5 septembre 2022
La réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) et notamment de dioxyde de carbone (C02), est devenue pour les politiques publiques une ardente obligation. Pour y parvenir, différents outils sont disponibles, comme la réglementation, les subventions, ou la taxation. Mais ces outils révèlent des prix très hétérogènes : comment déterminer le « prix du carbone » et son intégration dans les décisions économiques des acteurs privés et publics ? Et pourquoi un rationnement pourrait s’avérer indispensable pour compléter les actions sur les prix ?
L’Union européenne (UE) s’est donné pour objectif une réduction de - 55% en 2030 des émissions de GES par rapport au niveau de 1990 en mobilisant différents leviers comme la réglementation ou les subventions. Mais dans la mesure où nous vivons dans des économies de marché, il est aussi nécessaire que les prix prennent en compte les coûts que ces émissions font supporter à la collectivité. Comment alors déterminer le « prix du carbone 1 » et son intégration dans les décisions économiques des acteurs privés et publics ?
Pour répondre à ces questions, nous commencerons par rappeler le principe « pollueur-payeur ». Nous en présenterons les principes mais aussi les limites, qui ont conduit la commission Quinet à changer de vocabulaire pour qualifier le prix à payer : dans son premier rapport (2009) 2 , elle parlait de « valeur tutélaire du carbone » 3 ; dans le second, publié en 2019 4 , il est question de « valeur de l’action pour le climat ». Cela nous conduira dans un second temps à expliquer pourquoi une régulation par les quantités est, notamment dans le domaine des transports, souvent préférée à la régulation par les prix. La question demeure de savoir s’il en ira de même en matière de GES.
Il y a maintenant plus de cent ans 5 que les économistes ont montré que les prix en vigueur sur les marchés n’étaient pas optimaux pour la collectivité quand ils ne prennent en compte que les coûts privés et pas les coûts sociaux, lesquels intègrent les effets externes négatifs comme la pollution ou le bruit. Le rôle des politiques publiques est donc de faire supporter ces coûts aux pollueurs. Mais donner un équivalent monétaire aux externalités n’est pas chose aisée.
En économie, on parle d’externalité lorsque l’activité de consommation ou de production d’un agent économique (particulier ou entreprise) a une influence sur le bien-être d’un tiers, sans que cette interaction ne fasse l’objet d’un paiement dans le cas d’un effet externe positif (dit « bénéfice externe » ou « externalité positive ») ou d’une compensation dans le cas d’un effet externe négatif (dit « coût externe » ou « externalité négative »). La pollution liée aux transports est un exemple de coût externe. L’internalisation des effets externes négatifs consiste à créer des mécanismes pour intégrer ces coûts dans les décisions économiques des acteurs publics et privés.
Mais comment évaluer le montant des coûts à internaliser et notamment ceux liés aux émissions de CO2 ?
Jusqu’où est-on prêt à aller pour réduire les émissions de GES ? Quel sera l’arbitrage entre coûts des dommages et coûts d’abattement et sous quelle forme se fera-t-il ? Comme nous allons le voir, cela ne passera pas que par la taxation et la définition d’un prix du carbone : l’internalisation peut prendre des formes très variées.
Pour internaliser les coûts externes, donc les faire supporter par ceux qui en sont responsables, 4 solutions types existent :
On comprend qu’en plus des différences de méthode, ces quatre options correspondent à des clivages idéologiques. Les façons de combiner les couples prix-quantités, d’une part, et économie administrée vs économie de marché, d’autre part, relèvent d’écoles de pensée différentes (figure 1). Pour l’heure, les politiques publiques combinent trois types d’instruments : réglementation, taxation et permis négociables, lesquels se rattachent à l’école de Londres 8 .
Figure 1 : La boîte à outils de l’internalisation : clivages idéologiques
Mais face à l’accélération du dérèglement climatique, certains considèrent que nous sommes désormais en guerre contre les émissions de GES et que, la fin justifiant les moyens, il faut le faire « quoi qu’il en coûte ». La décroissance serait alors la seule solution pour réconcilier l’économique et le vivant 9 . Avec l’irruption de l’expression « planification écologique », le rationnement, sous diverses formes, va-t-il rejoindre en France la boîte à outils des décideurs publics ? La question se pose quand le président de la République évoque la fin de l’abondance.
