Les enquêtes récentes du Forum Vies Mobiles montrent qu’en France environ 30% de la population vit en proximité, mais que pourtant de très nombreux déplacements de moins de 5 km se font en voiture. Le potentiel de report modal vers les modes de transports actifs est donc immense. C’est à la compréhension approfondie de ce paradoxe que la présente note de recherche est consacrée. Elle vise à explorer à travers un état de l’art détaillé de la recherche en sciences sociales et en urbanisme les ingrédients susceptibles de permettre le déploiement de modes de vie impliquant davantage la marche et le vélo comme moyens de transports de la vie quotidienne. Ce travail de recension nous a permis d’identifier des questions de recherches bien étudiées, mais également des points aveugles de la recherche. Elle nous a également fait voyager, à travers l’Europe bien sûr, et plus particulièrement les pays scandinaves, mais également en Amérique du Nord et en Amérique latine où de nombreux travaux sont menés, ainsi qu’au Japon, pays pionnier dans la recherche sur la marche et le vélo.
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La marche est aujourd’hui le mode de déplacement urbain le plus répandu dans le monde, sur tous les continents sauf en Amérique du Nord (Aguiléra et Guébert, 2014). Dans les grandes villes états-uniennes, la part modale de la marche en nombre de déplacements est de 1 à 4 %, alors que dans certaines villes européennes, elle dépasse parfois les 40 %. En France, environ un quart des déplacements locaux sont effectués principalement à pied, avec une durée moyenne de 14 minutes par déplacement (Ministère de la Transition écologique, 2019).
Cependant, la part modale de la marche demeure difficile à observer, quantifier et comparer, notamment parce qu’elle est souvent enchâssée dans des boucles de mobilité comprenant l’usage d’autres moyens de transport. Souvent encore, celle-ci n’est pas considérée comme un véritable mode de déplacement, tant elle est naturelle et évidente. Les distances parcourues sont généralement difficiles à évaluer, par les piétons eux-mêmes, en premier lieu. La marche de loisir est, elle, plus facile à catégoriser et à mesurer. De fait, les données concernant ce motif de déplacement à pied sont plus courantes et fiables que celles concernant les déplacements quotidiens et utilitaires.
La pratique du vélo – le pendant de la marche en termes de mobilité active – fait elle l’objet d’une quantification plus précise. L’identification d’un trajet à vélo, sa distance et le temps nécessaire pour la parcourir, est plus simple à saisir et de fait à renseigner en tant que statistique. Cela est sans doute lié au fait que ce type de déplacement dépend d’un véhicule et que par conséquent la conscience du déplacement en est accrue.
La part modale du vélo a connu une histoire tout à fait différente de la marche. Depuis sa démocratisation à la fin du XIXe siècle, liée à son industrialisation et la réduction du prix d’achat, le vélo n’a cessé de se populariser jusqu’à la période de l’après-guerre - coïncidant avec la montée en puissance de la voiture – où soudain il disparaît pratiquement des villes. Pour exemple, en Suède la part modale du vélo en nombre de déplacements passera de 80% durant la seconde guerre mondiale à moins de 1% dans les années 1970 (Emmanuel, 2010).
Au cours des trois dernières décennies, le vélo a néanmoins connu une croissance notable, selon certains chiffres tirés d’études comparatives internationales et historiques (Buehler, et Puecher, 2021 ch. 1). Entre le début des années 1990 et le milieu des années 2010, la part modale du vélo en nombre de déplacements aurait triplé, voire quadruplé dans certaines villes américaines, telles que Boston, New-York, Chicago ou encore San Francisco. Elle aurait aussi drastiquement transformé les pratiques de mobilité dans certaines villes d’Amérique Latine, parmi elles Santiago du Chili (deux fois plus de déplacements à vélo), Buenos Aires (six fois plus) ou encore Bogota (onze fois plus). Un phénomène similaire s’observe dans de nombreuses villes européennes, à l’instar de Paris, Séville, Valence, Londres ou encore Vienne, où le vélo, encore marginal il y a peu, commence véritablement à être inscrit dans les pratiques de mobilités des habitants. Amsterdam, Copenhague ou encore certaines villes japonaises déjà précurseurs dans le domaine, continuent à voir se développer le nombre de kilomètres parcourus à vélo. Relevons enfin en ce qui concerne la France que l’utilisation du vélo est en augmentation depuis plusieurs années (Héran 2019) et représente désormais presque 3% des déplacements et 1% des kilomètres parcourus dans le cadre de la vie quotidienne à l’échelle nationale (chiffres 2019 enquête de mobilité des personnes - EMP).
