Tout à quinze minutes de chez soi et pour tout le monde : c’est la promesse de la ville du quart d’heure. L’idée d’une ville apaisée par la vie en proximité qu’elle permet et écologique par la réduction des déplacements qui en découle a fait son chemin, et elle se retrouve aujourd’hui dans les débats médiatiques et les programmes politiques. Mais la révolution qu’elle propose est-elle vraiment réalisable ? Est-elle équitable ? Est-elle même souhaitable ? Carlos Moreno, le père de la ville du quart d’heure, et Pierre Veltz, qui en remet en cause les vertus, répondent à ces questions.
Après l’introduction de Vincent Kaufmann, retrouvez la contribution de Carlos Moreno, « Vivre les proximités dans une ville vivante », suivie de la contribution de Pierre Veltz, « La ville du quart d’heure : un projet accessible à tous, vraiment ? »
Avec les accords de Paris, signés par la quasi-totalité des États, les principes de développement des villes, des métropoles et plus généralement des territoires doivent être revus. Si l’on s’en tient au seul domaine de la mobilité, qui est depuis plusieurs décennies un mauvais élève de la lutte contre le réchauffement climatique, le passage au tout électrique pour les déplacements motorisés à l’horizon 2050 ne permet de faire que 45% du chemin à parcourir vers la neutralité carbone 1. Les 55% restants devant être assurés par du report modal, soit l’utilisation d’autres moyens de transport que l’automobile, mais aussi par un renforcement de la vie en proximité pour réduire drastiquement les déplacements en voiture individuelle. Or, au-delà de la nécessité environnementale, on sait que la moitié de la population voudrait vivre et travailler dans son quartier, et 100 % des Occidentaux désirent travailler à moins de 30 minutes de leur domicile 2.
Pour répondre aux enjeux environnementaux et satisfaire les aspirations, il s’agit donc de repenser la manière dont on planifie les villes et les territoires pour permettre la vie en proximité afin d’asseoir une conception selon laquelle la vie quotidienne se déroule dans un rayon de 15 minutes à pied, à vélo ou en transports. Dans une telle vision, le développement du télétravail permettrait d’éviter une bonne partie des pendularités quotidiennes ; le développement de commerces, de services (coworking, autopartage, structures de gardes pour enfants, etc.) et d’équipements (espaces verts, jardins urbains, maison de quartiers, etc.) dans les quartiers d’habitation permettrait de déployer bon nombre de ses activités de la vie quotidienne dans la proximité ; et une accessibilité automobile réduite assortie d’aménagements piétons et cyclables inviterait aux mobilités actives.
Le but recherché par cet ensemble de mesures serait de mettre fin à la métrique voiture comme valeur étalon de la mobilité. Il s’agirait d’un signal fort : l’accessibilité aux activités de la vie quotidienne se ferait d’abord à pied, à vélo (électrique ou non) ou en transports publics. La mettre en pratique impliquerait une réduction des vitesses automobiles à grande échelle. De tels changements auraient pour effet de transformer les stratégies d’implantation territoriale des acteurs commerciaux, comme la grande distribution, et de remettre en question les principes de l’urbanisme de bureaux basé sur les zones géographiques que l’on peut atteindre en voiture depuis un point précis dans un laps de temps déterminé (isochrones routiers elliptiques). Si cette conception apparaît comme séduisante, elle pose cependant un certain nombre de questions de fond. La première concerne les inégalités sociales : la ville du quart d’heure ne concerne-t-elle pas qu’une frange de la population aisée des centres urbains, tandis que les travailleurs permettant son fonctionnement resteraient dans des périphéries éloignées ? À l’opposé, ne permettrait-elle pas de résoudre certaines inégalités d’accès, par exemple en renforçant le potentiel de mobilité des individus à motricité réduite ? La question se pose également pour les travailleurs mobiles : la ville du quart d’heure, dont le télétravail est une des clés de voûte, saurait-elle s’adapter aux contraintes des professions dont les besoins de déplacements semblent incompressibles ? La dernière question est enfin spatiale : la ville du quart d’heure est-elle susceptible de se décliner dans les espaces périurbains et ruraux, et si oui, comment ?
1 Maibach M., Petry C., Ickert L. et Frick R. (2020) Verkehr der Zukunft 2060: Synthesebericht Eidgenössisches. Departement für Umwelt, Verkehr, Energie und Kommunikation UVEK, Confédération Suisse, Berne.
2 Enquête « Aspirations liées à la mobilité et aux modes de vie - enquête internationale », Forum Vies Mobiles, 2016 https://fr.forumviesmobiles.org/projet/2016/05/23/aspirations-liees-mobilite-et-aux-modes-vie-enquete-internationale-3240
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xL’autopartage est la mise en commun d’un ou plusieurs véhicules, utilisés pour des trajets différents à des moments différents. Trois types d’autopartage peuvent être distingués : l’autopartage commercial, la location entre particuliers, et l’autopartage « informel » entre particuliers.
En savoir plus xExercice d’une activité salariée hors des locaux de l’entreprise, à domicile ou dans un lieu tiers pendant les horaires de travail habituels et nécessitant d’avoir accès à des outils de télécommunication.
En savoir plus x
La « ville du quart d’heure »12 , concept devenu planétaire, est présent aujourd’hui sous toutes les latitudes3. Pourquoi un tel engouement pour cette approche ?
En ce temps de changement climatique de plus en plus évident, et avec une pandémie mondiale de COVID-19 faisant rage, cette proposition initialement émise en 20164 s’est trouvée sous les projecteurs internationaux dès le début de l’année 20205.
Depuis, elle a ouvert dans le monde entier le débat sur l’indispensable besoin de changer de paradigme pour nos vies urbaines et territoriales. À l’origine de cette idée, j’ai été surpris de voir comment elle prenait forme, spontanément, sur tous les continents. Étonné aussi d’une telle profusion, non seulement des discussions, mais également des engagements et pratiques concrètes générés. Heureux de voir, comme tout chercheur qui retrouve son idée en mouvement, comment cette ville polycentrique, multi-servicielle, multi-usages, porteuse d’une feuille de route décarbonée, est devenue une nouvelle approche des proximités pour changer notre manière d’appréhender la ville.