Essayons d’évaluer le coût de la tonne carbone que révèlent ces différents modèles d’action visant à limiter les externalités négatives liées aux émissions de gaz à effet de serre et comparons-le aux recommandations du rapport Quinet sur le prix de la tonne de carbone en France. Dans son second rapport, la commission Quinet propose d’accroître régulièrement la valeur officielle de la tonne de CO2 : 54 € 2018 en 2018, 87 € 2018 en 2020, 250 € 2018 en 2030 et 750 € 2018 en 2050. Mais cette recommandation a du mal à se concrétiser : les valeurs de l’action pour le climat diffèrent d’une forme d’internalisation à l’autre. La planification écologique peut-elle aider à retrouver une certaine cohérence ?
Le prix du carbone recommandé par la Commission Quinet est ce que l’on appelle une valeur tutélaire, un prix « officiel » censé s’imposer à tous. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. L’examen des choix publics et privés révèle au contraire des valeurs de l’action pour le climat, explicites ou implicites, extrêmement variables. La figure 2 présente, en prolongement de la figure 1, des exemples de chaque école de pensée d’où découlent diverses valeurs du carbone.
Figure 2 : Écoles de pensée et exemples de valeurs révélées de la tonne de C02
Détaillons le contenu de chaque quadrant en commençant par celui relevant de la logique de l’économie administrée (réglementation et subvention) puis en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre.
Ce rapide tour d’horizon montre que la situation n’est pas optimale. Le prix explicite du CO2 reste nul ou faible pour la plupart des acteurs privés (moitié sud de la figure 2). Il en va différemment pour le secteur public (moitié nord de la figure 2) dont les budgets sont grevés par des aides qui demeurent modérément efficaces 12. Pour obtenir une baisse plus tangible des émissions de GES, il est nécessaire que la valeur de l’action pour le climat augmente pour les acteurs privés.
La forte baisse des émissions de GES de 2020 a été transitoire. En 2021, les émissions du transport routier ont progressé de 6% en France. Elles demeurent à un niveau légèrement supérieur à celui de 1990. La faible baisse tendancielle amorcée depuis une vingtaine d’années (à peine 1% par an) a conduit les émissions du transport à représenter 29% des émissions totales de la France en 2020, contre 23% en 1990. Pour cette raison, la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) mise désormais sur une baisse annuelle de 3%. Or, pour atteindre cet objectif et conserver un minimum de crédibilité, les politiques publiques ne peuvent se contenter de déverser des subventions. Elles doivent impliquer plus nettement les acteurs privés. Comment faire alors qu’avec la poussée inflationniste la question du pouvoir d’achat reste au cœur du débat public ?
Personne n’a oublié qu’en 2018, l’accroissement de la « contribution climat-énergie » –soit la taxe carbone sur les carburants– a donné naissance au mouvement des Gilets Jaunes. Plus récemment, la brutale hausse des prix du gaz, de l’électricité et des carburants a conduit la plupart des gouvernements à réduire les taxes sur l’énergie. Comment pourraient-ils aujourd’hui annoncer l’instauration ou la hausse d’une taxe carbone ? Cette paralysie n’est pas seulement conjoncturelle : elle résulte du fait que les ménages et les entreprises payent déjà des taxes très élevées sur les carburants routiers. En considérant la TICPE (Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques) comme une taxation effective du carbone, B. Dequiedt 13 a calculé que les automobiles diesel paient déjà l’équivalent de 250 € la tonne de CO2. Les poids-lourds, qui bénéficient d’un remboursement partiel de TICPE payent 180 €. De son côté, le transport aérien ne paie pratiquement rien, tout comme le maritime.