Si ces statistiques témoignent d’un développement général du vélo, d’autres chiffres révèlent une diversification grandissante des motifs de déplacements et des profils de cyclistes. Alors que les déplacements en Amérique du Nord concernent encore à l’heure actuelle essentiellement les loisirs, les motifs utilitaires sont beaucoup plus répandus en Europe (Buehler et Pucher, 2021, ch.2). Une récente étude comparative internationale a permis d’observer que les trajets pendulaires relatifs au travail représentent actuellement près de 60% des déplacements à vélo dans les 35 villes étudiées, et 40% dans les zones urbaines des 11 pays comparés (Goel et al. 2021). Les chercheurs ont aussi observé un plus grand équilibre de motifs de déplacements à vélo (liés au travail ou non) dans les contextes où cette pratique était plus répandue.
L’ambition de la présente note n’est pas de dresser un état de l’art exhaustif sur ces sujets, mais bien de proposer un aperçu des connaissances actuelles, des pistes à creuser dans le futur et des sujets plus controversés, avec une focale particulière sur les aspects sociologiques liés à ces modes de déplacements. De très nombreuses recherches sont menées sur le vélo et la marche depuis quelques années, mais principalement dans des disciplines proches de l’ingénierie et de la recherche opérationnelle. Nous avons au contraire choisi de focaliser notre attention sur les approches compréhensives et expériencielles du vélo et de la marche, soit sur les approches géographiques, sociologique, de santé publique et d’accidentologie, ainsi que d’ergonomie et d’urbanisme. Le document est organisé par thématiques.
Les deux premiers thèmes sont dédiés à la question du vélo et aux différents profils de cyclistes. Les deux suivants (3-4) portent spécifiquement sur la marche. Enfin, les thèmes 5-8 interrogent différentes facettes de ces deux modes actifs. Une courte conclusion identifie les thèmes peu étudiés et d’importance pour favoriser l’utilisation de la marche et du vélo encore davantage, dans les années à venir.
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En introduction à cette note de recherche nous relevions son ambition : établir un état de l’art de la recherche en sciences sociales et en urbanisme sur les facteurs susceptibles de permettre le déploiement de modes de vie davantage axés sur la marche et le vélo. Arrivé au terme de ce travail, quels éléments saillants peut-on en tirer ?
Si l’exhaustivité est hors de portée, voici en quelques points, des éléments importants à retenir :
Sur le plan statistique, la marche est encore mal mesurée. Les déplacements piétons ne sont pas systématiquement recensés, considérés parfois comme étant trop courts, mais également comme n’étant que des interstices au sein de boucles de déplacements impliquant l’utilisation d’autres moyens de transports. Ce manque de mesure cache de fait une dévalorisation de la marche comme moyen de transport de la vie quotidienne. Il résulte de cette situation que les données de base concernant la marche sont incomplètes dans de nombreuses bases de données, ce qui rend les comparaisons difficiles et invisibilise ce moyen de transport.
La recherche s’est considérablement développée ces cinq dernières années concernant le vélo (surtout)et la marche (un peu). Il est cependant frappant de constater que l’immense majorité de ces travaux portent sur les milieux urbains, et même plus précisément encore sur les cadres de vie urbains des quartiers centraux de grandes agglomérations urbaines.
Bien qu’il existe quelques études sur la marche rurale, les différences entre l’urbain et le rural sont toujours analysées en partant d’une référence à l’urbain. Ce filtre urbain et son influence sur la représentation du piéton.ne ne correspond pas aux populations et contextes ruraux. Des critères et méthodologies basés sur les réalités rurales devraient par conséquent être développés, notamment pour réfléchir aux conditions de la marche dans ces contextes.
Les recherches menées sur la marche et le vélo restent très fortement marquées par les approches quantitatives et plus précisément même par les approches d’ingénieurs. Il en résulte que les dimensions sensibles et sociales des usages de la marche et du vélo ne sont que peu traités et que la vision du cycliste ou du piéton comme sujet ayant des aspirations et un libre-arbitre fait souvent défaut.
Pourtant, ces aspects sont absolument centraux pour comprendre l’utilisation des modes de transport. L’exemple de l’accroissement de l’utilisation du vélo comme moyen de transport de la vie quotidienne en est un très bon exemple. En milieu urbain dans le sud de l’Europe ainsi que dans une moindre mesure dans les villes d’Amérique latine, l’utilisation du vélo se construit largement comme un facteur de distinction sociale associé à la jeunesse urbaine bien formée exprimant par cet usage sa sensibilité environnementale.
