Avec l’essor de l’utilisation du vélo, les conflits d’usage entre cyclistes et piétons ont augmenté, mais aussi avec les utilisateurs de vélos à assistance électriques, qu’il s’agisse des VAE 25 ou des VAE 45 (limités respectivement à 25 et à 45km/h).
Certains chercheurs avancent l’hypothèse que les conflits entre piétons et cyclistes puissent provenir du fait que ces usagers sont trop souvent regroupés sous une seule et même catégorie — sous les dénominations « modes actifs », « mobilité douce » ou encore « déplacements non -motorisés » — par les planificateurs, les ingénieurs ou les décideurs politiques, alors que leurs caractéristiques et leurs besoins sont en réalité distincts (Forsyth et Krizek, 2011). Il convient donc de s’attarder sur les traits communs et les différences entre les deux groupes.
Selon les chercheurs précités et d’autres (Muhs et Clifton, 2016 ; Nielsen et Skov Petersen, 2018), le vélo s’apparente effectivement à la marche dans le sens que c’est un mode de déplacement actif, qu’il ne présente pas de limites en termes d’âge, qu’il permet d’être en lien direct avec l’environnement construit, naturel et social, qu’il est fragile dans la circulation et sensible au climat, que les distances qu’il permet de parcourir demeurent limitées. Ils relèvent, par contre, que le vélo se distingue de la marche par de nombreux facteurs : il permet plus facilement de déplacer des marchandises ou des personnes ; la vitesse de déplacement est plus élevée et le rapport au contexte est par conséquent différent ; pour cette même raison, le vélo présente un risque pour les piétons ; les sens de déplacement sont généralement spatialement distincts ; le vélo nécessite des compétences – qui varient grandement selon les cyclistes ; en pratique, il peut rouler partout — sur la route comme le trottoir — mais les différences de niveaux sont plus difficiles à franchir ; le report spontané vers un autre mode de transport en cas de mauvais temps ou de panne est plus difficile ; les politiques favorables à ce mode de déplacement sont plus récentes et demeurent marginales dans de nombreux contextes géographiques.
Du point de vue des piétons, les sources de tensions et préoccupations principales concernent le danger que représentent les cyclistes par leur vitesse de déplacement et leur manque d’attention envers eux. Cette menace se présente davantage comme un problème de confort que de sécurité – les incidents demeurant rares ou bénins. Néanmoins, cet inconfort pèse sur l’expérience urbaine des piétons (Ggekas, Bigazzi et Gill, 2020). Pour les piétons, les cyclistes envahissent l’espace en se faufilant, y compris sur les trottoirs. Leur comportement est souvent perçu comme agressif et imprévisible. Plus un piéton doit de se concentrer sur la marche, moins son attention peut se concentrer sur une autre tâche (p. ex. s’occuper d’un enfant, porter des affaires), activité (p. ex. discuter avec quelqu’un) ou encore distraction plaisante (p. ex. regarder les vitrines, admirer le paysage.
Une étude canadienne (Gkekasa, et al. 2020) menée sur les espaces partagés d’un campus universitaire constate que le contact physique entre piétons et cyclistes est commun, mais que les réels accidents demeurent rares. Ces incidents constituent néanmoins un problème de sécurité perçue. Alors que les conflits observés découlent en général d’une trop grande promiscuité ou d’un manque d’attention, les piétons considèrent la vitesse de déplacement des vélos comme un facteur majeur de conflits, un aspect que les cyclistes tendent eux à minimiser. Il est important de soulever que cette étude porte sur un campus, qui — contrairement à une ville — est avant tout fréquenté par des personnes en bonne santé, susceptibles de pouvoir réagir rapidement, de gérer les différences de vitesse, et ayant une plus grande capacité d’attention.
Les personnes vulnérables se sentent quant à elles particulièrement mises en danger par des individus ayant une autre allure de déplacement. Elles ont alors tendance à éviter de telles situations et renoncent à pratiquer les espaces partagés, notamment ceux empruntés par des trottinettes et des vélos. Une étude à Vienne a constaté une forte émotion négative de la part des piétons envers les cyclistes, à la suite de la mise en place de mesures favorables au vélo, en révélant un important conflit générationnel (Hulmak et al. 1992). Pour de nombreux usagers âgés, la marche est le seul mode déplacement individuel possible. Or leurs exigences en matière de mobilité sont limitées par le mélange avec le trafic cycliste. À cela s’ajoute le fait qu’une chute peut avoir de graves conséquences sur leur santé.
