Le thème de l’expérience de la marche et du vélo renvoie à la manière dont ces usages sont vécus d’un point de vue sensoriel et social. C’est un sujet d’autant plus important que la planification des espaces dédiés à ces moyens de transports se contente trop souvent de l’application de normes sans s’intéresser à la diversité des usages et des besoins.
Plusieurs chercheurs ont récemment soulevé le fait que la littérature sur la promotion du vélo se concentre principalement sur des enjeux de sécurité et d’optimisation de réseaux. La petite échelle de l’aménagement et la qualité de l’expérience du cycliste demeurent peu traitées (Silva et al 2010 ; Forsyth & Krizek, 2011). Certains évoquent l’influence de l’éclairage public, de l’ambiance sonore, de la végétation ou de la qualité architecturale sur une pratique plus agréable, sûre et confortable, sans pour autant approfondir le propos (Furth, 2021).
« Envisager la marche comme expérience consiste à en privilégier une approche subjective, émotionnelle et sensible. » nous dit Anne Jariggeon (2021). La marche est en effet étroitement imbriquée avec la vie sociale, l’expérience de tous les sens – tantôt enrichissante, tantôt épuisante. Le piéton est exposé en permanence et peut subir un ensemble de désagréments potentiels (p. ex. froid, vent, bruit, chaleur, regards des autres, odeurs de la pollution, différences de vitesse, mouvements brusques, trop de proximité avec d’autres personnes). La loi du plus fort et du plus rapide est constamment présente et demande une adaptation de ses propres mouvements à tout moment. Mais par son rythme lent, la marche permet aussi des interactions sociales, ainsi qu’un rapport plus intense avec l’environnement naturel et construit.
Dans un article portant sur l’encouragement de la marche et du vélo comme alternatives de déplacements, Robert Schneider identifie « le plaisir » comme l’un des cinq domaines d’action pour opérer un changement majeur dans les modes de déplacement (les autres étant l’offre et la sensibilisation, la sécurité, la commodité et le coût, et enfin les habitudes) (Schneider, 2013). Ces thématiques mériteraient d’être approfondies dans les recherches à venir. La sociologue Rachel Thomas (2020) a mené de nombreux travaux relatifs à la « configuration sensorielle » de la marche. L’activité configuratrice du piéton consiste à s’associer et finalement s’approprier les ressources (visuelles, lumineuses, sonores, tactiles, thermiques...) offertes par l’environnement sensoriel. Cette activité permet au piéton de décoder son environnement immédiat, de s’orienter et enfin d’adapter son comportement aux situations urbaines. Hillnhütter (2022) quantifie les stimuli visuels que les piétons reçoivent inconsciemment de leur environnement. En analysant le mouvement des têtes des piétons, il mesure la stimulation des places urbaines et les rues piétonnes. Le piéton qui regarde vers le bas exprime ainsi qu’il se détourne de ce qui l’entoure. Cela rejoint les observations empiriques menées par Jan Gehl et son équipe depuis plusieurs années (voir notamment Gehl 2010 ; Gehl 2011).
La marche en tant que mode de déplacement est particulièrement complexe et éprouvante. Les dangers et risques ont des origines multiples, p. ex. propre corps, autres personnes, véhicules et machines (bus, voiture, chantiers), météo, etc., et demandent une attention permanente. La marche requiert par conséquent de développer des stratégies de protection, en plus de l’optimisation du temps de déplacement. Malgré cette fragilité du piéton, les infrastructures et aménagements soutenant les pratiques de la marche sont souvent négligés (p. ex. point de vue du piéton ignoré, peu de signalétique adaptée, peu de bancs, peu d’abris, absence d’aide numérique fiable pour la navigation). La planification d’un déplacement se base sur la connaissance du temps nécessaire et des risques associés à la pratique d’un mode de déplacement. Une meilleure connaissance de son environnement (raccourcis, possibilités, risques, détails, opportunités et contraintes en lien avec le mode de déplacement et le trajet choisis) facilite l’anticipation, permettant ainsi de favoriser la marche.
