D’après des travaux de recherches récents, le vélo peut permettre de sortir du paradigme de la voiture en permettant un renouvellement du rapport au monde. Il peut ainsi permettre des changements de valeurs et en particulier un nouveau rapport à la proximité et aux rythmes de vie. Quelle est la nature des transformations en cours ? Qui en sont les porteurs ?
L’usage du vélo s’ancre lentement dans les modes de vie urbains mais fait en même temps l’objet de nombreuses mobilisations citoyennes. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène d’après la recherche académique.
Un premier aspect relève de la socialisation. Au niveau de la socialisation primaire, le fait de pratiquer le vélo à l’adolescence favorise l’acquisition d’attitudes positives durables à l’égard du vélo ainsi que de niveaux de compétences élevés en la matière (Thigpen and Handy, 2018; Thigpen, 2019), soit deux aspects associés au choix de se déplacer en modes actifs plutôt qu’en voiture (Abasahl, Kelarestaghi, and Ermagun, 2018) d’une part, et favorisant des pratiques plus fréquentes (de Geus et al., 2007) d’autre part.
Sur le plan de la sociabilité secondaire (à l’âge adulte), la pratique du vélo est devenue l’expression privilégiée d’un mode de vie et cet objet est fortement associé à l’idée de mobilité durable. Un monde associatif s’est déployé autour de la promotion de son utilisation comme moyen de transport de la vie quotidienne, fédérant progressivement des communautés d’utilisateurs. Les communautés s’organisent autour des points de réparation « diy » et rassemblent ainsi un public des bricoleurs (p. ex. Rigal, 2021). Une autre communauté — plus formelle — se déploie autour de mesures de (re) intégration des jeunes en difficultés dans le marché de travail, comme la réinsertion professionnelle dans des ateliers vélo créés dans ce but. Il apparaît donc clairement que le vélo devient désormais un objet politique multifacettes qui cristallise à la fois à la volonté de déployer une économie circulaire, mais également une ville et des mobilités plus inclusives et à des revendications anticapitalistes (Gillot et Rérat 2022).
Les sociabilités primaire et secondaire des jeunes urbains sont depuis plusieurs années marquées par ces mobilisations en faveur du vélo. En particulier, c’est ainsi que les « critical mass », ces manifestations lors desquelles des centaines, voire des milliers, de cyclistes prennent possession des axes routiers pour revendiquer, entre autres, un partage des voiries plus équitables, sont devenues des espaces de politisation de la jeunesse qui ouvrent vers d’autres mobilisations.
Un deuxième aspect est la transformation des dispositions à l’usage des modes de transport au profit du vélo. L’image et l’utilisation du vélo ont beaucoup changé ces vingt dernières années. De loisir, le vélo est devenu un moyen de transport de la vie quotidienne — bon pour la santé comme pour l’environnement — et ce moyen de transport jouit d’une image globalement très positive, qui n’est entachée que par la dangerosité de son usage (en France et en Suisse) (Kaufmann 2021). Au-delà de ces dispositions positives, notons cependant que l’utilisation du vélo comme moyen de transport est aujourd’hui spatialement et socialement très différenciée dans les pays d’Europe du Sud (en incluant la France), entre d’une part une population urbaine jeune et bien formée adepte du vélo, et d’autre part des populations urbaines défavorisées qui l’utilisent peu. Dans les contextes périurbains et ruraux, l’utilisation du vélo reste par ailleurs marginale, quelles que soient la catégorie sociale ou la catégorie d’âge considérées. Ces clivages sociaux se retrouvent aussi sur d’autres continents, à l’instar de l’Amérique latine qui connaît un développement important de ce mode de déplacement depuis deux décennies, notamment au Mexique, en Argentine et en Colombie (Pardo et al. 2021) 1. La popularisation du cyclisme se serait notamment illustrée de manière impressionnante chez les pendulaires (Useche et al. 2021).