Pas plus « campagne organisée », que « solution miracle » ou « copier-coller magique », la « ville du quart d’heure » pour les zones denses et son concept jumeau « le territoire de la demi-heure »6 pour les zones moyennes et peu denses sont venus apporter, au bon endroit et au bon moment7, un cadre conceptuel, une approche méthodologique et des outils d’analyse pour encourager une nouvelle pratique urbaine et territoriale, avec en toile de fond une autre manière de penser et d’agir, en mettant au cœur l’usage de la ville. Nous avons voulu poser au centre de la réflexion une question simple : « Dans quelle ville voulons-nous vivre ? ». Nous avons apporté un cadre complet, approfondi, systémique mais aussi large et ouvert, avec des propositions pour faire face à nos défis, pour un meilleur-vivre dans nos villes et territoires. Plus qu’aménager la ville, nous nous intéressons avant tout à aménager la vie dans la ville8.
Bruno Latour évoque avec justesse la contradiction structurelle entre « le monde où l’on vit » et le « monde dont on vit »9. Dans un monde urbain et territorial où la qualité de vie doit être au cœur de nos préoccupations, j’ai souhaité ajouter dans la réflexion cette dimension qui est « le monde où l’on croit que l’on vit ». Nous posons ainsi avec la « ville du quart d’heure », au cœur de la problématique, une autre manière de vivre, de produire, de consommer, de nous déplacer, mais aussi de ressentir la ville.
Notre approche est inspirée de la matrice posée par notre collègue, le Pr M. Yunus, Prix Nobel 200610 et les impératifs des ODD11 N°13 et 1112. Nous assumons cette voie, « le triple zéro : zéro carbone, zéro pauvreté, zéro exclusion ». La « ville du quart d’heure » est une proposition de convergence dans la création de valeurs écologiques, économiques et sociales, pour faire de nos villes des lieux viables économiquement, vivables écologiquement et équitables socialement.
Face à la segmentation de la ville, facteur majeur dans la dégradation de la qualité de vie, nous proposons trois leviers d’action :
Oui, nous voulons un nouveau chrono-urbanisme pour quitter la mobilité subie et aller vers la mobilité choisie. Ses mots-clés sont : prendre soin du temps retrouvé, le changement des rythmes, la désaturation des transports publics, des routes, des lieux de travail, d’accueil où tout le monde arrive et part à la même heure, la décentralisation du travail.
Oui, il faut utiliser davantage les lieux, développer leur mixité d’usage massivement et changer les affectations des bâtiments pour qu’ils soient polyvalents. C’est le deuxième élément, la chronotopie.
Pouvons-nous continuer à accepter la désincarnation de nos lieux de vie, de nos quartiers, souvent en manque de nous offrir une large couverture de nos besoins essentiels ? Prenons les Quartiers Prioritaires de la Politique de la Ville (QPV). Le rapport de la Cour des Comptes de février 202015 est très clair : « L’État y consacre environ 10 Md€ chaque année […] En dépit des moyens financiers et humains déployés, l’attractivité des quartiers prioritaires autour de trois dimensions de la vie quotidienne : le logement, l’éducation et l’activité économique a peu progressé en dix ans ». Il s’agit de « mieux articuler le renouvellement urbain et l’accompagnement social, éducatif et économique des habitants dans le cadre des projets de quartiers ».
Oui, il faut recréer un lien fonctionnel, social, mais aussi affectif entre l’habitant et le lieu dans lequel il se trouve. Ce troisième élément, c’est la topophilie.
Cela permet de construire des liens d’entraide, comme on l’a vu avec le Covid-19. Il faut que ces liens vivent dans les quartiers. Utiliser les espaces publics pour des activités permet de créer du lien social. Réinstaller du commerce local, des activités culturelles, économiques, des centres de santé de proximité.
Comment le mettre en place ?
Nos travaux trouvent leurs racines dans le besoin de repenser la distribution spatiale des aménités urbaines et de leur usage dans les métropoles, villes et territoires. L’Atelier parisien d’urbanisme (APUR) présente le cœur de notre démarche dans un ouvrage récent à l’échelle de la Métropole du Grand Paris16, sous l’angle de l’équipement, en en faisant une ressource permettant de renforcer le service aux usagers : « Densifier et rapprocher l’offre en équipements et en services ouvre des perspectives d’espaces urbains favorisant les mobilités douces et les modèles collaboratifs et de partage. Ce modèle sera favorisé par les projets de transports qui réduisent les distances. Dans un contexte de rareté foncière, financière et d’urgences environnementales et sociales, l’offre en équipements et services publics peut être pensée à travers ce prisme de la ville du quart d’heure. » À l’échelle de la grande diversité territoriale française, et c’est un constat partagé dans de nombreux autres lieux dans le monde, nous constatons de très fortes inégalités spatiales d’équipements qui viennent renforcer des fractures sociales déjà existantes. La comparaison entre Paris, Bordeaux et Lyon est de ce point de vue explicite : elle montre bien l’existence d’écarts très importants en matière de concentration spatiale des équipements urbains :
Cette approche autour de la proximité polycentrique et multi-usage propose non seulement une augmentation quantitative, avec un accès à plus d’équipements, mais aussi et avant tout qualitative, avec au cœur la mutualisation des infrastructures, afin d’améliorer et d’amplifier les services rendus par une mise en commun des moyens et par un changement d’échelle. Avec l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR), nous évoquons le besoin d’optimiser l’existant par une plus grande modularité dans le temps, en ouvrant davantage les équipements en dehors de leurs horaires d’ouverture habituels. Optimiser l’existant, c’est aussi utiliser des espaces vacants, inoccupés, ou en projet, de manière temporaire voire définitive. La vacance d’un espace de type friche industrielle, bureaux inoccupés, ou encore m² disponibles dans l’espace public (place, jardin, rue fermée à la circulation) permet ainsi de développer des usages parfois plus inventifs et de répondre à de nouvelles attentes.
