Les pendularités de longue distance se développent en Europe, tout comme la multi-résidence. Pourtant, s’agit-il véritablement de grande mobilité ? N’est-ce pas plutôt le signe d’une sédentarité croissante ?
Les grands mobiles sont des personnes qui se déplacent fréquemment et de manière récurrente dans le cadre de l’exercice de leur emploi. Cela concerne donc les pendularités de longue distance, soit les allers et retours entre le domicile et le travail. Cela concerne également la bi-résidentialité, donc les personnes qui ont un pied à terre dans une ville où ils travaillent et qui vont rentrer toutes les semaines, tous les week-ends au domicile principal. L’enjeu pour ces personnes-là, c’est de combiner l’exercice d’une activité professionnelle avec des ancrages, des habitudes et des préférences du côté familial. Aujourd’hui, les pendularités de longue distance pour motif professionnel ont tendance à augmenter. On le voit aussi bien au niveau des pendularités longue distance que pour la bi-résidentialité. La question est de savoir pourquoi elle augmente.
La première raison qu’on peut invoquer, c’est l’amélioration de l’offre de transport avec des lignes de trains à grande vitesse, une meilleure offre de transport au niveau routier et puis, évidemment, l’aviation, le low-cost, qui permet d’aller dans des villes assez loin et assez régulièrement, pour des coûts et des temps assez faibles. Ensuite, on peut regarder de chaque côté de ce déplacement, c’est-à-dire le côté logement et le côté emploi.
Ce dernier est de plus en plus spécialisé, aussi bien au niveau de la nature des emplois que des localisations, avec des zones dans lesquelles il y a énormément d’emplois et d’autres zones dans lesquelles il y en a peu ou pas. Le second point, c’est qu’il y a de plus en plus de contrats à durée déterminée, donc il y a beaucoup de changements : on peut travailler à un endroit pendant une période qui peut être assez courte, puis avoir à changer de localisation de travail. Et puis la troisième raison, c’est évidemment le chômage. La difficulté à trouver un emploi va amener certaines personnes à devoir chercher un emploi plus éloigné de leur domicile.
Si les pendularités de longue distance ou l’ensemble de ces pendularités pour motif professionnel augmentent, ce n’est pas seulement à cause des facteurs liés au travail, mais c’est aussi, à l’autre bout de la chaîne, du côté du logement, pour des raisons qui sont liées à ce que l’on appelle des ancrages. C’est-à-dire que changer de logement, c’est avant tout changer tout court. Habiter quelque part, c’est y développer des ancrages, y rencontrer des gens, avoir un réseau social, familial, des amis, des habitudes, s’être approprié ces lieux. Donc il y a une certaine inertie au niveau de la localisation résidentielle. Le deuxième point, c’est qu’un couple de bi-actifs va devoir gérer deux lieux d’activité professionnelle différents. Il n’y a donc pas de localisation résidentielle optimale ou parfaite qui va permettre de minimiser le temps de trajet entre le domicile et le travail. Si l’on revient aux habitudes, aux ancrages que l’on développe autour du lieu d’habitation, on peut élargir un peu cette question à des habitudes. Et puis, c’est lié à du confort de vie. Vous allez rechercher dans votre choix de logement un lieu dans lequel vous allez vous sentir bien. Cela peut se décliner par ce que l’on appelle de l’entre-soi : c’est une préférence qu’on les gens pour habiter dans des lieux dans lesquels les autres habitants, vous ressemblent d’un point de vue culturel, social, etc., ce qui crée la ségrégation. Choisir un logement, c’est se référer à des ancrages, des habitudes qu’on a, ancrages sociaux, familiaux mais qui peuvent être aussi institutionnels ou culturels. On peut donner l’exemple des frontaliers qui sont d’un pays donné, vont vouloir y rester, quitte à faire des déplacements de longue distance pour aller travailler dans un autre pays de l’autre côté de la frontière. Ce sont parfois des déplacements qui peuvent durer une heure et demie, deux heures, voire plus quotidiennement, tout cela pour garantir des repères et des ancrages institutionnels ou culturels et qui vont leur permettre de mieux vivre les changements qui peuvent être liés à leur situation. Finalement, ces pendularités, cette bi-résidentialité, résultent d’un certain nombre d’arrangements qu’on va être amené à faire pour gérer l’espace et le temps.