À Bogota, grande pionnière de la mobilité active en Amérique du Sud, cette progression du vélo serait notamment le fruit de la création d’une culture cycliste, liée à des mouvements citoyens et à des politiques publiques volontaristes (Rosas-Satizábal et Rodriguez-Valencia, 2019). Or on observe que les mouvements citoyens de mobilisation cycliste s’expriment principalement dans les villes, au sein d’une population jeune et instruite, la voiture demeurant un marqueur de position sociale important dans cette région du monde. Les investissements dans les infrastructures cyclables tendent à se concentrer dans les quartiers à revenus moyens ou élevés (Pardo et al. 2021; Parra et al. 2018). De nombreux travaux de recherche suggèrent que c’est en développant massivement les infrastructures dédiées — notamment en dehors des centres —, en le sécurisant et en cherchant à répondre aux aspirations, besoins et modes de vie des groupes de population encore peu enclins à pratiquer le vélo que l’on peut arriver à dépasser ces clivages, ce que suggère d’ailleurs la situation dans les pays du nord de l’Europe.
Les villes néerlandaises, allemandes, danoises ou encore japonaises — petites et grandes (Pucher et Buehler, 2012, ch 15) — sont souvent citées comme modèles. Elles constituent une source d’inspiration pour l’urbanisme cyclable. Il convient toutefois de ne pas oublier que ces villes — du moins, en ce qui concerne les Européennes — avaient, à l’instar du reste du continent, connu pendant les Trente Glorieuses un effondrement de la pratique du vélo au profit de la voiture et des deux-roues motorisés. Leur situation actuelle ne doit rien au hasard, ni à un contexte géographique particulier ou à des prédispositions culturelles (comme le relèvent Pucher et Buehler 2012, sans pour autant approfondir cet aspect) 2. Elle est avant tout le résultat de plus de quarante ans de revendications de mouvements citoyens (pour les Pays-Bas, Dekker 2021) et d’une politique intégrée et cohérente de promotion du vélo et de la marche (Rérat 2019, p. 10). Il reste néanmoins difficile de distinguer l’impact respectif des interventions matérielles (pistes, signalétique, croisements, stationnement) et des mesures incitatives (éducation, promotion, contribution financière, fermetures temporaires) sur la promotion du vélo dans ces régions exemplaires (Forsyth et Krizek 2011). De plus en plus de chercheurs s’accordent à dire que le succès de certaines politiques tient avant tout à la démultiplication des interventions, sur ces différents plans. Plusieurs études démontrent par ailleurs qu’une politique de promotion du vélo est nettement plus effective, lorsqu’elle est accompagnée de mesures décourageant l’utilisation de la voiture (Hull, 2010 ; Berent & Yoshida, 2017 ; Pucher et Buehler, 2008 ; Pucher, Dill, & Handy, 2010) et lorsqu’un report modal vers les transports publics est facilité. Enfin, notons que la proportion de trajets à vélo dans des villes à l’avant-garde de l’urbanisme cyclable, comme Copenhague et Amsterdam, continue d’augmenter considérablement depuis trois décennies 3 grâce aux politiques de promotion du vélo qui s’y poursuivent et aux investissements importants qui les accompagnent (Pucher, Buehler, 2021 ; Koglin, te Brömmelstroet et van Wee 2021).
Moins souvent cité, le Japon figure pourtant parmi les pays pionniers dans les déplacements à vélo. La massification du cyclisme n’y aurait, semble-t-il, pas été le résultat de politiques publiques de promotion à l’échelle nationale ou locale, mais émanerait plutôt d’un contexte socioculturel particulier dans lequel le vélo est particulièrement valorisé (Steele, 2012; Martial et al. 2019; Lagadic, 2022). Le Japon constitue une exception du fait qu’une majorité de cyclistes est constituée de femmes (Goel et al., 2021), et ce malgré l’absence d’infrastructures de qualité dédiées au vélo et malgré une répartition encore très inéquitable des tâches domestiques entre hommes et femmes ; deux aspects qui se présentent en principe comme des facteurs déterminants d’une pratique égalitaire du vélo (voir à ce sujet, Thème 2, section « Le genre »). Au Japon, les principaux motifs de déplacements à vélo sont de type privé, souvent liés à la garde d’enfants (Lagadic 2022). Cette particularité nippone confirme la pertinence de mener des études comparatives pour comprendre les potentiels leviers de promotion du vélo selon des contextes géographiques et socioculturels différents.
