Mobilithèse 10 Octobre 2022
Imaginer un cyclisme lent, c’est le point de départ du travail de Ioan-Cosmin Popan dans sa quête d’une société qui renverserait les logiques de la vitesse qui gouvernent aujourd’hui les villes. Dans cette thèse originale tant par sa forme, qui emprunte à la littérature utopique, que par ses partis-pris à contre-courant de l’utilitarisme dominant, sont posées les fondations d’une nouvelle façon de faire société tout en palliant les conséquences les plus urgentes du dérèglement climatique. Ce travail a été récompensé par le prix Mobilithèse 2021 organisé par le Forum Vies Mobiles.
Prix Mobilithèse 2021
Titre de la thèse : Utopias of slow cycling. Imagining a bicycle system
Pays : Royaume-Uni
Université : Lancaster University
Date de soutenance : 2018
Directeurs de recherche : John Urry, Monika Büscher, Tim Dant
Ma recherche explore le futur des mobilités urbaines et s’intéresse particulièrement au vélo comme instrument à la fois pour décarboner nos sociétés et pour enclencher la décélération sociale nécessaire à la remise en cause du paradigme dominant de la croissance économique. Ma thèse s’appuie sur la tradition déjà riche des études sur la mobilité, qui, ces deux dernières décennies, ont transformé notre regard sur la suprématie de la voiture dans les villes et sur les multiples significations que nous attachons à nos déplacements urbains quotidiens (Urry 2004).
Plus précisément, mon travail jette les bases d’un paradigme de mobilité lente centrée sur le vélo, qu’elle considère comme une réponse à certaines des crises mondiales les plus pressantes, causées par la croissance économique débridée et l’urbanisme néolibéral. Je soutiens que le vélo a un rôle essentiel à jouer pour éviter la catastrophe climatique, qui est avant tout la conséquence d’une dépendance excessive de nos sociétés à l’égard des énergies fossiles. Par ailleurs, le vélo offre l’opportunité de reconfigurer les modes de vie urbains, en remettant en cause les approches utilitaristes et dictées par le marché qui organisent les mobilités quotidiennes. À partir d’une approche originale, qui comprend des techniques d’élaboration de scénarios, je prône le recours à l’imagination utopique, un outil utile pour penser et rendre possible des futurs détachés de la doctrine actuellement dominante des mobilités (automobiles) rapides.
Ma thèse propose de répondre aux questions suivantes :
Étudier et élaborer une utopie du cyclisme lent, c’est-à-dire quelque chose qui n’existe pas encore mais qui peut être imaginé, est un processus complexe, qui demande des méthodes de recherche créatives. Pour saisir les contours d’un avenir cycliste non encore advenu, il est nécessaire d’explorer en détails les pratiques cyclistes existantes et les institutions qui pourraient permettre une telle possibilité. Pour ce faire, j’ai recours à une approche ethnographique sur plusieurs sites, afin de saisir les niveaux micro et macro où apparaissent déjà les prémices d’un futur cycliste lent.
Ma recherche débute par une auto-ethnographie qui s’appuie sur des méthodes mobiles (Büscher et Urry 2009) et interroge le cyclisme comme une expérience corporelle et sensorielle reposant sur le fait de se déplacer grâce à sa propre énergie. J’avance que le vélo produit une manière d’être au monde différente, plus riche, et contribue à un sentiment de liberté de plus en plus entravé par la voiture. Au sein d’un système cycliste, les sens se trouveraient sollicités d’une manière nouvelle, souvent bien au-delà de ce qui est rendu possible par l’automobilité. À vélo, de nouveaux sens font leur apparition, car la vue et l’audition sont complétées par des aspects plus profonds, comme l’équilibre, la kinesthésie ou la douleur, ce qui peut tant attirer que dissuader. Les rythmes et les flux plus doux, plus naturels, peuvent créer du sens, d’une façon différente et peut-être plus satisfaisante que les formes moins corporelles de déplacements urbains. En se déplaçant à un rythme plus humain, grâce à leur propre énergie, les cyclistes se connectent davantage aux environnements urbains, et en apprécient mieux que les automobilistes les différents univers, qu’ils soient sociaux ou naturels.
