1re édition Rowman & Littlefield, 2021.
L’énergie n’est pas qu’affaire de techniques ni d’usages, elle est aussi affaire de rythmes. C’est ce qu’entreprend de montrer Gordon Walker, géographe, professeur au Lancaster Environment Center, en prenant en compte aussi bien les rythmes sociaux que les rythmes corporels et cosmologiques. Autant de rythmes qui ont été directement impactés par ce qu’il appelle les « techno-énergies », comprendre : les énergies fossiles exploitées à grande échelle et de manière de plus en plus massive depuis l’entrée dans l’ère des révolutions industrielles. Comment la lecture de Energy and Rhythm. Rhythmanalysis for a Low Carbon Future, publié en 2021, peut éclairer la voie à suivre vers un système socio-technique plus résilient à l’aune des enjeux écologiques ?
Qu’il faille parvenir à une société décarbonée et, donc, revoir de fond en comble les modes de production, de distribution et de consommation des ressources utilisées pour nous chauffer, nous éclairer, nous déplacer, etc., est une nécessité communément admise. Il reste que le plus souvent les réflexions et les décisions en la matière se focalisent sur la dimension technologique des solutions à promouvoir (en l’occurrence des énergies renouvelables, fût-ce dans un mix énergétique) et/ou les nouveaux comportements à adopter (dans le sens d’une plus grande sobriété, à travers notamment l’adoption d’éco-gestes).
C’est oublier que l’énergie n’est pas qu’affaire de techniques ni d’usages, qu’elle est aussi affaire de rythmes. C’est ce qu’entreprend de montrer Gordon Walker, géographe, professeur au Lancaster Environment Center, en prenant en compte aussi bien les rythmes sociaux (ceux de la vie quotidienne, domestique, des organisations, de la ville…) que les rythmes corporels (ceux des battements cardiaques, de la respiration, des cycles menstruels, du système digestif,…) et les rythmes cosmologiques (liés au cycle solaire et à la rotation de la terre, aux saisons,…).
Autant de rythmes qui ont été directement impactés par ce que Gordon Walker appelle les « techno-énergies », comprendre : les énergies fossiles exploitées à grande échelle et de manière de plus en plus massive depuis l’entrée dans l’ère des révolutions industrielles. De fait, à partir du moment où on a pu se chauffer et s’éclairer « artificiellement », se déplacer en véhicules motorisés, nos existences ont été moins subordonnées aux rythmes circadiens et saisonniers. Qu’on songe à la manière dont l’éclairage électrique a permis d’étendre le temps de travail, une évolution largement documentée et sur laquelle Gordon Walker revient, mais pour souligner les changements autrement plus subtils qui en ont résulté au regard des « sensations du temps et des battements qui structurent les rythmes de l’ordre social ».
De prime abord, on peut cependant s’étonner que des énergies fossiles (charbon, pétrole, nucléaire) aient pu aussi largement dicter nos rythmes sociaux et corporels, nous permettre de nous émanciper autant des rythmes saisonniers, nycthéméraux (diurne et nocturne). Ces énergies ne sont-elles pas par nature « inertes », tout comme d’ailleurs les lourds équipements et infrastructures censés les extraire, les acheminer, les convertir ? C’est oublier cette fois que l’énergie, y compris sous sa forme la plus fossilisée (charbon, pétrole…), est affaire d’atomes et, donc, de mouvement (celui des électrons gravitant autour du noyau), qu’il y a dès lors bien du rythmique au cœur de l’énergétique comme il y a de l’énergique dans le rythmique. Que dire du fonctionnement des réseaux électriques qui reposent sur un art du management poussé à l’extrême pour anticiper l’équilibre entre une offre et une demande fluctuante au cours d’une journée, d’une semaine, d’une saison…
L’auteur pousse encore plus loin l’analyse en montrant comment l’essor de l’électricité en particulier a pesé sur les rythmes de notre quotidienneté à travers les modes de transport (il prend l’exemple du train qui, en imposant sa ponctualité, a commandé d’autres rythmes sociaux), et jusqu’aux manières de ventiler nos habitats et nos lieux de travail (par le truchement de l’air conditionné qui, concrètement, permet d’occuper un espace intérieur indépendamment du chaud ou du froid régnant à l’extérieur). Sans oublier cette profusion d’équipements électroménagers qui, en modifiant les manières de stocker les aliments, de les cuisiner, etc. induisent d’autres rythmes au plan de la vie domestique, toujours un peu plus déconnectés des rythmes circadiens et saisonniers. En ce sens, on peut effectivement dire, avec l’auteur, que « nous sommes devenus, d’une certaine façon, l’énergie que nous consommons ».