De tels chiffres montrent d’abord qu’il est urgent d’instaurer une taxe carbone là où elle n’existe pas. Mais ils invitent aussi à s’interroger sur les limites de la taxation en mobilisant la notion d’élasticité-prix. Les économistes qualifient ainsi la façon dont les volumes consommés varient quand les prix changent. Or cette élasticité-prix est relativement faible. En témoignent les livraisons de carburant routier en avril 2022. Alors que le prix du litre de gazole s’approchait de 2 euros, 33% de plus qu’en 2019, les quantités vendues n’ont baissé que de 8% par rapport à avril 2019. Cette faible réactivité de la demande provient du caractère indispensable de nombreux déplacements automobiles. Abandonner sa voiture pour aller au travail est très difficile pour la grande majorité des actifs. La faiblesse de l’offre de transport collectif dans le périurbain et le rural, où se réalisent les plus grandes distances quotidiennes, rendrait le changement de mode de transport très coûteux en temps. Il en va de même pour le covoiturage car les horaires et les destinations des personnes habitant dans une même zone ne sont pas aisément conciliables. C’est pour cette raison que les politiques publiques comptent plutôt sur l’électrification du parc automobile pour réduire les émissions, mais cela va prendre du temps, du fait de la durée de vie croissante des voitures (+ de 18 ans). Ainsi, en Norvège, en 2020, les véhicules thermiques ne comptaient plus que pour 17% des nouvelles immatriculations, mais les véhicules électriques ne représentaient que 20% du parc 14 , objectif espéré en France en 2030 !
Il ressort de ces constats que la taxation est indispensable, mais ce n’est pas une panacée et il en va de même pour les quotas négociables 15 , car même quand existe une taxe carbone ou un marché de permis négociables, les prix révélés de tonne de CO2 demeurent insuffisants pour faire baisser fortement les émissions. En effet, pour des raisons d’acceptabilité, les décideurs publics ne peuvent accroître démesurément ce prix.
Même si cela n’a pas été explicité, ce sont les limites de la régulation par les prix qui expliquent le succès inattendu en France de l’expression « planification écologique ». Lors des campagnes électorales du printemps 2022, le terme a été utilisé aussi bien par les partis de gauche (Nouvelle union populaire, écologique et sociale) que par le président de la République, avant et après sa réélection. Mais le même terme renvoie à des mondes différents.
La principale leçon de ce tour d’horizon est que le prix du carbone et la valeur de l’action pour le climat peuvent se mesurer en euros via la notion de coût des dommages ou de coût d’évitement. C’est même une démarche nécessaire pour responsabiliser les acteurs privés afin que le coût de la transition ne repose pas sur les seuls budgets publics et, de fait, les déficits. Dans cette perspective il est impératif que le prix du carbone, et donc des énergies fossiles, augmente tendanciellement plus vite que l’inflation et même que le pouvoir d’achat, sans quoi tout effort est inutile. Cela semble impossible à court terme, au moment où se multiplient en Europe les réductions des taxes sur le pétrole, le gaz ou l’électricité 19 . C’est pourtant une évidence si on prend au sérieux les engagements climatiques. Les subventions publiques pour l’électrification du parc roulant ou l’isolation des logements sont nécessaires, mais elles ne sont pas suffisantes si elles ne sont pas accompagnées, à moyen et à long terme, d’une augmentation des prix relatifs des énergies carbonées.
Tout comme les subventions, l’action par les prix est nécessaire mais non suffisante, dans un monde où la nécessité de se déplacer a plus de valeur que le prix de l’essence. Une action sur les quantités doit être aussi clairement envisagée. Sa forme la plus contraignante, et sans doute la plus difficile à faire accepter, prendrait la forme de rationnements, de quotas carbone ou de limitations du droit à se déplacer en avion par exemple. Mais il existe aussi des formes plus progressives, qui misent sur un changement des pratiques de mobilité ou des modes de vie. Par exemple, cela pourrait passer par, au moins pour une partie de la population, la relocalisation d’activités aujourd’hui dispersées spatialement, des temps de parcours augmentés du fait de l’usage de modes plus lents et moins émetteurs de carbone, ou encore des programmes d’activités revus à la baisse, etc. Même s’il est moins intrusif que les quotas, ce type d’action se heurte également à des problèmes d’acceptabilité, car il s’agit d’une rupture avec la logique du « toujours plus » qui fonde le contrat social implicite qui prévaut depuis des décennies en matière de mobilité. Au cœur de cette logique réside l’idée d’une progression continue du pouvoir d’achat et donc de la valeur du temps, ce qui incite à accroître la vitesse de déplacement et le nombre de lieux et d’activités accessibles en un temps donné. Les modestes résultats obtenus par les pays industrialisés dans la réduction des émissions de GES montrent que nous n’avons pas quitté cette logique du « toujours plus ». Si, pour paraphraser Nietzche, la valeur de l’action pour le climat réside dans ce que l’on est prêts à faire pour réduire les émissions de GES, alors il est clair que cette valeur reste aujourd’hui assez faible. Nous ne sommes pas prêts à payer le prix fort pour réduire les émissions de carbone.