Avec la « ville du quart d’heure et le territoire de la demi-heure »17, nous avons proposé de retrouver une autre manière de raisonner, par l’usage de la ville et du territoire, par sa décentralisation, son maillage, l’hybridation entre zones compactes et moins denses, dans un continuum de polycentralités, par l’optimisation de ses ressources, mais aussi par son humanité retrouvée. Face à des décennies d’un urbanisme « productiviste » qui a généré de grandes zones d’inégalités, fragilités, pauvreté et exclusion sociale, le rééquilibrage social est au centre de nos préoccupations. Issue du Grand Débat National qui est venu clore la période de contestation issue des territoires durant la crise des « Gilets Jaunes », le vote récent en France de la Loi dite 3DS18 va dans le sens de nos propositions et montre l’importance de repenser la vie dans les métropoles, villes et territoires avec un autre regard, celui de la décentralisation, de la proximité, de la mixité sociale et des usages. Il s’agit de mettre en valeur l’action locale et la proximité dans la démarche de ces rééquilibrages sociaux devenus indispensables.
Prenons par exemple le volet « logement social » à travers le « contrat de mixité sociale », qui incite les communes à construire de logements sociaux dans les quartiers aisés. L’encadrement des loyers, constitue un levier pour lutter contre la gentrification, en particulier dans les zones centrales des métropoles, où il permet par exemple de limiter la confiscation des logements par les locations saisonnières. Avec la « ville du quart d’heure » et le « territoire de la demi-heure », nous plaidons pour la formation d’une colonne vertébrale reposant sur une politique d’équipements et de services de proximité qui permettrait la désaturation des mobilités contraintes et subies, et la déconcentration des centres commerciaux, redevenus des « lieux de vie » avec la mixité des habitations, centres de santé, lieux de culture et espaces de flânerie. La loi 3DS permet aussi aux élus locaux de s’impliquer dans le pilotage de politiques de santé, un élément central où la proximité a un rôle clef à jouer, comme nous l’a montré la pandémie. Inspirées par nos concepts, nous voyons des régions comme l’Occitanie proposer aujourd’hui la Santé de proximité19, avec comme objectif : « Résorber et éviter les « déserts médicaux », restaurer et maintenir un accès à un médecin généraliste proche de son domicile, idéalement à moins de 15 minutes. »
Des acteurs majeurs de l’habitat tels qu’« Action Logement » lancent leurs programmes pour repenser l’accès au travail en termes de proximité, réduisant ainsi des déplacements fatigants et contraints au moyen de lieux de substitution décentralisés : « Le projet corpoworking s’appuie sur la coopération entre les différents acteurs du territoire, au service des salariés et des entreprises. Notre volonté est de créer des conditions d’exercice de l’activité et de développement pérennes pour les salariés (diminution des trajets, du stress et de la fatigue, prévention de l’isolement, augmentation du pouvoir d’achat), pour les entreprises (optimisation de la gestion du parc immobilier, agilité, recrutement facilité, RSE) et pour les territoires (desserrement métropolitain, dynamisation de nouveaux territoires, réduction de l’empreinte carbone…)20. »
Au Mexique, inspirés par nos travaux, l’Institut du Fonds national pour le logement des travailleurs (INFONAVIT) a voté en août 2021 une mesure de rupture élaborée conjointement avec le secteur des entreprises, les syndicats et le gouvernement, établissant que dans un rayon de 2,5 km, les logements doivent disposer d'écoles primaires et secondaires, de centres de santé, d'un accès à différentes options de mobilité21.
Nous exprimons ainsi le besoin de changer radicalement les temporalités de vie et d’utilisation de l’existant, de changer les rythmes de vie, de pouvoir travailler autrement, de retrouver des fonctions sociales essentielles plus accessibles, pour une vie de qualité, de retrouver l’intensité du lien social, les affects perdus par le poids de l’anonymat et la solitude, de revendiquer l’amour pour les lieux, de donner à l’altérité une place de choix dans nos vies, de récréer et relocaliser de l’emploi, des activités, de reprendre l’espace public pour les citoyens, d’encourager la participation citoyenne à la vie locale22.
Avec la « ville du quart d’heure » et le « territoire de la demi-heure », nous faisons face, ici et maintenant, aux profondes inégalités qui se traduisent par des villes qui génèrent des richesses très localisées, mais aussi de la pauvreté, de l’attractivité et de l’exclusion. Des villes où coexistent de prestigieuses réalisations architecturales et des lieux urbains fragmentés, segmentés, fracturés23. Pour lutter contre la « gentrification », la notion-clé est celle du « bien commun », qui contribue à l’intérêt général, qui se traduit par des outils de régulation dans la politique urbaine : mixité sociale, foncières des villes, foncières des commerces, budgets participatifs, services publics de proximité. La métamorphose vers le bien commun est l’enjeu de la prochaine décennie. Des lieux de vie partout pour un mieux commun, reprenant cette devise mutualiste.
Lutter contre les inégalités à travers le bien commun et la proximité signifie se donner les moyens d’irriguer tous les territoires de services publics ou privés qui visent à améliorer l’accessibilité aux biens et aux services en dehors de toute économie spéculative. À l’instar de la Foncière Paris Commerce et Proximité créée dans le cadre de l’implémentation de la « ville du quart d’heure » par Anne Hidalgo après sa réélection à la mairie de Paris, cette approche est aujourd’hui soutenue par l’État à travers la création de 100 foncières des villes d’ici cinq ans pour revitaliser le commerce de proximité par la Banque des Territoires, avec au cœur des préoccupations la modération des loyers24. « Nous œuvrons ainsi pour le besoin de proximité, vrai service à la population, et donnons aux collectivités les moyens de se prendre en main », dit Valérie Lasek, ex-directrice générale adjointe à l’appui opérationnel et stratégique de l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires. Dans le domaine de l’habitat, la combinaison proximité et logement constitue une démarche puissante pour donner grâce à la « ville du quart d’heure » et au « territoire de la demi-heure » un tournant nouveau à l’accès à la haute qualité de vie pour les foyers le plus modestes. Les Foncières de ville pour l’habitat offrent des nouveaux outils pour alléger les charges financières pour les habitants25. Avec la proximité polycentrique, multi-usages, nous proposons de nouvelles approches pour intégrer l’accessibilité aux services de proximité par un maillage serré de l’offre, voire par de nouveaux systèmes d’abonnement à des services26. Le programme de la Fondation MACIF « villages vivants » est un exemple concret de la façon dont les habitants peuvent aussi être impliqués dans cette approche de « proximité heureuse », grâce à la création de foncières citoyennes permettant d'acheter et de rénover des boutiques, et grâce à l'accompagnement pour faire émerger des projets innovants et utiles au territoire27.