La marche n’est pas considérée dans sa diversité et le marcheur est presque toujours ramené à un individu seul, qui ne transporte rien, qui n’a pas de problème physique particulier et peut donc se déplacer à une allure soutenue. Les situations de marche à plusieurs (en famille par exemple), les objets transportés à pied, les poussettes d’enfants, l’allure lente de la marche de personnes âgées, la nécessité de se reposer en cours de route et donc de pouvoir disposer d’un banc, tous ces facteurs et bien d’autres encore ne sont généralement pas considérés dans l’appréhension du piéton et de son expérience.
Les approches comparatives entre villes ou entre pays sont très riches en enseignements et mériteraient d’être développées. Dans le corpus que nous avons eu l’occasion de dépouillé, les comparaisons entre des pays européens et le Japon se sont avérées particulièrement instructives. Concernant les pratiques sociales, elles ont révélé des facteurs socioculturels très importants dans la pratique de la marche et du vélo qui ne sont que rarement explicités. D’une façon générale, les comparaisons méritent d’être développées.
Quelques recherches historiques (contemporaines) révèlent les facteurs décisifs dans la promotion du vélo. Celles-ci sont particulièrement éclairantes sur les processus de changement et mériteraient d’être davantage développées.
Tout au long de notre état de l’art, l’accidentologie et l’analyse des conflits d’usage sont apparus comme étant des révélateurs puissants des difficultés rencontrées dans la pratique des modes actifs. Développer les recherches centrées sur les conflits d’usages permettrait de comprendre à travers l’expérience vécue des piétons et des cyclistes les difficultés rencontrées dans l’exercice de ces moyens de transport. Une telle démarche pourrait permettre une évaluation des politiques publiques de la marche et du vélo à partir de leur sédimentation sous forme de matérialisations en termes d’environnement construit.
Parmi les pistes de recherche qui pourraient être approfondies sur la diffusion de l’usage du vélo, l’impact de la diversification de l’offre de vélos sur l’utilisation de ce mode de transport est un thème important. La diversification de l’offre pour élargir l’adoption d’un produit est à l’œuvre dans le domaine de l’automobile depuis longtemps avec l’élargissement des gammes (low cost, premium, berline, break, coupé, monospace, SUV) et le même phénomène est depuis quelques années à l’œuvre pour le vélo, d’abord avec le VTT, puis avec d’autres déclinaisons comme les vélos couché, les vélos pliables, les vélos cargo, ou encore grâce à la démocratisation récente de VAE et de remorques.
Il ressort des travaux analysés que ces innovations techniques permettent un usage plus large, facilitant l’adoption de nouveaux modes de vie, notamment pour les familles souhaitant se passer d’automobile. Les VAE permettent également le franchissement de plus grandes distances, rapidement et sans efforts, impactant ainsi les motifs de déplacement à vélo, notamment pour les pendulaires. Elles permettent également aux séniors de se réapproprier ce mode de déplacement. Des villes et régions caractérisées par une topographie marquée ou par un fort étalement urbain, ont aussi vu l’usage du vélo se populariser depuis l’arrivée de ces nouveaux modèles sur le marché.
La recherche récente sur le vélo montre que ce moyen de transport est devenu un objet central de mobilisation politique. La vélorution, pour reprendre un terme utilisé dans certains milieux militants, prends des formes assez différentes. Elle renvoie tout d’abord à la volonté de promouvoir le réemploi et l’économie circulaire, avec en particulier les ateliers de réparation participatifs, mais elle renvoie également à la volonté de transformer l’espace public des villes, avec à l’origine des mouvements comme la « critical mass » qui a essaimé dans le monde entier. Elle renvoie enfin à des revendications féministes et de critiques du capitalisme. Si des recherches se développent sur ces thématiques en sciences sociales depuis quelques années en Europe et en Amérique du Nord et du Sud, il y aurait matière à développer des investigations de plus grande ampleur, car ce que suggèrent les travaux menés, c’est que les mobilisations en faveur du vélo sont des vecteurs de transformations des villes, et qu’à ce titre elles doivent être prises au sérieux sur le plan des politiques urbaines.
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Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xLa mobilité active a trait à toute forme de déplacement effectué sans apport d’énergie autre qu’humaine (sans moteur) et par le seul effort physique de la personne qui se déplace. Elle se réalise à l’aide de modes eux-mêmes dits « actifs », principalement la marche et le vélo.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLa mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
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