1 Il existe une relation étroite entre carbone et CO2. 1kg de CO2 correspond à 0,2727 kg de carbone. Si la tonne de CO2 vaut 25 €, la tonne de carbone vaut 91,68 € (25/0,2727). En anglais price of carbon équivaut à prix du CO2.
3 Le rôle de la Commission Quinet est d’aider la décision publique en évaluant le coût pour la collectivité des émissions de GES et donc les sommes que la collectivité serait prête à dépenser pour chaque tonne de carbone évitée. Ce montant est appelé « valeur tutélaire », en anglais on parle de shadow price (prix d’ombre).
5 Les travaux fondateurs d’A.-C. Pigou datent de 1920.
6 PPM = parties par million. Une valeur de 550 ppm de CO2 dans l'atmosphère signifie qu'un litre d'air contient en moyenne 0,55 ml de dioxyde de carbone. Actuellement le taux moyen dans l’atmosphère terrestre est de 415 ppm ; il était inférieur à 300 avant l’ère industrielle et pourrait atteindre rapidement 450 ppm. Or le réchauffement s’accélère avec la concentration de CO2.
7 Pour de plus amples informations sur les limites de la taxe carbone et des taxes sur les carburants, voir Y. Crozet (2021), Transports et engagements climatiques : le casse-tête du prix du carbone, TDIE, 24 p. https://tdie.eu/storage/2022/06/Le-casse-te%CC%82te-du-prix-du-carbone-note-TDIE-nov-2021-24-pages.pdf
8 L’économiste David Pearce (University College de Londres) a publié avec ses collègues un rapport considéré comme un moment clé pour l’économie de l’environnement. Pearce D., Markandya A., Barbier E., 1989, Blueprint for a Green Economy, Londres, Earthscan.
9 René Passet, 1979, L’économique et le vivant, Payot, Paris, 287 p. Les travaux de René Passet, professeur à la Sorbonne, sont devenus une référence qui justifie le terme « École de Paris ». Il a été le premier président du conseil scientifique d’ATTAC.
10 CGDD, Trajectoire de transition carbone au moindre coût, Théma, 2016, page 54. Voir aussi les travaux du CGDD en septembre 2021 : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/thema_analyse_09_prime_conversion_vehicules_particuliers_en_2019_septembre2021.pdf
11 Fridstrom L. 2021, The Norwegian Vehicle Electrification Policy and its implicit price of Carbon, Sustainability, 13, p. 1 346.
12 De 2012 à 2018, les émissions totales du transport routier n’ont baissé que de 1% en France. Pour des comparaisons internationales très fouillées : https://ourworldindata.org/co2/country/
13 Source : Dequiedt B., 2020, La tarification des émissions de CO2 en France, Théma Analyse, CGEDD.
14 En 2018, les émissions du transport routier étaient de 1,71 tonne de CO2eq par habitant et par an en Norvège contre 1,84 en France.
15 Selon la Banque mondiale, il existe 36 taxes carbones et 32 marchés de permis négociables dans le monde, concernant 23% des émissions de CO2. Ils ont rapporté 84 mds $ en 2021 (+ 60% en un an), dont 33 mds pour le seul marché européen. Ces ressources croissantes sont nécessaires pour financer la transition écologique.
16 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3164_proposition-loi.pdf
17 « L’objectif est d’assurer la gratuité des premiers m3 d’eau et mégawatt heure d’électricité. La gratuité pourrait être étendue à d’autres biens essentiels (internet, téléphonie, mobilité) selon des modalités à définir. La consommation offerte dépendra de la composition du foyer, éventuellement, du type de chauffage installé et du lieu d’habitation ». https://sandrinerousseau.fr/programme/
18 Voir le rapport d’Arnaud Passalacqua préparé pour le Forum Vies Mobiles, Rationner les déplacements carbonés, une alternative d’avenir à la taxe carbone ? https://forumviesmobiles.org/recherches/13515/rationner-les-deplacements-carbones-une-alternative-davenir-la-taxe-carbone
19 Lors des premiers débats de l’Assemblée nationale nouvellement élus en juin 2022, tous les groupes parlementaires, sous des formes diverses, souhaitaient une baisse généralisée des prix des carburants.
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