Nous avons proposé une nouvelle ontologie urbaine28, caractérisée par la modélisation des six fonctions sociales urbaines essentielles accessibles par une proximité bas carbone.
Cette ontologie se structure autour de six fonctions sociales, détaillées en sous-catégories : habiter dignement, travailler en réduisant la pendularité, s’approvisionner en circuits courts, prendre soin en proximité de sa santé physique et mentale, accéder à l’éducation et la culture, s’épanouir en conditions d’harmonie et résilience avec la nature. Le développement détaillé de cette ontologie donne une feuille de route en termes d’usages et de services, irriguant la ville partout de manière polycentrique.
Cette ontologie est générique, elle implique que la ville du ¼ d’heure en tant que modèle propose un maillage hiérarchisé des aménités dans une logique de rayons de temporalités. Toutefois, les spécificités de chaque territoire (géographiques, urbaines, politiques, sociales…) amènent à l’adapter à partir de cette base commune.
Cette ontologie a pour objectif pratique de construire une Matrice de Traçabilité de la Haute Qualité de Vie Sociétale à partir de données réelles issues de jeux accessibles (BPE, open-data etc). Cette Matrice de Traçabilité est organisée autour de six fonctions sociales, croisées avec les trois états de la ville « heureuse » : le bien-être (le mien et celui de mes proches), la sociabilité (les interactions aux voisins, aux collègues…) et la relation à la planète.
Les piliers opérationnels de ce modèle sont :
Ces éléments incarnent la « ville du quart d’heure » avec une nouvelle matrice de Haute Qualité de vie Sociétale et ses indicateurs croisés des fonctions sociales avec ceux du Bien-être, Sociabilité, et Écologie engagée29.
Il y a six ans, c’était un concept. Aujourd’hui c’est une réalité en marche et ce concept devient un mouvement global.
En pleine pandémie du COVID-19, lors de la première vague, en mars 2020, le réseau mondial des villes pour le climat, le C40, a mis en place une « Recovery COVID-19 Task Force ». En effet, le C40 est le réseau mondial des grandes villes du monde engagées pour le climat. À vocation planétaire et jouant un rôle majeur dans la mobilisation des grandes métropoles mondiales pour le climat, le C40 a adopté des mai 2020, la ville du quart d’heure comme approche pour le développement urbain post-Covid30.
À la tête de cette « task force », le maire de Milan, capitale de la Lombardie, 6e métropole européenne durement touchée et épicentre européen de cette nouvelle viralité qui a mis sous cloche nos villes, Giuseppe Sala. Cette nouvelle situation, avec son lot de mesures inédites, nous a interrogés sur notre devenir. Des réflexions communes avec le C40 sur la portée de cette crise nous ont permis de faire émerger la « ville du quart d’heure » comme voie urbaine et territoriale pour rebondir31.
Une actualité qui contraste avec la première fois, cinq ans auparavant, juste après la COP21 à Paris, quand nous avions proposé de réfléchir à la crise climatique et au changement de paradigme indispensable pour nos villes, premières contributrices aux émissions de CO2, en mettant en cause nos modes de vie, de production, de consommation, de déplacement32. Nous avions évoqué un autre mode de vie, pour rompre avec des décennies d’un urbanisme fonctionnel, qui s’accommode de la spécialisation urbaine, qui encourage sa fragmentation, qui sacrifie la qualité de vie au profit des longues distances à parcourir, où « la distance devient un vice », comme le dit Richard Sennett33. Notre proposition reposait déjà sur un nouveau modèle, une ontologie urbaine, qui par l’aller-retour entre la théorie et la pratique, proposant une vision de l’urbanisme polycentrique, par les usages, en circularité, mixité et forte intensité sociale.
La dernière enquête internationale de l’« International Workgroup Place »34 et celle de MOVIN’ON KANTAR35 montre que la population active entre 18 et 40 ans plébiscite cette nouvelle approche urbaine36. Des lieux décentralisés de « corporate working » naissent37. Le C40 a lancé une initiative globale et, dans 18 villes à travers le monde38, elle a donné lieu à des projets concrets. La liste des villes engagées maintenant dans ce processus est longue3940. Zurich vient de faire son référendum concernant ce modèle de ville décentralisée41. La Chine vient d’annoncer son projet « Cercles de Vie de 15 minutes » et le nouveau master plan de la ville de Chengdu a été le cadre pour le projeter à grande échelle, suivi de 52 autres villes42. En France, plusieurs villes ont amorcé des démarches dans ce sens, notamment Paris, Nantes, Aix-en-Provence et Mulhouse, la communauté d’agglomération de Béthune – Bruay, pour ne citer que cinq tailles et densités de villes et territoires différentes. Le secteur privé s’est joint à ce paradigme à travers de nombreux acteurs. De son côté, La Poste vient de lancer sa nouvelle «Business Unit » basée sur la proximité4344. D’autres projets mettant en valeur la proximité avec la « ville du quart d’heure », sont aujourd’hui en route. Ainsi, Altarea a signé un accord avec Carrefour pour transformer l’empreinte foncière à Nantes de son hypermarché en utilisant le concept de la « ville du quart d’heure ». De manière plus structurelle et à vocation internationale, dans les 18 pays où elle est implantée, la famille Mulliez a lancé en janvier 2021 Nhood, nouvel opérateur de services urbains pour la régénération immobilière urbaine et la transformation d’un portefeuille initial de 82 sites commerciaux gérés en France. De nombreux promoteurs immobiliers et acteurs du secteur privé dans le monde entier transforment des lieux jusqu’à aujourd’hui entièrement consacrés aux bureaux, ou du foncier bâti utilisé autrement, pour aller vers la mixité d’usages et des services.