Si l’on se pose la question du pourquoi de l’augmentation de ces grandes mobilités pour motif professionnel, on peut élargir un peu l’approche qu’on a du concept de mobilité. La mobilité n’est pas qu’un déplacement dans l’espace. Les individus vont avoir des préférences qui sont de l’ordre social ou économique et qui vont intervenir dans leur choix de localisation résidentielle. Pour comprendre la bi-résidentialité, il faut aussi regarder la dimension sociale qui est associée aux mobilités spatiales. Si l’on synthétise un peu ce que l’on a dit tout à l’heure, on se rend compte que des personnes très mobiles dans l’espace vont parfois être amenées à faire le choix, à arbitrer en faveur d’une grande mobilité pour motif professionnel, pour garantir les ancrages qu’ils ont au niveau résidentiel. Donc finalement, les mobiles spatialement peuvent être des personnes qui sont peu mobiles socialement, qui ne veulent pas changer, se confronter à l’altérité, à quelque chose de différent de ce qu’ils connaissent pour le moment. Ce qui est intéressant, c’est que les grandes mobilités se développent, mais pas au détriment des ancrages. Les grands mobiles sont parfois de grands sédentaires. La grande mobilité augmente mais, en même temps, la sédentarité ne diminue pas, les ancrages locaux ne diminuent pas.
Un autre point c’est l’idée qu’on ne va pas pouvoir forcément changer de localisation résidentielle aussi rapidement que d’emploi. Plus le marché du travail nécessite de la flexibilité, plus le chômage est élevé et plus la difficulté à trouver un autre emploi va être grande. On va être amené à allonger la distance entre le domicile et le travail et on va éventuellement avoir un choix à faire au niveau du lieu d’habitation. On imagine donc facilement accepter des pendularités de longue distance si c’est pour faire carrière, pour avoir un emploi mieux rémunéré ou pour avoir une meilleure situation professionnelle. Mais on se rend compte que de plus en plus, ces grandes mobilités pour motif professionnel ne sont pas liées à une amélioration dans la situation professionnelle, mais ont vocation à éviter le déclassement professionnel. C’est pour éviter le chômage qu’on va parfois être amené à faire ces grandes mobilités-là, éviter le chômage et garantir, dans l’autre sens, un certain nombre d’ancrages qui sont liés à du confort de vie et qui vont permettre à l’individu, ou à la personne, de trouver un certain équilibre personnel.
A partir de ce moment-là, on peut se poser la question de savoir si les grands mobiles vivent bien leur situation. On peut se poser la question des inégalités liées aux grandes mobilités. La littérature sur les inégalités de mobilité nous invite à regarder non pas les différences qui existent entre les personnes mobiles et celles qui ne le sont pas, mais plutôt les différences entre les personnes qui peuvent être mobiles et celles qui ne le sont pas. Par rapport à cette question-là, dans une recherche sur les mobilités professionnelles qui s’appelle Job-Mob, nous avons regardé le comportement effectif des personnes : Sont-elles mobiles ? Sont-elles de grands mobiles ou non ? Qui sont les personnes dans chacune des deux situations ? Peuvent-elles être grands mobiles ou pas ? Le veulent-elles ou pas ? Ce pouvoir, ce vouloir et ce faire sont associés au concept de motilité développé par Vincent Kaufmann, puisque le pouvoir est approché sur la base des accès et des compétences, donc des accès contextuels : Y a-t-il des lignes de trains ? Une autoroute à proximité et des accès personnels ? La personne a-t-elle une voiture, des cartes d’abonnement, etc. ? Et puis les compétences à la grande mobilité…
Qu’est-ce que cela peut être comme compétences ? Cela va consister à avoir des facilités à lire des cartes, à s’orienter dans l’espace. Cela va être des capacités à occuper son temps de transport, à savoir gérer les incertitudes ou les changements quand, par exemple, il y a des problèmes dans les transports ou des embouteillages, être capable d’organiser aussi son temps par rapport à ces impondérables. Tout cela, c’est un certain nombre de compétences que l’on va regarder à l’intérieur de l’idée du pouvoir : est-ce que l’on peut être plus mobile ? Tout cela, nous l’avons donc regardé sur la base de données que l’on appelle des « données panel », données qui ont été collectées à deux dates différentes auprès des mêmes personnes. Nous avons donc interviewé les gens en 2007, puis nous les avons réinterviewés en 2011. Par-là, nous avons pu étudier les changements. L’autre caractéristique de la base de données que nous avons utilisée, c’est qu’elle est européenne : nous avons regardé ce qui se passait à la fois en Espagne, en France, en Suisse et en Allemagne.
Si nous regardons les compétences de mobilité ou la possibilité que les personnes ont de se mouvoir à travers des accès et des compétences, ce que nous remarquons, c’est qu’il y a des différences au niveau économique entre les plus aisés et les plus défavorisés, différences aussi au niveau social entre ceux qui ont les meilleurs niveaux de formation et les autres, et entre les hommes et les femmes. Par contre, ce qui est plus étonnant, c’est que les personnes qui ont le meilleur pouvoir, donc qui peuvent être le plus mobiles, ne sont pas les personnes les plus mobiles. Il n’y a donc pas de lien entre la possibilité de se mouvoir et le fait de se mouvoir.