Pour ce qui est des cyclistes, les piétons sont principalement perçus comme des obstacles à l’efficacité de leurs trajets, les comportements de ces derniers les forçant souvent à ralentir ou à modifier leur trajectoire. Une étude suédoise (Eriksson, 2019) constate que les cyclistes réduisent leur vitesse dans les lieux à fort flux de piétons, jusqu’à ralentir au pas. Cela pose notamment problème en présence d’une forte déclivité, une situation où les cyclistes voudraient naturellement conserver leur élan. Ainsi, les piétons représentent un inconvénient pour les cyclistes qui recherchent l’efficacité du déplacement. À cela s’ajoute la potentielle prise de risque de collision que les piétons leur font courir par leur inattention, par exemple en s’écartant soudainement de leur trajectoire ou en déboulant par surprise sur une piste cyclable. C’est d’autant plus le cas pour certains profils de cyclistes incapables de réagir rapidement, tels que les séniors ou les personnes transportant des enfants.
Où trouve-t-on des conflits de vitesses dans les usages des modes actifs ? Il ressort de travaux récents menés au sein de notre laboratoire que les croisements et traversées ainsi que le partage d’une même voirie sont les lieux privilégiés de conflits (Albrecher et al. 2022a). Ce constat correspond aux résultats de plusieurs travaux menés sur la question.
Une étude dans le Brisbane Central Business District (Haworth et al. 2014) constate que les conflits entre piétons et cyclistes — mais aussi voitures — dans ce quartier du centre-ville de Brisbane (Australie) étaient plus fréquemment associés aux facteurs suivants : cyclistes de sexe masculin, cyclistes ne portant pas de casque, circulation sur le trottoir, densité de piétons plus élevée, heures de pointe, routes à double sens, routes à plusieurs voies, limites de vitesse plus élevées et routes avec un symbole vélo marqué au sol. La UK Countryside Study (Uzell, 2001) démontre quant à elle des corrélations significatives entre certaines caractéristiques, la qualité des sentiers et le conflit perçu, notamment en ce qui concerne le manque d’éclairage, le manque de visibilité et les problèmes relatifs à l’entretien des sentiers. Le conflit perçu augmente aussi avec la vitesse de déplacement.
Une étude australienne réalisée pour le compte d’Austroads (Ker, 2006) confirme ces observations, en détaillant particulièrement les sources de conflit liées à l’absence de qualité des cheminements (absence de signalisation et de marquage, dimensionnement inadéquat). L’étude révèle aussi dans le détail les comportements inappropriés des différents usagers (chien ou enfants « non contrôlés », non-respect des voies séparées, manque de courtoisie, imprévisibilité des mouvements, absence des vêtements réfléchissants et donc de visibilité, incapacité à comprendre les besoins et capacités des autres usagers).
Parmi les facteurs qui pèsent particulièrement sur la cohabitation entre ces deux modes actifs figurent l’exiguïté des espaces partagés et leur sur-fréquentation. Certains cyclistes éviteront par exemple de transiter par des zones très fréquentées par les piétons aux heures de pointe, alors qu’ils emprunteront volontiers ces mêmes axes à un autre moment. L’importance d’un réseau étendu offrant des alternatives de trajets est de ce point de vue important. Même des villes exemplaires comme Amsterdam et Copenhague font face à ces conflits. Elles souffrent notamment du succès de la marche et du vélo en termes de surfaces disponibles. Aux heures de pointe, certains axes sont surchargés et nécessitent de mettre en place des routes alternatives. Les auteurs d’un chapitre de livre portant sur ces deux villes prônent un meilleur partage de l’espace public au profit des modes actifs : jusqu’à présent la mise en place de pistes cyclables s’est avant tout faite en rognant sur les surfaces de trottoirs, et non aux dépens des véhicules motorisés. Il conviendrait, selon eux, de remettre en question ce principe (Koglin, te Brömmelstroet et van Wee 2021).