Dans la suite de ce mouvement global, nous sommes heureux d’annoncer le prochain lancement lors du Forum Mondial Urbain à Katowice, en Pologne en Juin, l’Observatoire international des Proximités en association avec UN – HABITAT, le C40 et Smart City Expo World Congress et le soutien de l’Obel Foundation. Cette action marque une continuité dans l’importance des proximités dans les prochaines années pour la régénération et revitalisation de nos villes et territoires à l’heure de l’urgence climatique et la vie post Covid-19
Moreno Carlos, Droit de Cité, de la ville – monde à la ville du quart d’heure, Éditions de l’Observatoire, Novembre 2020
Chaire ETI, La ville du ¼ d’heure, du concept à la mise en œuvre, Livre Blanc N°2, IAE Paris – Université Paris1 Panthéon Sorbonne, Septembre 2020
National association of Realtors, Spring 2021: The 15-Minute City, On Common Ground, USA, April 30, 2021
Daniel Herriges, 7 Rules for Creating "15-Minute Neighborhoods", Strong Towns, USA / Canada, September 6, 2019
C40 Cities, How to build back better with a 15-Minute City, Implementation guides, London, July 2020
1 Moreno, C.; Allam, Z.; Chabaud, D.; Gall, C.; Pratlong, F. Introducing the “15-Minute City”: Sustainability, Resilience and Place Identity in Future Post-Pandemic Cities. Smart Cities 2021, 4, 93-111. https://doi.org/10.3390/smartcities4010006
2 CHAIRE ETI, La ville du ¼ d’heure, du concept à la mise en œuvre, Livre Blanc N°2, IAE -Paris, Université Paris1 Panthéon Sorbonne, Septembre 2020.
3 La ville du quart d’heure, un concept qui provoque un engouement planétaire en pleine pandémie, RTBF, Belgique, 3 décembre 2020.
4 La ville du quart d'heure : pour un nouveau chrono-urbanisme, La Tribune, Paris, 5 octobre 2016.
5 Paris Mayors unveils ’15-minute city’ plan in re-election campaign, The Guardian, 5 février 2020.
6 CHAIRE ETI, Le Livre blanc, Ville du quart d’heure, Territoire de la demi-heure, 2019, IAE-Paris Sorbonne Business School.
7 Obel award 2020, “The jury is convinced that the 15-minute city is the right project at the right moment in time to win the 2021 OBEL AWARD”.
8 MORENO, C., Droit de cité : de la ville-monde à la ville du quart d’heure, Éditions de l’Observatoire, Paris, Novembre 2020.
9 Latour B. Schultz N. (2022) Mémo sur la nouvelle classe écologique. Paris : La Découverte
10 YUNUS, C., Vers une économie à trois zéros : zéro pauvreté, zéro chômage, zéro émission carbone, Paris, Ed. JC Lattès, octobre 2017.
11 Nations Unies, Les Objectifs du Développement Durable, ODD.
12 Allam Z., Moreno C., Chabaud D., Pratlong F. (2022) Proximity-Based Planning and the “15-Minute City”: A Sustainable Model for the City of the Future. In: Brinkmann R. (eds) The Palgrave Handbook of Global Sustainability. Palgrave Macmillan, Cham. https://doi.org/10.1007/978-3-030-38948-2_178-1
13 LECERC, F., La Défense, vers un quartier d’affaires à haut niveau de services, Atelier International du Grand Paris, Février 2016.
14 AIGP, Atelier International du Grand Paris, Données 2016, Espagne 71%, Allemagne, Pays Bas 70%, UK 65%, Suède 54%.
15 Cour des comptes, Chambres régionales et territoriales des comptes, L’évaluation de l’attractivité des quartiers prioritaires, Paris, décembre 2020.
16 APUR, « Équipements et services publics 2030 », Mars 2020
17 MORENO, C., Vie urbaine et proximité à l‘heure du COVID-19, Éditions de l’Observatoire, Paris, Juillet 2020.
18 Ministère de la Cohésion des Territoires et des relations avec les collectivités territoriales, Adoption définitive de la loi 3DS, relative à la différentiation, décentralisation, la déconcentration et la simplification, 9 février 2022
19 Région Occitanie, « Appel à Manifestation d’Intérêt, AMI, pour lutter contre les déserts médicaux », 6 octobre 2021
20 Corpoworking : un nouveau modèle disruptif d’organisation initié par Action Logement Occitanie, Communique de presse, Toulouse, le 30 septembre 2021
21 El Contrbuyente, « Compraras casa con Infonavit ? Deberans estar cerca de los servicios, Mexico DF, 21 aoput 2021
22 CHAIRE ETI, La ville du ¼ d’heure, recueil, Janvier 2021.
23 MORENO, C., Masterclass, “The 15-mn city”, Harvard Graduate School of Design – Harvard University, Cambridge (USA), 15 octobre 2020.
24 LSA, Cent foncières immobilières au secours de cœurs des villes, 20 octobre 2020,
25 CEREMA, « dissocier le foncier de l’immobilier ». Site internet
26 A la manière de We Play Circular adapté à la proximité, et aujourd’hui en test chez Décathlon
27 Fondation MACIF, « Consolidation des Villages Vivants ». Site Internet
28 Chaire ETI, « Ontologie de la ville du quart d’heure », dans le Livre Blanc N°2 « La ville du ¼ d’heure, du concept à la mise en œuvre », p.10
29 CHAIRE ETI, Ville du ¼ d’heure, Territoire de la ½ heure, Livre Blanc, Transitions urbaines et territoriales, 2019.
30 C40, « How to build back better with 15-Minute City », July 2020
31 MORENO, C., La ville du ¼ d’heure, Webinar du C40 – région Asie & Océanie, organisation internationale C40, 2 juin 2020.
32 La Tribune, « La ville du quart d’heure, pour un nouveau chrono urbanisme », La Tribune de Carlos Moreno, 5 octobre 2016
33 Sennett, R., Préface à Droit de Cité : de la ville-monde à la ville du quart d’heure, Editions de l’Observatoire, Paris, Novembre 2020.