Pour autant, nos rythmes sociaux n’en impactent pas moins aussi en retour le système énergétique dominant. C’est ce que Gordon Walker illustre à travers une analyse fine et comparée des courbes de consommation de l’électricité en Angleterre et en France. Il en ressort des différences liées notamment à la préférence accordée dans le cas de notre pays au chauffage électrique, ainsi qu’au poids plus important de certaines pratiques socio-culturelles, comme le dîner dont la préparation peut être relativement énergivore. Au sein d’un même pays, la régulation doit en outre composer avec des variations plus ou moins prévisibles, liées aux rythmes sociaux (l’usage massif du grille-pain à certaines heures de la matinée, par exemple) et cosmologiques (un hiver plus rude qui oblige à se chauffer plus que prévu). Surtout, quoi qu’on fasse, une journée fait 24 h, une semaine, sept jours, et quatre saisons continuent à se succéder avec des degrés variables de températures et d’ensoleillement. Même à l’heure du triomphe des techno-énergies, nos corps restent encore sous l’influence des rythmes naturels.
Il y a donc davantage coévolution que rapport de subordination entre énergies et rythmes. C’est pourquoi Gordon Walker récuse une lecture non seulement dualiste (société versus nature) mais encore déterministe et évolutive (qui inclinerait vers un seul et même modèle énergétique), considérant qu’une telle lecture ne rend pas justice à la complexité de la réalité, à l’hétérogénéité des situations selon les contextes nationaux. Malgré l’existence de systèmes macro-techniques transnationaux, à chaque pays le soin d’œuvrer à de nouveaux agencements entre énergies et rythmes corporels, sociaux, cosmologiques. Aussi se garde-t-il de prôner un modèle standard qui s’appliquerait en toutes circonstances, sous toutes les latitudes.
En revanche, il souligne le défi que représente le passage à une société décarbonée. Cela suppose d’anticiper un changement de rythmes à tous les étages : micro, méso et macro, dans le sens d’une décélération (au sens d’un Hartmut Rosa, cité justement par l’auteur), mais aussi de ce que lui-même appelle une dé-énergisation (une réduction de la consommation de techno-énergies, qui ne se traduit pas par de nouvelles dissonances rythmiques dans nos existences).
