De nombreux travaux montrent que le vélo jouit d’une image ambivalente oscillant entre le loisir et le moyen de transport, un mode de transport de pauvre ou au contraire l’expression positive d’un mode de vie jeune et sensible aux questions climatiques. Quelles sont les différenciations du vélo selon les milieux sociaux et les catégories socio-démographiques ? Quels sont les différents profils de cyclistes d’aujourd’hui et quels sont leurs besoins respectifs ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, relevons tout d’abord qu’en France, près d’un français sur deux de 15 ans ou plus ne dispose pas de vélo personnel 1. Et parmi ceux qui en disposent seulement 61 % des vélos en question sont en parfait état de marche (Observatoire des mobilités actives, 2013, p. 3). En outre, 6,1 % des français·e·s déclarent ne pas savoir faire de vélo et 15,6 % reconnaissent ne pas bien maîtriser leur vélo (Observatoire des mobilités actives, 2013, p. 4). Selon l’enquête mobilité des personnes (EMP) 2019 en France, 2,6 % des déplacements locaux d’avant-COVID se sont effectués principalement à vélo. La pratique du vélo y apparaît plus sensible aux saisons et au relief que la marche ; elle est également plus importante dans les communes dotées d’infrastructures cyclables.
Au niveau des facteurs de différentiation dans l’utilisation du vélo, des travaux de recherches mettent en évidence que l’âge, le genre, la position sociale ainsi que les compétences en matière de cyclisme constituent des marqueurs puissants.
De manière générale, les séniors représentent une proportion congrue des cyclistes sur le plan international. Certaines études démontrent néanmoins que le déclin de l’usage du vélo survient plus tard dans les contextes géographiques où une culture cycliste est bien établie, comme aux Pays-Bas où l’abandon du vélo est seulement perceptible dès 70 ans (Götschi et al., 2015, Goel et al. 2021). Selon Goel et al, ce phénomène serait encore plus marqué dans les comparaisons au niveau national (plutôt qu’entre villes), ce qui porte à croire que le facteur culturel jouerait un rôle aussi important, si ce n’est plus, que les infrastructures cyclables à l’échelle locale. Or les bénéfices sur la santé des activités physiques, notamment par le biais d’une mobilité active, sont prouvés pour les séniors qui souffre en autres de maladies cardio-vasculaires, de diabète de démence, de perte d’équilibre ou encore d’isolation sociale. Les cyclistes les plus âgé-e-s sont généralement davantage découragé-e-s par les montées ainsi que par les contextes à volume et/ou vitesse de trafic élevé (Misra and Watkins, 2018). Leur seuil de tolérance au risque — réel ou perçu — lié à l’utilisation du vélo est aussi plus bas. Mais si leur sécurité et leur confort sont assurés, ils sont capables de pratiquer le vélo bien au-delà de 65 ans (Pucher et Buehler 2012 ch.1, Garrard et al. 2021). Le développement récent de vélos plus adaptés à leurs besoins (vélos électriques, tricycle, Sofie e-bike) encourage aussi cette part de la population grandissante à se déplacer ainsi (Garrard et al. 2021).
La question de la sécurité est également un frein important pour la pratique du vélo en ce qui concerne les enfants. L’apprentissage du vélo pour un enfant représente un gain sur différents plans, notamment car il favorise son indépendance et l’élargissement de son périmètre de déplacement. La pratique du vélo, en tant qu’activité physique, est aussi bénéfique pour la santé des enfants et des adolescents, qui souffrent de plus en plus de problèmes liés à la sédentarité.
Or, dans une majorité de pays, l’utilisation du vélo par les enfants et les jeunes est en déclin depuis plusieurs décennies (McDonald, Kontou et Handy, 2021, Schmassmann, Baehler, Rérat, 2019). En ce qui concerne les déplacements utilitaires des enfants comme le trajet vers/de l’école, le transport motorisé parental tend de plus en plus à remplacer les modes actifs, et ce pour de multiples raisons, allant de la sécurité à l’intimité, en passant par la pression temporelle sur les familles et la vie quotidienne en réseau (European Commission 2002 ; Fotel et Thomsen 2003). Fort heureusement, malgré cette tendance grandissante, la marche et le vélo demeurent pour l’heure les moyens de déplacement principaux des enfants pour ces trajets. On observe même dans certains pays ou villes ayant investi massivement dans les politiques cyclables, qu’une plus grande majorité d’enfants se rend à l’école à vélo qu’à pied (Mc’Donald 2012).