34 International Workgroup Place, The 15-Minute Commute, A new work paradigm for the 21st Century, Londres, Septembre 2020.
35 Movin’ON, Mobilité et mode de vie post – COVID : à quels changements aspirent les 18-34 ans ?, Avril 2021.
36 International Workgroup Place, The Future of Work, London, November 2021.
37 Action Logement, CorpoWorking, un nouveau modèle disruptif d’organisation du travail, Toulouse, 30 septembre 2001.
38 C40, Students to reinvent 18 world cities to tackle climate crises, December 2020.
39 National association of Realtors, Spring 2021: The 15-Minute City, On Common Ground, USA, April 30, 2021.
40 UNFCC, The 15-Minute City, United Nations Climate Change, February 26, 2021.
41 Zurich, Future « ville de 15 Minutes », Le Temps, 30 novembre 2021.
42 SHINE, 52 villes suivront Shanghai dans la construction de cercles de vie communautaire de 15 minutes, 1 décembre 2021.
43 BARNÉOUD M. (2020). Faire de La Poste le leader des services de proximité humaine. Le journal de l'école de Paris du management, 143, 39-45. https://doi.org/10.3917/jepam.143.0039
44 La Poste, La proximité, solution à la crise et à la reprise ?, Paris, 25 mai 2020.
Relocalisations industrielles, circuits courts de toute nature, apologie du modeste, du petit face au grand : la proximité est au carrefour de toutes les valeurs montantes. Le grand succès de l’idée de la « ville du quart d’heure » tient, selon moi, au fait qu’elle résume avec une simplicité permettant une large médiatisation cette aspiration à la proximité devenue un des traits marquants de notre société. Les programmes municipaux des dernières élections, avec leur exaltation générale du modèle du « village » en ont donné une illustration frappante1. Tout se passe comme si désormais cette vision d’une nouvelle Arcadie résidentielle, verte, apaisée, douce, devenait l’horizon principal des politiques urbaines2.
Quelles sont les racines de cette valorisation du proche ? Elles sont sans doute multiples et profondes. J’en vois trois principales.
La conscience écologique, plus forte en France qu’on ne le dit souvent, y prend sa part, du fait de l’équation presque unanimement partagée : plus c’est proche, plus c’est vertueux. Le cas de l’alimentation est à ce sujet exemplaire. Les enquêtes marketing montrent que l’origine locale des produits est plus valorisée chez les consommateurs que le bio, par exemple. Le transport est l’adversaire désigné, même si dans la réalité, son impact carbone doit être comparé à celui des conditions de production et de consommation.
Le deuxième moteur est sans doute le plus puissant : c’est la fatigue résultant de l’évolution des modes de vie et de la croissance des mobilités, du « passage de la vie à 5 km à la vie à 30 km », comme dit excellemment Jean Viard. Seules les générations ayant grandi dans les années 1950-1960 ont réellement connu ce monde à quelques kilomètres, intégralement accessible à pied et à vélo, y compris dans les grandes agglomérations. Mais tout se passe comme si les gens avaient parfois la nostalgie de ce qu’ils n’ont pas vraiment expérimenté. Les données de base sont sans doute bien connues des lecteurs du Forum Vies Mobiles : une distance domicile-travail multipliée par près de 2 en trente ans, 2 salariés sur 3 travaillant hors de leur commune de résidence, le tout bien sûr avec de considérables variations autour de ces moyennes. Les mobilités locales représentent en France 60 % des distances parcourues, et 70 % des émissions de GES liées au transport3. L’allongement de ces mobilités quotidiennes, de plus en plus diversifiées dans leurs motifs, mais toujours structurées principalement par la relation domicile-travail, a permis à beaucoup de ménages d’éviter la migration résidentielle à moyenne ou longue distance. Mais elle a été payée par des coûts très élevés, pour les personnes comme pour les collectivités, sans parler des émissions de GES résultant d’une dépendance structurelle croissante à l’automobile.
Ajoutons que cette spirale négative a été particulièrement forte en France du fait de la forme spécifique qu’y a pris l’étalement résidentiel4 dans les grandes périphéries de nos villes : à savoir une forme très émiettée, sans masse critique suffisante pour permettre à tous un accès proche aux services du quotidien et à un transport collectif massifié et bas-carbone. C’est cet émiettement qui est le problème, pas l’« étalement », tant fustigé. Il a été en réalité encouragé par une décentralisation ayant donné un pouvoir quasi total aux communes, aussi petites soient-elles, sur les plans d’urbanisme, par la politique du logement, le laxisme dans l’urbanisme commercial, etc. Des investissements importants pour le transport public ont été réalisés dans les cœurs d’agglomération, mais ils ne contribuent que marginalement à la réduction des émissions de GES, et n’ont pas fait reculer la place globale de la voiture dans le pays. Une part très importante de la population reste donc « piégée » dans un mode de vie dépendant de la voiture et de longs temps de trajet, sans solution alternative susceptible de changer réellement la donne à court terme5.
Au-delà de ces aspects fonctionnels, je fais l’hypothèse que la montée de la valeur du proche exprime, en troisième lieu, une dimension culturelle diffuse et profonde : l’aspiration à une reprise de contrôle sur sa propre existence, le refus croissant d’être un pion dans de grandes organisations sans attaches territoriales, la volonté de décider soi-même des combinaisons entre vie professionnelle et vie familiale. Rüdiger Safranski parle justement du besoin de « clairière » que nous ressentons dans la jungle des flux et des interdépendances de notre monde globalisé6. On pourrait parler aussi d’une « révolte contre l’abstraction » de la vie contemporaine7. Nous vivons à cet égard une période charnière. Car la pandémie n’a pas seulement permis de prendre conscience des possibilités techniques du télétravail, marquant une césure « technique » dans nos organisations temporelles et spatiales. Elle a aussi conduit beaucoup de personnes à prendre du recul par rapport aux logiques de « lock-in » dont elles étaient victimes en matière de travail et de modes de vie, à réactiver des insatisfactions latentes ou auto-censurées, à réexaminer non seulement les conditions d’exercice du travail, mais la qualité même de ce dernier. Le difficile retour vers l’entreprise, l’augmentation des démissions et des changements d’activités en sont le symptôme. L’apologie du proche est alors une manière de reprendre les rênes de sa vie, quitte à se mettre en retrait des perspectives collectives ou sociétales.