Par contre, ce que l’on remarque, c’est que pouvoir plus, donc avoir les meilleures possibilités de se mouvoir, va être associé à un meilleur confort de mobilité. Les personnes qui sont mobiles le vivront mieux. On le remarque à travers un certain nombre de questions que nous avons posées sur le confort et la manière dont les personnes vivaient cette situation de mobilité. On voit bien que ceux qui ont les meilleures capacités, les meilleures compétences, les meilleurs accès, le vivent mieux. Cela ne répond donc pas totalement à la question des inégalités.
Si on regarde les comportements effectifs, on a une très grande diversité de profils parmi les grands mobiles. Ce qui va nous permettre de parler d’inégalités, c’est quand on va aller regarder les discours que les individus ont sur ces grandes mobilités-là. Si l’on demande aux gens s’ils souhaitent être mobiles, nous allons pouvoir croiser ces éléments-là avec leurs capacités à l’être et ce que l’on remarque, c’est que si l’on se déclare prêt à être mobile, on va effectivement, à court ou moyen terme, le devenir.
Par contre, il y a une décorrélation, un déséquilibre, un écart entre les personnes qui peuvent et celles qui veulent. On a des profils variés avec des personnes qui peuvent et veulent beaucoup, qui sont très motiles, avec un capital de mobilité très élevé, qui vont avoir des facilités à se mouvoir et vont effectivement se mouvoir. Mais on trouve aussi des personnes qui ont des possibilités élevées et une volonté faible, qui décident de ne pas se déplacer à longue distance alors qu’ils ont les capacités ou les accès pour. À l’inverse, on a des personnes qui sont prêtes à être de grands mobiles, mais ont des possibilités de le faire qui sont très faibles. C’est la catégorie de population qui nous intéresse le plus en ce qui concerne les inégalités, puisque ce sont des personnes qui se déclarent prêtes à bouger mais qui ont donc des capacités et des accès faibles et donc, risquent de mal le vivre ou, peut-être – on peut se poser la question, au moins – sont contraints à ces mobilités-là.
Si on regarde ces populations-là, on se rend compte que ces personnes sont soit au chômage, soit potentiellement en situation d’être au chômage, ou ont vécu le chômage il y a peu de temps. Finalement, le chômage va avoir un impact très important sur la possibilité de devenir grand mobile. Avec la crise économique, on se rend compte que les capacités des gens ont assez peu changé en termes d’accès et de compétences. Par contre, la volonté des gens de se mouvoir a explosé, c’est-à-dire qu’il y a énormément de personnes qui se déclarent disposées à penduler à longue distance ou à être bi-résidents, alors même qu’elles sont dans des situations sociales et économiques difficiles.
Finalement, la complexité de ces arrangements dans l’espace entre le domicile et le lieu de travail va amener à des périodes pendant lesquelles les personnes vont être pendulaires à longue distance ou grands mobiles. Ces périodes-là peuvent être courtes ou longues. Ce que l’on peut remarquer dans l’enquête et à ces deux dates-là, c’est que des personnes qui souhaitaient ne pas rester mobiles en 2007 le sont parfois encore ; les personnes qui se déclaraient tout à fait disposées à rester mobiles ne le sont plus, etc. Il y a un décalage qui se crée entre les discours et les pratiques, ce qui est intéressant. On se rend compte que les personnes qui vivent le mieux la mobilité, qui sont dans des situations les plus favorables, sont les personnes qui auront le plus de facilités à stopper, à arrêter la situation de grande mobilité. Encore une fois, dans le temps, on voit qu’il y a des inégalités très fortes en termes de gestion de ces grandes mobilités.
Finalement il y a un risque aujourd’hui de développement d’une norme de grande mobilité, donc un besoin d’être grand mobile pour survivre socialement ou pour mieux vivre socialement, et c’est sans doute contre ce besoin-là de grande mobilité qu’il faut agir. Il est évidemment important de garantir la possibilité de se mouvoir, de travailler sur le droit à la mobilité. Mais à travers les résultats de notre recherche, on se rend compte aussi qu’il est très important de travailler sur la garantie d’un droit à l’immobilité, c’est-à-dire de garantir la possib0ilité de ne pas être de grands mobiles s’ils ne le souhaitent pas. C’est quelque chose qui est de plus en plus difficile et, en tout cas, sur la période que nous avons analysée, c’est quelque chose qui se développe fortement. La grande mobilité n’est pas une chose bonne ou mauvaise en soi, quelque chose qu’il faut forcément défendre ou contre laquelle il faut lutter nécessairement. Mais il faut garantir à chacun la possibilité d’être mobile si on le souhaite et de ne pas l’être si on ne le souhaite pas. Et puis, garantir aussi aux personnes de pouvoir sortir de situations de mobilité si elles le désirent ou de rester mobiles si elles le souhaitent. Donc il y a énormément de situations différentes. C’est à tous ces profils de personnes qu’il s’agit de s’attacher si l’on veut essayer de lutter contre les inégalités liées à la grande mobilité.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Emmanuel Ravalet (18 Février 2014), « Grands mobiles ou grands sédentaires ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/2175/grands-mobiles-ou-grands-sedentaires
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