Un troisième aspect renvoie à l’aménagement des voiries pour favoriser l’usage du vélo. Les recherches sur les aménagements cyclables sont particulièrement nombreuses et l’expérience montre que le développement de l’utilisation du vélo nécessite des réseaux cyclables dotés d’infrastructures de haut niveau (Dill and Carr, 2003; Akar and Clifton, 2009; Schoner and Levinson, 2014). Plus rassurantes, les pistes cyclables isolées du trafic automobile, voire en site propre jouent un rôle déterminant dans la popularisation du vélo (Gårder, Leden, and Pulkkinen, 1998; Howard and Burns, 2001; Habib et al., 2014; Pucher et Dijkstra 2000; Pucher et Buehler 2008). Ces aménagements distincts et sécurisés s’avèrent cruciaux pour promouvoir le vélo auprès des non-cyclistes, en particulier les femmes, séniors et enfants (Dill 2009 ; Pucher et Buehler, 2012, ch. 15 ; Furth 2011 ; Elvik 2021 ; Aldred et al. 2017 ; Winters and Zanotto 2017). Les cyclistes tendent par ailleurs à privilégier les itinéraires sur voies isolées, plutôt que les alternatives de trajets plus courtes (Lu, Scott, and Dalumpines, 2018).
En réponse à la crise sanitaire, de nombreuses villes et agglomérations en Europe ont mis en place des infrastructures et mesures inspirées de l’urbanisme tactique, pour favoriser des mobilités qui facilitent le respect de la distance sociale, et pour éviter une augmentation de l’utilisation de la voiture individuelle. Ces observations constituent le point de départ d’un projet de recherche que plusieurs laboratoires de recherche de l’EPFL ont mené au cours de l’année 2021 (Fritz et al. 2022). Ce projet avait pour objectif d’analyser en quoi une approche de l’urbanisme qui se base sur des interventions éphémères et de petites échelles, déployées dans un contexte de crise, peut faire avancer des politiques pour la décarbonisation de la mobilité avec une vision à long terme, et ainsi ouvrir des perspectives et possibilités pour une transition vers la durabilité urbaine. La recherche, qui a étudié les cas de Genève et de Lyon, a permis de montrer que les infrastructures destinées aux vélo mises en place pendant la période du Covid ont permis à de nouvelles pratiques de se pérenniser, tout particulièrement à Lyon où les mesures prises sont ambitieuses (Meinherz et al. 2022).
En outre, la proximité de stations de vélo en libre-service associée avec la disponibilité de pistes cyclables suscite davantage de motivation à faire du vélo (Dill and Voros, 2007; Faghih-Imani and Eluru, 2016; Kabak et al., 2018). Pour certains auteurs, la mise en évidence de ces liens démontre l’importance d’introduire un nouveau modèle de planification basé sur une urbanisation cyclable. Selon Rérat (2019, p. 9) « l’urbanisme cyclable se décline en méthodes, en infrastructures et aménagements (hardware) ainsi qu’en mesures visant à légitimer le vélo dans le système de mobilité (software) ».
Le vélo comme moyen de transport de la vie quotidienne est très largement urbain. Faisant exceptions à cette règle, la proportion de déplacements à vélo est presque identique dans les zones périphériques et les banlieues, dans les petites villes ou les villages qu’au centre de grandes villes en Allemagne, Autriche, Suisse ou encore aux Pays-Bas (Buehler et al. 2017). Mais le type d’urbanisation apparaît généralement comme un facteur de différenciation (Heinen, van Wee et Matt 2010 ; Buehler et Pucher 2021 ch.2 ; Koglin, te Brömmelstroet et van Wee 2021). De nombreux auteurs s’accordent sur le fait que la densité et la mixité des tissus urbains, et de fait les distances à parcourir, jouent un rôle important sur l’utilisation ou non du vélo. Mais ce choix modal dépend aussi grandement de facteurs socio-économiques. Dans ce contexte, le rôle exact que l’environnement construit joue sur les choix modaux demeure difficile à mesurer (Krizek, 2012).