Auto-ethnographie de la pratique du cyclisme à Londres
Je complète dans cette recherche ma propre expérience du cyclisme dans divers lieux (Lancaster, Londres et Amsterdam) par l’accompagnement de groupes divers, dont la pratique du cyclisme collectif fait entrevoir un avenir de mobilités plus lentes, plus inclusives et plus conviviales. J’étudie différents exemples de cyclisme collectif : cela peut aller des cyclistes qui ne se connaissent pas mais qui affluent, aux heures de pointe, sur les intersections d’Amsterdam, aux groupes de cyclistes sur route, très rapides et très disciplinés, qui organisent une excursion dans les environs de Londres. Dans tous les cas, de nouvelles interactions émergent, selon des règles qui diffèrent fortement de celles qui régissent l’automobilité. Une grande partie des situations de sociabilité au sein des pratiques de cyclisme collectif pourrait générer de nouveaux modes d’interaction qui non seulement résistent à la logique du système automobile (basée sur une compréhension stricte du code de la route), mais aussi s’avèrent plus conviviaux. Ces interactions se distinguent de la circulation automobile en termes de vitesse, de proximité corporelle, de rencontres face-à-face et de co-présence.
Des cyclistes à l’heure de pointe à un carrefour d’Amsterdam (Credit: Cosmin Popan)
Dans une perspective plus macro, ma recherche dresse ensuite une vaste cartographie des univers cyclistes, proposant une description fictive d’un système de cyclisme lent tel qu’il pourrait exister en 2050. Cela s’appuie sur ma propre participation à de nombreux colloques, séminaires et ateliers, universitaires ou non, à des salons, des concours et des festivals, des réunions de sensibilisation et de militantisme, ainsi que des ateliers de réparation de vélo. Ces rencontres riches et variées, qui m’ont permis de voyager au Royaume-Uni, en France, aux Pays-Bas, en Belgique et en Autriche, ont participé à façonner la structure d’un système de cyclisme lent, tout en me permettant d’analyser de façon critique les visions existantes des futurs cyclistes rapides. Pour dessiner un tableau des mobilités urbaines à Londres dans quelques décennies, l’utopie cycliste présentée dans cette partie s’appuie sur des réalités passées et présentes, et sur des déductions quant à leurs évolutions possibles dans les années à venir. Je propose une liste de huit facteurs essentiels qui pourraient conduire à ce que plus de la moitié des déplacements à Londres soient réalisés à vélo en 2050 :
Les visions contemporaines du futur du vélo sont largement dépendantes des idéologies dominantes concernant les mobilités urbaines intelligentes, les villes efficaces et la croissance économique sans entraves. La conception du vélo comme moyen de mobilité rapide fait l’objet d’une promotion intense, et on la retrouve dans les pratiques quotidiennes des cyclistes comme dans les considérations des ingénieurs des transports, des décideurs politiques et des entreprises. Au cours des trois dernières décennies, les villes du monde entier ont adopté le cyclisme comme une alternative bon marché, propre et saine à la conduite. Parallèlement s’est développé un nouveau champ d’économie du vélo, parfois appelé « bikenomics » ou « véloconomie », qui s’appuie sur une vision étroitement utilitariste pour mesurer les bénéfices du vélo en lien avec divers indicateurs : gain d’espace, perte de productivité dans le trafic, régénération urbaine et création d’emplois.
Bien que le cyclisme ait connu un retour bienvenu, je soutiens que la pratique fait trop souvent l’objet d’une appropriation par les doctrines dominantes néolibérales et de croissance économique, qui mettent l’accent sur des mobilités rapides et fluides dans le cadre d’une économie de marché. Les politiques municipales londoniennes de ces dernières années, qui favorisent la construction d’autoroutes pour vélos et la mise en place d’un réseau cyclable extensif, afin d’attirer les entreprises et les résidents aisés dans différentes zones de la ville, sont l’un des exemples que je détaille dans ma thèse. Dans ce contexte, un avenir fondé sur le cyclisme lent pourrait non seulement permettre de repenser la vitesse générale de nos rues mais aussi, de façon plus large, remettre en cause le rythme effréné et productiviste de la vie quotidienne urbaine.
Une utopie de vélo rapide imaginée pour Londres par l’agence d'architecture Foster + Partners. (Credit: Foster + Partners)
Il y a dix ans, la recherche sur les mobilités urbaines était encore largement dominée par les études sur les transports. La tendance générale était donc d’adopter un point de vue utilitariste et instrumentaliste sur les mobilités quotidiennes. Ma recherche s’appuie sur les travaux académiques de plus en plus nombreux qui remettent en question cette perspective trop étroite, et soutiennent que les mobilités doivent être comprises comme un enchevêtrement de déplacements, de représentations et de pratiques (Cresswell 2010). Si le paradigme mobilitaire dominant est centré aujourd’hui sur des (auto)mobilités rapides, certaines des pratiques cyclistes que cette thèse met en avant et les significations qui leur sont associées permettent d’imaginer des avenirs radicalement différents.
