom des SUV, car les consommateurs les perçoivent comme des voitures très agressives, ou puissantes, qui en disent long sur votre statut social et vous permettent de prendre le dessus sur les autres conducteurs.
Pour conclure, notre analyse des différents éléments de l’économie politique de la dépendance à la voiture nous amène à identifier quatre caractéristiques sous-jacentes et transversales des systèmes de transport. La première est le rôle des systèmes socio-techniques d’approvisionnement, ce qui peut sembler un jargon très académique, mais qui signifie essentiellement qu’il faut examiner à la fois les aspects sociaux et les aspects techniques, la consommation et la production. C’est quelque chose qu’aucune discipline ne peut faire seule, il faut une sorte d’approche interdisciplinaire, plus systémique, pour saisir la complexité du phénomène. La deuxième caractéristique est l’utilisation opportuniste d’arguments économiques contradictoires. Ce que nous avons vu par exemple avec la construction de routes, où la croissance comme le déclin économiques sont des raisons de construire des routes. Mais on la voit aussi avec l’industrie automobile, présentée comme une championne du marché libre, mais qui a besoin de renflouements publics tous les deux ans lorsque la demande baisse.
La troisième caractéristique, peut-être la plus importante, est la création d’une façade apolitique autour de la dépendance à la voiture, de la prise de décision en la matière et du statu quo actuel en faveur de l’automobile, en ce sens qu’il est normalisé, considéré comme acquis, et même si de nombreuses ressources publiques sont consacrées à son soutien par le biais de subventions cachées, cela semble normal, ce n’est pas vraiment considéré comme des subventions, alors que les subventions accordées à des concurrents, comme les transports publics, ont tendance à être remises en question au motif du gaspillage de l’argent public.
Autre manifestation de cette façade apolitique : la domination de la voiture sur l’espace public est considérée comme la norme et enlever un peu de cet espace au profit d’autres modes de transport est considéré comme radical, même s’il n’y a aucune raison, quand on y réfléchit, de consacrer autant d’espace à une partie de la population qui possède des voitures, au détriment ce celle qui n’en a pas. Cette sorte de façade apolitique crée une situation où il est normal de soutenir ce statu quo et, si vous le remettez en question, vous êtes marginalisé, dépeint comme quelqu’un qui manque de bon sens, un hippie ou un autoritaire qui veut retirer à la population un certain nombre d’acquis.
La quatrième et dernière caractéristique est ce que nous appelons la capture de l’État par le système automobile. Nous faisons allusion ici au fait que la prise de décision en faveur de la voiture est solidement ancrée et difficile à remettre en cause, et qu’il y a de nombreuses raisons à cela. L’une d’entre elles est le lobbying, bien sûr. Il y a des intérêts puissants qui font pression sur l’État pour qu’il agisse ainsi. Mais cela va plus loin, car il existe ce que l’on appelle la dépendance de l’État, qui dépend de l’industrie automobile pour ses revenus, ses emplois, etc. Il ne considère donc pas que ses intérêts sont différents de ceux de l’industrie, ce qui est particulièrement vrai dans les pays où l’industrie automobile est puissante.
Donc, pour conclure sur une note un peu plus positive, quelles leçons pouvons-nous tirer de cette analyse pour dépasser la dépendance à la voiture et les systèmes de transport dépendants de la voiture ? Deux étapes sont à notre avis nécessaires. La première est cognitive, elle consiste à considérer le transport durable comme un projet politique ; non pas comme un objet technocratique qui doit plaire à tout le monde, mais comme un projet confronté à certains intérêts puissants, qui doivent être nommés et identifiés. Sinon il y aura peu de chances de remettre en cause le statu quo.
La seconde est une stratégie efficace pour dépasser ce système de transport dépendant de la voiture et devra s’attaquer à tous ces éléments étroitement liés les uns aux autres. Car si vous vous concentrez sur un ou deux d’entre eux, les puissantes synergies qui les soutiennent tendront à maintenir le statu quo. Il faudra donc une vision plus systémique et plus globale de ce problème que celle que l’on en a aujourd’hui.
Pour citer cette publication :
Giulio Mattioli (01 Mars 2022), « Comprendre l’économie politique de la dépendance à la voiture », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 23 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/15487/comprendre-leconomie-politique-de-la-dependance-la-voiture
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