L’utilité et la pertinence d’une idée ne peuvent pas s’évaluer in abstracto. C’est pourquoi il était à mon avis nécessaire de rappeler les éléments de contexte, comme je viens de le faire. Même l’utopie n’a d’intérêt que si elle permet un passage minimal vers la modification du réel. Mon doute sur la « ville du quart d’heure » porte donc d’abord sur son réalisme, au regard des situations concrètes. Je m’interroge aussi sur la dimension normative sous-jacente.
Bien sûr, chacun souscrira à une vision théorique où tous les bienfaits de la vie urbaine seraient accessibles en un temps court, à portée de marche ou de vélo, y compris en zone rurale. Mais est-ce possible ? La question se pose très différemment selon qu’on inclut ou non l’emploi dans le périmètre de la ville du quart d’heure.
Si on laisse de côté la question du travail, il est intéressant de revisiter l’organisation urbaine à l’aune d’un principe de proximité mieux structuré, en termes d’accessibilité des services, d’enrichissement de leur contenu, et de lien social. C’est le cas, par exemple, dans l’application la plus emblématique des idées de Carlos Moreno, celle de la ville de Paris qui affiche la « ville du quart d’heure » comme principe directeur de la révision de son PLU, et qui a d’ailleurs créé une délégation d’adjoint au Maire spécialement chargé de la mise en œuvre de ce principe. Dans les faits, il s’agit surtout de l’affirmation renforcée du quartier comme unité de vie, avec des pistes intéressantes8 comme l’école capitale de quartier, l’adaptation des commerces, les plateaux culturels de quartier, etc. Plus généralement, une nouvelle vision de la proximité peut entraîner des façons novatrices de penser les espaces urbains, avec la multiplication de ce qu’Isabelle Barraud-Serfaty appelle des « opérateurs de proximité », publics et privés9, ou le fait de concevoir les immeubles résidentiels comme des ressources non seulement pour leurs habitants mais pour les voisinages, en accueillant de nouveaux services10, ou encore en ouvrant les écoles à la vie de quartier.
Le problème est qu’avec ces approches on reste dans le seul champ de de la ville résidentielle, et d’une vision centrée sur les seuls intérêts des habitants des quartiers. La « ville du quart d’heure », au fond, existe déjà à Paris, dans les cœurs de grandes villes, dans les villes moyennes. La question difficile – la vraie question, à mon sens – commence lorsqu’on inclut dans la réflexion la séparation entre lieux de résidence et lieux de travail, et lorsqu’on prend en compte la partie (majoritaire) de la population qui vit dans les nappes suburbaines, et dans les zones peu denses des périphéries éloignées des cœurs des villes. Est-il raisonnable de penser que dans une agglomération d’une certaine taille l’emploi puisse être majoritairement inclus dans les périmètres de proximité du type quartier ? Une métropole, notamment, pourrait-elle être constituée d’une concaténation de villages du quart d’heure, tous plus ou moins équilibrés en habitat/services/emplois ? Dans le contexte actuel, la réponse est non. On se trouve en face de logiques puissantes sur lesquelles les politiques ont en réalité peu de prise. L’emploi a tendance à se concentrer pour la partie la plus qualifiée, et à se disperser pour d’autres parties (pensons aux centres logistiques notamment). Dans le même temps, la dynamique des prix fonciers tend inexorablement à chasser les habitants les moins riches vers des périphéries de plus en plus lointaines11. Le discours de la « ville du quart d’heure », à cet égard, reste au mieux incantatoire.
Par ailleurs, quel est le moteur principal du développement des grandes villes ? Il est d’offrir plus de diversité et d’opportunités aux gens en élargissant le marché du travail et l’espace des jobs accessibles. Or, dans un même ménage, la probabilité pour que les deux conjoints trouvent un job de proximité dans le même périmètre restreint est très faible. La bi-salarisation et d’autres processus, comme les contraintes propres aux familles recomposées ou les conséquences du développement des études supérieures, sont les explications principales d’une croissance des métropoles qui, en réalité, résulte principalement de ces choix de localisation des personnes, ainsi que des entreprises, poursuivant des objectifs analogues de réduction d’incertitude et d’ouverture des possibles.
On dira que le télétravail, et des solutions mixtes tels que les bureaux de proximité répartis dans les zones peu denses comme les « smart work centers » hollandais, bien antérieurs à l’explosion récente du travail à domicile, apportent une réponse au problème. Sans aucun doute, ce sont des changements très profonds. Ils entraîneront certainement des rééquilibrages allant dans le sens de la proximité, avec une diminution des navettes massives bi-quotidiennes de gens allant rejoindre des terminaux d’ordinateurs dont ils disposent chez eux, au prix de transports harassants. Mais tout le monde ne pourra pas accéder au télétravail. Certes, contrairement à une idée reçue, celui-ci n’est nullement réservé aux jobs les plus qualifiés. L’un des impacts majeurs pourrait être le retour, à l’échelle urbaine mais aussi nationale et internationale, d’une grande vague de travail tertiaire peu qualifié et délocalisé12. Mais de très nombreux emplois continueront d’impliquer la présence physique et la synchronisation temporelle. C’est le cas, en particulier – on l’a beaucoup répété durant la pandémie –, pour une grande partie de ces travailleurs dits « essentiels », sans lesquels la vie résidentielle apaisée des citadins du quart d’heure cesserait tout simplement d’être possible. Or, il suffit de regarder autour de soi pour voir que ces employés dits essentiels sont, dans les grandes villes, loin de pouvoir s’offrir la ville du quart d’heure !
Cela m’amène à ma réticence fondamentale : c’est que la ville du quart d’heure, fait (en pratique) peu de cas des inégalités en matière de choix de localisation et de milieu de vie des gens.