Plusieurs études pointent néanmoins du doigt un début de plus en plus tardif de la mobilité active indépendante — non supervisée par un adulte — dans plusieurs pays d’Europe occidentale au cours des dernières décennies (O’Brien et al. 2000 ; Rivière 2016 ; Shaw et al. 2013 ; Skår et Krogh 2009). Sécuriser et améliorer les trajets à vélo des enfants, par le biais d’aménagements adaptés, de réseaux cyclables de qualité à l’échelle du quartier et de programmes de sensibilisation, pourrait permettre de renverser cette tendance. Des mesures temporaires, comme la piétonnisation de certains axes menant aux écoles aux heures de pointe ou encore les trajets sous escortes, type Bicibus barcelonais, peuvent également favoriser l’utilisation des vélos chez les plus jeunes. D’autres facteurs, comme la topographie ou l’éloignement des écoles, qui sont un frein important pour les déplacements actifs des enfants sont plus difficiles à surmonter (Mc’Donald 2012).
Enfin, les déplacements des enfants à partir de 10 ans environ semblent être sensibles aux effets de modes. Ainsi ils expérimentent volontiers la trottinette, le skateboard (ou autre -board), les patins à roulettes, etc. Les enfants apprennent ainsi à maîtriser différents usages de l’espace public, se familiarisant avec le plaisir de se déplacer activement.
Mais l’âge est loin de déterminer à lui seul le potentiel d’usage du vélo. En effet, outre les personnes âgées et les enfants, les femmes figurent parmi les groupes les plus concernés par les questions de sécurité et les risques liés au trafic routier (Garrard, Rose et Lo 2008 ; Garrard, Handy et Dill 2012 ; Aldred et Crossweller, 2015). Les dangers perçus comprennent ceux liés à la circulation, mais aussi les risques d’agression (Garrard, Handy et Dill 2012 ; Garrard, Crawford, Hakman 2006 ; Emond, Tang et Handy 2009). Ces derniers constituent un frein important dans des villes d’Amérique du Sud ou d’Inde (Pardo et al. 2021; Pucher et al. 2021 ; Pucher et al. 2007 ; Rathi 2017). Les discriminations et critiques envers les cyclistes en général, mais davantage encore envers les femmes cyclistes et leur manière de pratiquer le vélo (lente, peu assurée, occupant trop d’espace,…), pèsent également sur leurs hésitations à opter pour ce mode de transport (Carrard, 2021).
Les femmes sont significativement plus nombreuses à ne jamais apprendre à faire du vélo. Celles qui y ont accès bénéficient en moyenne d’un apprentissage plus tardif (39,8 % apprennent avant l’âge de 6 ans contre 47,2 % pour les garçons) (Observatoire des mobilités actives, 2013). À ce constat s’ajoute le fait que les femmes sont considérablement plus nombreuses à abandonner le vélo durant l’adolescence (Bonham and Wilson, 2012; Goddard and Dill, 2014; Underwood et al., 2014; Sayagh, 2018). Davantage sujettes à des normes sociales injonctives à se préoccuper de leur image et de leur apparence, à éviter l’activité physique et les prises de risques, à éviter de se déplacer seules et de s’aventurer, les adolescentes n’ont pas les mêmes opportunités de pratiquer le vélo que les jeunes hommes (Sayagh, 2018 ; Horton 2007; Jacobsen, Raccioppi et Rutter 2009, Whitehead et Biddle, 2008). D’une manière plus générale, les femmes sont davantage gênées que les hommes dans leurs usages du vélo : le casque décoiffe, les jupes se prennent dans la chaîne ou révèlent trop le corps, les odeurs corporelles sont moins acceptées, etc. Jan Garrard, spécialiste du sujet, estime que les effets des influences socioculturelles sur l’utilisation du vélo par les femmes demeurent un sujet insuffisamment traité par la recherche scientifique (Garrard, 2021).