Plus facile à dire qu’à faire, tant les rythmes sont intriqués (« entangled », « embedded », « entwined » - on notera au passage la richesse de la langue anglaise pour désigner l’imbrication de phénomènes). Prenons l’automobilité : elle est un assemblage « polyrythmique », constitué des rythmes d’extraction, de transformation, de transport et de stockage ; des rythmes inhérents au mode d’approvisionnement en carburant (liés à la localisation des stations-service, au volume du réservoir, aux mouvements des personnes, des biens transportés, etc.). La transition énergétique ne pourra donc consister à substituer des véhicules à moteur thermique par des véhicules électriques. Elle suppose d’anticiper des changements en cascade au regard des rythmes corporels et sociaux. Au plan micro, il s’agit par exemple d’adopter de nouveaux rythmes dans la manière d’alimenter son véhicule – on ne recharge pas une batterie comme on fait un plein d’essence –, au plan macro, il faut revoir comment manager le réseau électrique pour assurer l’équilibre entre l’offre et la demande. Soit l’enjeu des smart-grids, ces réseaux électriques qui intègrent les technologies du numérique pour en optimiser l’exploitation et autoriser de nouveaux usages (autoconsommation, maintenance prédictive…) dont l’auteur montre là encore les multiples implications, les unes positives, les autres plus problématiques. Comme, par exemple, le fait de développer une politique incitative, mais au prix d’une incursion dans la vie personnelle des gens (au travers de l’exploitation des données numériques relatives à leur consommation d’énergie). De là, le risque de se heurter à des résistances (dont on a eu un aperçu en France avec l’installation du compteur Linky), mais aussi d’aggraver les inégalités entre ceux qui sauront entrer dans l’ère du digital et les autres. En extrapolant les propos de Gordon Walker, on perçoit un autre défi : remettre en cause la coalition d’acteurs (pouvoirs publics, opérateurs d’énergie, ingénieurs…) qui s’est formée pour promouvoir une énergie dominante et, avec elle, une polyrythmique particulière imprégnant la vie sociale et jusqu’à nos existences individuelles. Dans cette perspective, on comprend que l’avènement d’une société décarbonée passe aussi par le démantèlement d’une coalition favorable aux techno-énergies au profit d’une autre faisant place à tout le moins aux promoteurs d’énergies renouvelables.
Malgré l’étendue des difficultés, l’auteur ne se borne pas à formuler des réserves. Au contraire, il rend compte de changements à opérer et déjà à l’œuvre, tant à l’échelle des individus (au regard notamment de la manière dont ils font des mobilités actives un moyen de renouer avec des rythmiques corporelles contribuant à les maintenir en bonne santé), que de l’habitat (ceux, par exemple, portés par les initiatives en matière d’autoproduction) et de la ville (comme ces réflexions sur un urbanisme de proximité moins soumis au diktat de la voiture).
Où on voit au passage que, dans l’esprit de Gordon Walker, il ne s’agit pas de revenir au temps de la chandelle (une formule souvent invoquée pour mieux disqualifier des alternatives aux systèmes énergétiques issus des révolutions industrielles) ou à des formes archaïques de déplacement, mais bien d’épouser des rythmes adaptés aux nécessités d’une société moderne bas carbone. À défaut de donner des exemples précis ou de s’y attarder, il nous sensibilise à la nécessité d’anticiper des effets en cascade d’un changement de rythmique dans tel ou tel domaine de la vie sociale sur les autres rythmiques de nos existences personnelles. Il ne pousse pas cependant l’analyse jusqu’à imaginer les nouvelles règles ou normes à définir (si tant est d’ailleurs que ce soit en ces termes qu’il faille envisager l’avenir de nos sociétés).
Si l’ouvrage interpelle les pouvoirs publics, il en fait autant avec les chercheurs, à commencer par ceux des sciences humaines et sociales. Pour eux, il s’agit rien moins que de croiser davantage le social et le naturel. Ce que fait la chronobiologie, à laquelle l’auteur se réfère d’ailleurs. Le fait que lui soit géographe n’est pas anodin : de toutes les disciplines, c’est une des rares à être au carrefour des sciences de la terre et du vivant, des sciences humaines et sociales. On le mesure d’ailleurs à l’éclectisme de ses références bibliographiques et disciplinaires, des travaux dans lesquels il puise.