En 1966, l’anthropologue Edward Hall avançait l’idée que les limites de l’homme commencent et finissent avec sa peau. (Hall 1966 :115). Dans son livre, « La dimension cachée », il propose un modèle de distances finement délimitées autour du « je », de l’intime au public en passant par le personnel et le social, qui se différencient par leur impact (potentiel) respectif sur les sens humains. L’espace public ne permettant pas l’expression d’une appropriation privative de l’espace à cause notamment de la présence de d’inconnus, Hall considère l’espace public comme inconfortable par nature. Dans la même veine, le sociologue Erving Goffman a développé le modèle du « territoires du soi » (Goffman 1971), qui comprend en particulier l’espace du proche, , celui des besoins fonctionnels et quotidiens (ligne de vision, espace de l’échange verbal, espace nécessaire à la manipulation d’objets). De nombreux conflits d’usages entre les différents modes de déplacements découlent de l’absence d’un espace du proche suffisant, en particulier pour les piétons et les cyclistes, ou encore pour les usagers des transports publics. En d’autres termes, la promotion des modes actifs invite à repenser le dimensionnement des espaces de circulations des uns et des autres, en premier lieu celles des trottoirs.
La générosité des espaces à disposition peut en effet avoir une influence positive sur l’atténuation de ces conflits. Par exemple les « zones de rencontres »(où les piétons ont la priorité et sont autorisé à circuler sur la chaussée, et où la vitesse automobile est limitée à 20km/h) en tant qu’espaces larges et sans obstacle semblent faciliter la coexistence des piétons et des cyclistes. À l’Université Technique de Vienne, un travail de recherche mené en 2018 les a analysées par le biais de vidéos et d’entretiens. Les enregistrements indiquent qu’aucun accident entre piétons et cyclistes n’a eu lieu pendant les observations, même si la perception subjective de l’espace étudié a permis d’identifier de nombreuses inquiétudes quant à la sécurité et au manque de respect de la priorité piétonne par les cyclistes. Dans l’ensemble, la compatibilité entre les piétons et les cyclistes dans les zones de rencontre peut toutefois être considérée comme acquise (Marsch, 2018).
Une tout autre stratégie d’aménagement préconisée pour régler ces conflits consiste à clairement séparer les pistes cyclables des trottoirs. Une limite franche, matérialisée par une légère différence de niveaux, telle qu’adoptée dans de nombreuses villes néerlandaises, garantit aux vélos un flux rapide sans mettre excessivement en danger les piétons (Furth 2021). Une signalétique claire (p. ex. usage de différents couleurs du revêtement) permet de rendre attentif chaque groupe d’usager à la présence de l’autre. Des mesures de réduction de la vitesse des cyclistes sur certaines tranches peuvent aussi s’avérer être une solution utile.
Le vélo à assistance électrique (VAE 25) rencontre un grand succès en Europe 1. Dans certains pays, des vélos électriques rapides (VAE 45) sont également autorisés et semblent toucher un autre public (comme en Suisse par exemple). Or ces vélos, auxquels on pourrait ajouter les trottinettes électriques, provoquent des conflits d’usage avec d’autres modes actifs de par leur vitesse. La différence parmi les usagers du même mode de déplacement (vélo, trottinette, VAE, VAE+) est parfois plus grande qu’entre les modes. On trouve aussi des piétons rapides, agiles et des piétons fragiles, avec un temps de réaction ralenti. Comme déjà évoqué dans le thème 2, on trouve aussi des cyclistes agiles et rapides, ainsi que des débutants, des enfants, des familles, ou encore des séniors en vélo. Des peurs, conflits ou tensions peuvent émerger entre ces différents groupes de cyclistes, à cause de leur vitesse ou de leur manière de pratiquer le vélo (Garrard et al 2021 ; Garrard 2021). On trouve des usagers VAE expérimentés, avec des réflexes rapides, mais aussi des personnes moins agiles, que ce soit sur des vélos à assistance électrique ou des vélos classiques. La coexistence entre les usagers agiles et expérimentés semble possible à travers les modes. Par contre pour des usagers plus vulnérables, ou des cyclistes déplaçant des passagers ou des marchandises, des aménagements et des conditions adaptés sont nécessaires pour éviter ces peurs et ces conflits.