La part modale générale du vélo joue aussi un rôle important dans la proportion de femmes cyclistes. Des recherches comparatives internationales récentes montrent en particulier que les femmes sont tout aussi enclines que les hommes à faire du vélo, dans les villes et les pays où la part modale du vélo est importante 2 (Goel et al. 2021, Buehler et Pucher, 2021 ch.2). Plusieurs chercheurs observent ainsi une part plus importante de femmes cyclistes, dans les pays d’Europe centrale et du Nord (Pays-Bas 54 % en 2016, Danemark 52 % en 2017, Suède 50 % en 2014, Allemagne 49 % en 2017), comme au Japon (55 % en 2015), des contextes pionniers en termes d’aménagements et de politique cyclistes (Buehler et Pucher, 2021, ch.2). De manière générale, les études comparatives démontrent que les contextes où la part modale du vélo est élevée coïncident avec une plus grande diversité de profils de cyclistes, que ce soit sur le plan du genre ou de l’âge (Götschi et al., 2015; Goel et al. 2021).
D’autres travaux montrent un impact direct entre la qualité des aménagements cyclables et la proportion de femmes cyclistes (Grudgings et al., 2018). Ces enseignements illustrent que les aménagements favorables au vélo ont une incidence directe sur l’appropriation de ce mode déplacement par les femmes. Encore faut-il que celles-ci soient adaptées à leurs besoins. En effet, le développement d’infrastructures cyclables ne peut être directement corrélé avec une plus grande diversité d’usager·ère·s (Aldred et al 2016). En effet, à vélo les femmes n’ont pas les mêmes comportements que les hommes et n’ont par conséquent, pas les mêmes préférences en ce qui concerne les aménagements cyclables (Dill et Gliebe 2008 ; Garrard, Handy et Dill 2012). Elles ont en particulier tendance à effectuer des trajets plus courts et complexes que ceux des hommes (Garrard, Rose, et Lo 2008 ; Gossen et Purvis 2005, Sersli et al. 2020, Ravensbergen et al. 2020) et à moins utiliser le vélo à des fins pendulaires, notamment pour se rendre au travail (Krizek, Johnson et Tilahun 2005 ; Tin Tin, Woodward, Thornley et Ameratunga 2009). Par conséquent, la question de l’échelle du quartier et des trajets de proximité à vélo doit être investie pour répondre aux attentes des femmes (Goel et al 2021 ; Garrard 2021).
D’une manière générale, les ménages à faible revenu et moins éduqués ont un accès plus limité aux vélos en libre-service (Ursaki and Aultman-Hall, 2016; Braun et al., 2019), tandis que les abonné·e·s à ces services seraient majoritairement des hommes, jeunes, instruits, professionnellement actifs et disposant de revenus élevés (Fishman et al., 2014 ; Ricci, 2015). Toujours sur le plan de la position sociale, il ressort que le clivage genré que nous venons de décrire est atténué parmi les personnes disposant d’un fort capital culturel, plus susceptibles de répondre aux injonctions actuelles en s’appropriant le vélo comme un outil de distinction par le respect de l’environnement ainsi que par le contrôle du corps et de la santé (Sayagh, 2018 ; Biernat et al., 2018). À l’inverse, les femmes issues de milieux défavorisés, notamment les immigrées de pays en développement, sont particulièrement susceptibles de ne jamais avoir appris à faire du vélo (Segert and Brunmayr, 2018), y compris aux Pays-Bas (Harms 2007 ; Martens 2013), un des rares pays où les femmes font pourtant autant voir plus de vélo que les hommes (Pucher and Buehler, 2008). Des différences notables entre groupes ethniques ont aussi été identifiées aux États-Unis où les Blancs américains — selon la catégorisation du bureau du recensement national — effectuent une grande majorité des déplacements à vélo (Martens, Golub et Hamre 2021). Selon la même étude, ces disparités s’expliquent entre autres du fait que ces différents groupes n’ont pas un accès équivalent aux infrastructures, selon leur lieu d’habitation. Aussi, on observe en France un clivage sexué particulièrement prononcé dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) les plus défavorisés, où les normes habitantes d’appropriation masculine de l’espace public sont particulièrement prégnantes (Clair, 2008; Lapeyronnie and Courtois, 2008; Oppenchaim, 2011; CGET, 2016). Le vélo en tant que mode de transport y est très assimilé à la pauvreté et à l’enfance. Alors que sa pratique tend malgré tout à favoriser l’appropriation de l’espace public des garçons, elle est souvent malvenue chez les filles et les jeunes femmes, dont les mobilités sont particulièrement surveillées et restreintes (Sayagh, 2018). Ce constat est d’autant plus préoccupant que si le taux d’obésité est particulièrement important en QPV, cette tendance est davantage prononcée chez les femmes (Jung et al., 2018).