L’expérience du piéton comprend également la sécurité, qui s’exprime sous deux formes. D’une part, l’insécurité « objective », mesurable et documentée, telle que les accidents de la route ou la criminalité dans l’espace public, influence l’expérience individuelle du piéton. Cette forme d’insécurité est largement traitée dans la recherche, sans doute en raison des coûts qu’engendrent ces risques pour la société et les assurances en particulier. D’autre part, il y a l’insécurité subjective : un sujet plus complexe, difficile à mesurer ou à documenter. Celle-ci relève jusqu’à présent plutôt de recherches qualitatives, notamment dans le domaine des études genres, portant sur les aménagements de l’espace public (éclairage, visibilité, fronts de rues) leur fréquentation, et les transitions avec les espaces privés (par exemple : Jacobs 1992 ; Königseder 1999 ; Ruhne 2011 ; Albrecher et al. 2022a). La perception de la sécurité influence fortement l’expérience de la marche, les itinéraires empruntés, l’organisation temporelle ou encore le temps de séjour dans l’espace public, mais en premier lieu, le choix modal de la marche.
L’expérience de la marche est fortement dépendante du corps du piéton, mais aussi des circonstances et motifs de la marche, du cadre spatio-temporel, mais surtout de l’environnement physique, de son aménagement et des autres usagers de l’espace public. Elle varie forcément en fonction du cadre légal, mais aussi de la culture et des mentalités locales.
Des comparaisons interculturelles (p. ex. Pelé et al. 2017, Hell et al. 2021) entre le Japon et l’Europe révèlent des différences entre la prévention de l’incertitude et du risque, dû selon les auteurs principalement aux différences de rapport aux normes. Par exemple, en France, 41,9 % des piétons traversent à un feu piéton rouge dans une situation où d’autres piétons patientent, alors que seuls 2,1 % d’entre eux adoptent un tel comportement au Japon. Si le carrefour est désert, ces chiffres augmentent fortement – mais relativement plus au Japon qu’en France, révélant ainsi l’influence de la pression sociale sur le comportement des piétons. Les interventions visant à améliorer la sécurité des piétons se basent souvent sur le modèle des trois « E » en Anglais : « Engineering, enforcement and education » (ingénierie, réglementation et éducation). Pelé et ses collègues en revanche, concluent de leur étude que la majorité des facteurs qui influencent le comportement des piétons ne sont pas environnementaux, mais sont principalement liés à des caractéristiques humaines personnelles, sociales ou culturelles. Afin de réduire la fréquence des accidents, il paraît donc nécessaire de mieux comprendre le comportement humain en tenant compte de différents mécanismes à l’œuvre selon le genre, l’âge et la culture des individus.
Habiter dans un cadre de vie urbain ou rural a en tant que tel un impact sur l’expérience de la marche dans sa vie quotidienne et ses loisirs. Si ce constat est évidemment associé à la densité humaine et aux aménités disponibles dans la proximité, il ressort de certains travaux que l’agencement entre marche utilitaire et marche récréative est différente dans le monde urbain et dans le monde rural. Une étude nord-américaine compare une grande ville (Seattle) avec des petites localités (Stewart et al. 2016). Il en ressort que les habitants des petites localités marchaient moins pour des raisons utilitaires, mais plus pour des raisons récréatives, et les chercheurs identifient aussi des différences dans les facteurs ressentis comme positifs ou négatifs lorsque l’on marche. Plusieurs méta-études analysant l’influence de l’environnement bâti sur l’activité physique des adultes dans les environnements ruraux ont par ailleurs montré que l’esthétique, la présence de chemins piétons et de parcs et le sentiment de sécurité ont une influence positive sur la marche récréative (Frost et al, 2010 ; Saerlens et Handy, 2008). Ces qualités étant généralement associées à l’activité physique récréative, on peut en conclure que la marche en milieu rural est avant tout une pratique de loisirs (Kegler et al. 2014).
Les thèmes de la revue de littérature :
Thème 1 : Modes de vie et usages du vélo
Thème 2 : Vélo et différenciations sociales
Thème 3 : Le potentiel de report modal de la marche
Thème 4 : Le piéton en tant que sujet
Thème 5 : L’expérience de la marche et du vélo
Thème 6 : Les conflits d’usage entre modes actifs
Thème 7 : La marche et le vélo comme compléments aux transports publics
Thème 8 : Les rythmes urbains et la mobilité piétonne et cyclable
Conclusions et pistes de recherche
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Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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