Les accidents entre piétons et cyclistes sont globalement peu ou mal recensés dans les statistiques officielles, ils représentent entre 1% et 6% de l’ensemble des accidents de la route dans les pays européens. Les statistiques des accidents portent généralement sur ceux qui ont été enregistrés par la police, mais le nombre d’accidents réels est beaucoup plus élevé. Par ailleurs, les critères et sources (police ou hôpitaux) permettant de recenser ces accidents varient d’un pays à l’autre, rendant des comparaisons internationales difficiles. En Australie, par exemple, une grande partie des incidents entre piétons et cyclistes induisant une hospitalisation ne sont pas recensés en tant qu’« accidents de la route », car ils ne surviennent pas nécessairement sur la voirie (Chong et al. 2010). À cela s'ajoute que les blessures mineures ne sont généralement ni traitées médicalement, ni reportées à la police. Aussi les délits de fuite - particulièrement répandus parmi les accidents entre cyclistes et piétons, avec par exemple 18% des cyclistes qui s’enfuient à Berlin (Polizeipräsident Berlin, 2013 :20-22) - manquent dans ces statistiques.
À ces accidents réels s’ajoutent les accidents évités, qui ne sont pas documentés du tout, mais qui ont un impact important sur la perception individuelle de la sécurité. Une étude finlandaise révèle un rapport de 1 :50 entre les collisions effectives entre piétons et cyclistes et les accidents évités de justesse (Mesimäki et Luoma, 2021).
Les accidents impliquant un cycliste et un piéton sont certes moins souvent mortels que lorsque dans le cas d’une collision avec un véhicule motorisé, mais entrainent souvent des blessures graves (OFROU 2022). Selon une étude allemande (Graw et König, 2002), les blessures suite à un accident varient selon qui est en tort : Lorsque l’accident est causé par un cycliste, ce dernier est blessé dans 27% des cas, alors que le piéton dans 92%. À l’inverse, si l’accident est provoqué par un piéton, ce dernier est touché dans 46% alors que le cycliste dans 80%. En somme, les victimes des accidents sont principalement les autres. Les piétons les plus exposés à un risque d'hospitalisation à la suite d’une collision avec un vélo sont les enfants de moins de 10 ans et les personnes de plus de 70 ans.
Les principales blessures subies par les piétons proviennent surtout de la chute qui suit l’impact initial avec le vélo (Graw et König, 2002) – et diffèrent en cela des accidents entre piétons et voitures, où le contact avec la voiture est la principale cause de blessures graves (Ashton et Mackey, 1979). Alors qu’un piéton heurté par un vélo subit plus souvent un traumatisme crânien, l’impact de la chute du cycliste a généralement un impact mineur sur sa tête. Cela s’explique du fait que les cyclistes sont généralement équipés de casque et que leurs chutes sont parfois même amorties par le corps du piéton (Graw et König, 2002).
Les lésions à la tête sont aussi les blessures principales qui amènent à une consultation médicale de piétons suite à une collision avec un cycliste. Viennent ensuite les blessures multiples, les blessures au genou et à la jambe inférieure, puis le coude et l'avant-bras ainsi que les blessures du poignet et la main (O’Hern et Oxley. 2019).
Si les incidents ayant des conséquences graves demeurent marginaux par rapport aux accidents de la route tous modes confondus, la cohabitation entre piétons et cyclistes génère donc des tensions et un sentiment d’insécurité réels. D’une manière générale, l’augmentation du nombre de cyclistes entraine une augmentation des risques d’accidents pour les piétons.
Les thèmes de la revue de littérature :
Thème 1 : Modes de vie et usages du vélo
Thème 2 : Vélo et différenciations sociales
Thème 3 : Le potentiel de report modal de la marche
Thème 4 : Le piéton en tant que sujet
Thème 5 : L’expérience de la marche et du vélo
Thème 6 : Les conflits d’usage entre modes actifs
Thème 7 : La marche et le vélo comme compléments aux transports publics
Thème 8 : Les rythmes urbains et la mobilité piétonne et cyclable
Conclusions et pistes de recherche
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1 Il ne faut pas confondre le vélo à assistance électrique avec le vélo en libre-service, qui peut être à assistance élec-trique ou non, mais qui est à disposition dans l’espace public. Il s’agit donc d’un autre mode de transport.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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