Indépendamment des catégories démographiques abordées plus haut, il convient enfin de relever les différents niveaux de compétences des cyclistes et leurs besoins respectifs en termes d’infrastructures. Ainsi, certains documents opérationnels distinguent les cyclistes « confirmés », qui privilégient la vitesse et sont à l’aise dans la circulation, des cyclistes « ordinaires » qui se meuvent de manière moins assurée (Forsyth & Krizek, 2011). À ces deux grandes catégories, s’ajoute celle des enfants et des séniors, dont il a déjà été question plus haut. Ces différents groupes d’usager·ère·s requièrent des conditions cyclables différentes. Or la recherche récente démontre que les politiques de planification cyclables tendent à se focaliser sur les « pendulaires pressés », en investissant principalement dans l’optimisation fonctionnelle des réseaux pour ces usagers, notamment par la mise en place de voies cyclables rapides (Goel et al. 2021 ; Forsyth & Krizek, 2011). Confirmant l’existence de telles inégalités de traitement, Roger Geller (2009) a développé une typologie de cyclistes selon leurs compétences, en identifiant les proportions de chaque groupe dans la population de cyclistes dans la ville de Portland, en Oregon : « strong and fearless » (1 %) — « enthused and confident » (6 %) — « interested but concerned (60%) – “no way, no how” (33%). Il déplorait, à l’époque de son étude, le fait que les mesures de planification se concentraient généralement sur les cyclistes « enthousiastes et confiants » et ignoraient, de ce fait, une majorité de la population. Ces enseignements devraient inviter les décideurs politiques et les planificateurs à investir davantage l’échelle du quartier et du chemin de l’école, mais aussi à réfléchir davantage à la qualité de l’expérience des cyclistes, considérés dans leur plus grande diversité.
Les thèmes de la revue de littérature :
Thème 1 : Modes de vie et usages du vélo
Thème 2 : Vélo et différenciations sociales
Thème 3 : Le potentiel de report modal de la marche
Thème 4 : Le piéton en tant que sujet
Thème 5 : L’expérience de la marche et du vélo
Thème 6 : Les conflits d’usage entre modes actifs
Thème 7 : La marche et le vélo comme compléments aux transports publics
Thème 8 : Les rythmes urbains et la mobilité piétonne et cyclable
Conclusions et pistes de recherche
Retourner à la page Revue de littérature : le vélo et la marche comme moyens de transport
Télécharger l’ensemble de la note en PDF
1 En guise de comparaison, 80% de la population danoise possède un vélo (Nielsen et al. 2013 ; Nielsen et Skov-Petersen 2018).
2 La limite critique se situe autour de à 7% des déplacements faits à vélo selon l’étude de Goel et al. La seconde étude identifie notamment le Danemark, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suède et le Japon comme des pays où cette observation se vérifie. Enfin, Baker (2009) identifie les femmes comme étant des indicateurs précieux d'environ-nements favorables au cyclisme.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLa mobilité active a trait à toute forme de déplacement effectué sans apport d’énergie autre qu’humaine (sans moteur) et par le seul effort physique de la personne qui se déplace. Elle se réalise à l’aide de modes eux-mêmes dits « actifs », principalement la marche et le vélo.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xAutres publications