Jusqu’à maintenant, la plupart des recherches universitaires ont présenté le vélo comme une mobilité alternative et secondaire, tout en replaçant la pratique au sein du régime automobile dominant. Cette thèse adopte une approche différente et propose d’avoir recours à l’utopie pour libérer efficacement le cyclisme de ces contraintes, et permettre d’inventer un avenir différent du statu quo existant.
Surtout, je plaide pour un système cycliste qui n’accélère pas les mobilités et les sociétés mais vise, au contraire, à les ralentir. Cela entraîne une remise en cause des utopies dominantes de la vitesse, des pratiques de production et de consommation rapide qu’elles encouragent et des promesses de croissance économique qu’elles renferment. Je cherche à déterminer dans quelle mesure les utopies alternatives de ralentissement des sociétés et des mobilités pourraient représenter des solutions plus viables pour l’avenir. Les défis sociaux et environnementaux auxquels font face les sociétés aujourd’hui justifient que l’on envisage, étudie et même encourage ces contre-récits face à l’hégémonie de la vitesse et de la croissance.
Un système cycliste lent et l’alternative décroissante qu’il propose n’en sont pas moins empreints de tensions et de contradictions. En elle-même, la lenteur peut être émancipatrice, mais elle peut aussi devenir le privilège d’une minorité. Les mobilités lentes doivent ainsi être envisagées de façon relative, à travers leurs interdépendances avec les mobilités rapides. Dans cet objectif, j’avance qu’il est nécessaire d’inventer de nouveaux termes et de nouvelles sensibilités en lien avec les vitesses urbaines, afin d’aller au-delà de la dichotomie simpliste de la rapidité contre la lenteur. Si faire du vélo est bien ce qui nous rapproche le plus de voler, comme l’a dit l’acteur Robin Williams, peut-être pouvons-nous trouver dans la légèreté, le flux ou la vélocité des métaphores plus appropriées pour décrire et guider nos vies mobiles.
Du point de vue des politiques publiques, cela signifie qu’il faut reconnaître que tout cyclisme n’est pas nécessairement du bon cyclisme. Si la promotion du vélo est vitale pour l’avenir des villes, nous devons davantage réfléchir à la façon dont elle peut en exclure certains d’entre nous et, plus généralement, aux types de villes dans lesquels nous voulons vivre. Nos villes font face à un défi qui n’est pas seulement lié au remplacement de l’automobilité, mais qui nécessite de reconfigurer les déplacements humains, en passant d’évaluations simplement fonctionnalistes, quantifiables et économiques, à des mobilités conviviales, non utilitaires, à échelle plus humaine. Cela suppose d’abord de concevoir des environnements urbains qui ne soient pas tributaires de la voiture en réduisant les déplacements essentiels du quotidien (pour le travail, les loisirs ou les courses). De façon plus ambitieuse, la vie et les déplacements urbains pourraient être repensés, afin de considérer les routes non pas seulement comme des artères capitalistes dédiées au commerce, mais aussi comme des espaces de sociabilité.
Sociabilités cyclistes à Amsterdam
L’intégration du vélo dans les plans de mobilité et de ville intelligente est un phénomène de plus en plus visible, que ma thèse n’aborde que brièvement. Des évolutions plus récentes, comme la prolifération de systèmes de vélopartage sans bornes, ou les livraisons de nourriture à vélo, vont dans le sens d’un futur cycliste rapide, auquel je m’oppose dans ma thèse. Alors que leurs effets pervers sont connus, ces phénomènes sont promus par les partisans des villes intelligentes et de l’économie des petits boulots (un marché du travail où les contrats à court terme prennent le pas sur les emplois stables), qui y voient des occasions sans précédent de concevoir et de mettre en place des villes plus efficaces, durables, compétitives et ouvertes, et de créer des emplois flexibles et autonomes pour une nouvelle classe d’entrepreneurs.
Mes recherches actuelles se situent dans la pensée critique de l’urbanisme intelligent, un domaine d’étude émergent, et portent sur les conditions de travail précaires et l’exploitation qui résultent de l’intégration du cyclisme à l’économie des petits boulots. Dans la lignée de mes recherches doctorales, le projet postdoctoral Gig Work (« petits boulots »), que j’ai commencé récemment, vise à prolonger mon examen critique du cyclisme et de sa relation dialectique avec les villes lentes et rapides de demain.
Télécharger la thèse complète (en anglais)
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes méthodes mobiles produisent des connaissances précises en permettant d’accompagner physiquement, virtuellement ou analytiquement les sujets de recherche. Elles s'appuient sur des méthodes d'enquête permettant de suivre des phénomènes matériels et sociaux.
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