Revenons à l’exemple emblématique de Paris-Centre. Plus d’un million d’emplois y sont occupés par des salariés qui habitent hors de l’enceinte du périphérique, et souvent très loin. Que signifie la ville du quart d’heure promue par le futur « PLU bioclimatique » de Paris pour une infirmière de la Pitié-Salpêtrière qui habite à Saint Maur ou à Lognes, pour un chauffeur de taxi qui habite à La Courneuve, pour la caissière du magasin de proximité bio du quartier qui vient de Trappes. Et que signifie-t-elle pour un employé travaillant sur les plates-formes de Roissy ou d’Orly, ou dans les centres logistiques qui s’égrènent sur les autoroutes périphériques, inaccessibles autrement qu’en voiture ! L’agglomération parisienne pose certes nombre de problèmes à une échelle spécifique, mais la situation n’est pas très différente à Lyon, à Lille, à Marseille, et dans bien d’autres tissus métropolitains. Et que dire des zones rurales, où le corollaire de la faible densité est l’étirement des distances parcourues ?
Mis bout à bout, ce ne sont pas là des exemples isolés, mais la réalité dominante de notre pays. Le test de validité d’un concept qui se veut novateur est de s’appliquer aux cas difficiles, pas seulement aux cas faciles comme celui de Paris-Centre, ou d’autres cœurs de villes. Ce n’est certainement pas la vision de Carlos Moreno, mais la caricature d’une ville du quart d’heure serait celle d’une ville riche, où la majorité des gens travaillent chez eux, ou dans leur maison de campagne, avec des services de proximité abondants alimentés par des gens issus d’arrière-scènes multiples qui, même dans leurs rêves les plus fous, n’accèderont jamais à un logement dans les cœurs de ville, sauf à réinventer la ségrégation verticale des chambres de bonnes. Alors, oui à la ville du quart d’heure, le jour où on m’expliquera comment elle est accessible, non seulement à mes voisins du Cinquième Arrondissement, mais aussi à ma femme de ménage, qui habite La Courneuve.
J’ajoute une dernière remarque, concernant la dimension normative. Une de vertus principales, à mon sens, de la ville du quart d’heure devrait être à mon sens, l’ouverture et mieux : l’hospitalité. Là encore, je n’en fais pas procès à Carlos Moreno. Mais je suis gêné par ces représentations en cercles fermés sur eux-mêmes, qu’on trouve par exemple sur le site déjà cité de la ville de Paris. Chaque quartier doit-il devenir un isolat auto-centré ? Lorsque la ville de Paris a annoncé fièrement que désormais le vélo avait supplanté la voiture, certains commentaires ont souligné qu’il restait quand même tous ces banlieusards ou touristes qui venaient encombrer la ville enfin rendue à ses habitants. C’est bien le cœur du sujet, en effet. Mon infirmière de Lognes est-elle « parisienne », ou non ? Elle ne vote pas à Paris, certes, mais sans elle, que deviendrait la ville ? Paris n’est ainsi qu’un exemple parmi des milliers de ces communes où domine « la démocratie du sommeil », comme dit encore Jean Viard. Ne votent que ceux qui y dorment (de moins en moins, du reste, si on prend en compte les doubles résidences et l’absentéisme massif des parisiens aisés). On aimerait que, dans les documents parisiens, la présence des parisiens non-résidents (salariés, artisans, travailleurs occasionnels, visiteurs de toute nature, migrants) soit plus affirmée, de même que les responsabilités de la ville-centre à leur égard.
Derrière l’image de la ville du quart d’heure se pose donc immédiatement celle des échelles de gouvernance, de décision, de participation et de responsabilité, qui sont de plus en plus dissociées de la vie réelle des gens. Si la ville du quart d’heure permet d’ouvrir ces questions, tant mieux. Mais il ne faudrait pas qu’elle les occulte au nom d’une vision essentiellement localiste de l’espace de vie.
Le risque n’est pas seulement théorique. Une petite musique de fermeture flotte souvent, qu’on le veuille ou non, derrière ces images désormais omniprésentes de la ville tranquille, apaisée, ombragée, toute entière orientée vers le proche, c’est-à-dire peu ou prou, le semblable. Où sont passés l’énergie et l’altérité, ces deux moteurs jumeaux de l’aventure créative urbaine ? J’ai passé toute mon enfance et ma jeunesse dans une petite ville, qui était l’illustration parfaite de la ville du quart d’heure. J’en ai connu les charmes, mais j’étais impatient de m’en évader. Je ne dois pas être le seul.
1 https://www.telos-eu.com/fr/societe/municipales-tous-villageois.html
2 Je ne parlerai ici que du cas du territoire français, lui-même composé de situations très différentes.
3 Voir Jean Coldefy et al. Décarboner la mobilité, ATEC, ITS, Janvier 2021
4 Rappelons que la France résidentielle se répartit grosso modo en trois tiers : les zones agglomérées proches de cœurs métropolitains, les petites villes et zones rurales, et les grandes nappes qui forment les périphéries éloignées des grandes villes, ce dernier espace étant celui qui a connu la plus forte croissance.
5 Voir Jean Coldefy et al. Décarboner la mobilité, ATEC, ITS, Janvier 2021
6 Rüdiger Safranski. Quelle dose de mondialisation l’homme peut-il supporter ? Actes Sud, 2005
7 Pierre Veltz, L’économie désirable, Seuil, 2021
8 https://www.paris.fr/dossiers/paris-ville-du-quart-d-heure-ou-le-pari-de-la-proximite-37
9 https://www.ibicity.fr/qui-seront-les-operateurs-de-la-proximite-de-demain/
10 Séverine Chapus, Pierre Veltz, Les Echos, 25 août 2020 https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-lisolation-thermique-nest-pas-la-solution-miracle-1236502
11 Au-delà des proches banlieues qui sont souvent, mais pas toujours, plus riches que les centres eux-mêmes.
12 Richard Baldwin, Globotics Upheaval, Weidenfeld & Nicolson, 2019.
Théories
Pour citer cette publication :
Carlos Moreno et Pierre Veltz (07 Avril 2022), « La ville du quart d’heure : voie à suivre ou mirage idéologique ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 03 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./controverses/15541/la-ville-du-quart-dheure-voie-suivre-ou-mirage-ideologique
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