Si les études sur l’influence de l’environnement construit sur les mobilités actives sont donc nombreuses, la thèse de Franck Hess montre bien qu’on ne peut compter sur ce seul levier pour augmenter significativement l’utilisation des modes actifs au sein de l’ensemble de la population. Parce que — notamment en banlieue — il est observé que les dispositions des individus modulent l’influence de l’environnement construit sur la mobilité active. Le chercheur conclut que seule la prise en compte simultanée de l’environnement construit et des dispositions peut permettre de comprendre finement les comportements de mobilité des individus (Hess, 2018).
Il apparaît également que la proximité d’espaces verts et de zones de loisirs, d’écoles, d’universités, de musées, de centres commerciaux, de zones sportives, de restaurants, d’hôtels ou de centres de transit favorise l’utilisation de vélos en libre-service (Kaltenbrunner et al., 2010 ; Kabak et al., 2018 ; Wang et al., 2018). L’accès diffère ainsi beaucoup selon les zones de résidence. Mais la tendance (dans les pays développés) à l’expansion des stations de vélos en libre-service dans les quartiers défavorisés (Buck et al., 2013) permettrait d’accroître significativement la pratique du vélo dans ces territoires (Goodman and Cheshire 2014).
Enfin, on a pu observer que selon les contextes géographiques, les individus parcourent des déplacements dont les distances varient grandement (Pucher et Buehler, 2008). Une récente étude comparative menée par un groupement international de chercheurs (Goel et al. 2021), a néanmoins démontré que 50-60 % (tous modes confondus) étaient inférieurs à 5 km. La question de la vie urbaine de proximité, offerte par un tissu dense et mixte, demeure une piste centrale à exploiter pour favoriser les modes actifs.
Les thèmes de la revue de littérature :
Thème 1 : Modes de vie et usages du vélo
Thème 2 : Vélo et différenciations sociales
Thème 3 : Le potentiel de report modal de la marche
Thème 4 : Le piéton en tant que sujet
Thème 5 : L’expérience de la marche et du vélo
Thème 6 : Les conflits d’usage entre modes actifs
Thème 7 : La marche et le vélo comme compléments aux transports publics
Thème 8 : Les rythmes urbains et la mobilité piétonne et cyclable
Conclusions et pistes de recherche
Retourner à la page Revue de littérature : le vélo et la marche comme moyens de transport
Télécharger l’ensemble de la note en PDF
1 À noter que le Brésil demeure un pays où le cyclisme peine à faire sa place, la part modale du vélo étant de l’ordre de 1%, un chiffre comparable à celui des États-Unis (Goel et al.2021).
2 Garrad (2021) identifie pour sa part une différence culturelle entre les Pays-Bas et les pays anglo-saxons dans l’utilisation du vélo en ce qui concerne spécifiquement les déplacements « fonctionnels » (utilitarian). Koglin, te Brömmelstroet et van Wee (2021) relèvent aussi que le déclin du vélo après-guerre était néanmoins moindre à Copenhague et Amsterdam que dans d’autres villes européennes. Ils affirment aussi que la pratique du vélo a toujours concerné une population diverse – en termes de genre, d’âge et de revenus - dans ces villes.
3 Copenhague est passée de 22% à 29% des trajets à vélo entre 1995-2016. Amsterdam de 21% à 31% entre 1990 et 2017.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xUn mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLa mobilité active a trait à toute forme de déplacement effectué sans apport d’énergie autre qu’humaine (sans moteur) et par le seul effort physique de la personne qui se déplace. Elle se réalise à l’aide de modes eux-mêmes dits « actifs », principalement la marche et le vélo.
En savoir plus xLa mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xAutres publications