Tandis que sa vision de l’énergie s’appuie sur les acquis de la thermodynamique (qui porte son attention sur les interactions entre la chaleur et d’autres formes d’énergie – électrique, mécanique ou chimique), celle des rythmes entend renouer avec la réflexion pionnière d’Henri Lefebvre autour de la rythmanalyse . Parmi les premiers, ce philosophe et sociologue français a montré combien la ville est affaire de rythmes, qui font précisément qu’une ville est une ville : un milieu où on ne fait pas simplement qu’habiter, se déplacer, mais où on vit les choses intensément, du fait de flux et de trafics de toutes sortes, mais aussi, le cas échéant, dans un environnement « naturel » (il est clair, pour reprendre son exemple, que les villes du pourtour méditerranéen vivent aux rythmes des vagues et de l’ensoleillement, qui concourent pleinement à leur singularité). Gordon Walker cite notamment le fameux passage dans lequel Henri Lefevre décrit la ville depuis sa fenêtre, pour montrer combien celle-ci est affaire de rythmes plus ou moins intenses, liés à la manière dont les gens s’y déplacent – à pied, en transport en commun, seuls, en foule... La référence à ce passage est pour Gordon Walker l’occasion de souligner la valeur ajoutée de sa propre analyse : mobiliser la rythmanalyse dans la perspective d’une transition énergétique, en allant jusqu’à promouvoir un « droit à la ville bas carbone » (en écho au « droit à la ville » de Henri Lefebvre).
Si elle est évoquée à diverses occasions, la mobilité n’est pas aussi mise avant qu’on aurait pu s’y attendre du fait de son rapport évident au rythme. Ce qui ne manque pas de surprendre quand on sait que l’université de Lancaster a été un foyer du mobility turn, qui, à partir des années 1990, a cherché à faire de la mobilité généralisée un marqueur de la modernité contemporaine – Gordon Walker cite à peine John Urry, pourtant de la même université (il renvoie juste à l’un de ses articles ). C’est une réserve majeure que l’on pourrait lui adresser, sauf à considérer qu’il est tout occupé à négocier un autre tournant, dans la manière d’appréhender la société décarbonée : un rytmo-energetic turn, en somme. En cela, son livre devrait nourrir de stimulants débats et ouvrir de nouvelles perspectives de recherche comme l’ont fait les publications des promoteurs du mobility turn (John Urry, donc, Tim Cresswell,…).
Sa lecture devrait inciter à réaliser des enquêtes au plus près des gens ordinaires pour apprécier la manière dont ils s’emploient à bas bruit, avec les moyens du bord, à adopter de nouveaux rythmes dans le contexte de transition énergétique, de telles enquêtes pouvant compléter opportunément celles déjà réalisées sur l’impact de la crise sanitaire. Laquelle valide bien des hypothèses formulées dans ce livre, dont la rédaction a débuté, comme tient à le souligner son auteur, bien avant son déclenchement.
C’est dire si Energy and Rhythm mériterait d’être traduit en français tout comme l’a été l’un des ouvrages de John Urry (voir bibliographie), même si l’anglais de son auteur reste accessible malgré l’usage de notions techniques ou de concepts. Dans l’une ou l’autre langue, le lecteur pourra apprécier le souci que Gordon Walker a eu de lui laisser la possibilité de lire les sept chapitres dans l’ordre qu’il souhaite. Histoire de lui faire éprouver, dans l’expérience même de sa lecture, une forme de rythmique ?
Henri Lefebvre, Élément de rythmanalyse : introduction à la connaissance des rythmes , Syllepses, 1992.
Henri Lefebvre, Catherine Régulier, « Le projet rythmanalyse », in « L’espace perdu et le temps retrouvé », Communications , n°41, 1985. Traduit en anglais sous le titre « Rhythmanalysis : Space, Time and Every Life », 2004.
Manola Antonioli, Guillaume Drevon, Luc Gwiazdzinski, Vincent Kaufmannn, Luca Pattaroni, Manifeste pour une politique des rythmes , EPFL Press, 2021.
Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps , La Découverte, 2010
Harmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde , La Découverte, 2018.
John Urry, Sociologie des mobilités , Armand Colin, 2005.
Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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Pour citer cette publication :
Sylvain Allemand (08 Septembre 2022), « Energy and Rhythm. Rhythmanalysis for a Low Carbon Future, de Gordon Walker », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 28 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./livres-clefs/15660/energy-and-rhythm-rhythmanalysis-low-carbon-future-de-gordon-walker
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