Conversations, confiance et relations de voisinage dans les vies mobiles
Bowling Alone documente le déclin de différents aspects du ‘capital social’ aux États-Unis pourtant essentiels à la démocratie, comme la confiance mutuelle et la coopération. L’auteur affirme que l’érosion du capital social est liée, en partie, à l’étalement urbain et à la dépendance de la voiture.
Une des caractéristiques des sociétés modernes est l’émergence d’un domaine public constitué d’espaces réels et institutionnels mis en place pour que des inconnus communiquent entre eux. À la fin du dix-huitième siècle, des villes occidentales européennes comme Paris et Londres ont vu proliférer les parcs, les bars, les marchés, les cafés et les théâtres, c’est-à-dire des lieux où des personnes qui ne se connaissent pas sont amenées à se rencontrer dans le cadre d’échanges ritualisés, et d’engager ainsi la conversation.
Une vie sociale plus ou moins active et alimentée par cette géographie publique s’est ainsi développée, impliquant pour les citoyens un équilibre fragile entre intimité et intérêt général. Des journalistes nord-américains de tous bords ont observé qu’au cours des quarante dernières années du 20e siècle, l’intérêt pour la chose publique a diminué, se traduisant par un repli sur soi que certains qualifient d’individualisme narcissique. Aux États-Unis, mais de plus en plus également dans d’autres pays occidentaux, l’étalement des zones urbaines dépendantes de la voiture et l’émergence de ghettos dans les centres villes, caractérisés par une faible présence de l’État, ont été interprétés à la fois comme conséquences et causes d’une perte de dynamisme de la société civile.
Bowling Alone a été l’une des contributions les plus importantes à ce débat. Elle constate le déclin de l’engagement civique aux États-Unis depuis les années 1960, en s’appuyant sur un grand nombre de données quantitatives et qualitatives. Robert Putnam estime que ce phénomène est préoccupant, car les règles et les réseaux de la participation civique sont essentiels à la prospérité économique, à la santé des individus et de la démocratie. Bien que la mobilité ne soit pas le sujet principal du livre, les trajets quotidiens y sont décrits comme un frein aux relations de voisinage et au temps consacré à échanger des idées sur des sujets d’intérêt commun.
Robert Putnam prend l’exemple du joueur de bowling solitaire comme emblème du malaise affectant les États-Unis, à savoir la perte d’une forme de communication. Passe-temps très apprécié durant une grande partie du 20e siècle, le bowling était largement pratiqué en fédérations, encourageant le contact régulier entre ses membres habitant le quartier. Vers la fin du siècle, le bowling est toujours populaire mais plus pratiqué de manière individuelle qu’en équipes. D’où l’image du joueur solitaire, choisie comme symbole d’un repli généralisé de la vie publique que confortent toutes sortes d’indices, tels que la participation électorale, la lecture de la presse écrite, le nombre de membres actifs dans les clubs de foot ou les chorales.
Putnam estime que prendre part à des activités collectives dans les clubs de bowling ou d’autres associations, qu’elles soient religieuses, politiques ou liées aux loisirs, contribue à forger des codes de réciprocité grâce auxquels les gens apprennent à coopérer et à faire confiance aux autres. Des enquêtes ont montré que les membres d’associations ont tendance à faire d’avantage confiance aux autres et ont plus d’amis dans le voisinage que les non-membres. De tels codes et réseaux d’engagement civique constituent ce que les sociologues appellent le « capital social ». S’appuyant sur les constats théoriques développés dans son livre précédant, Making Democracy Work , Putnam souligne que l’importance du capital social est due au degré élevé de confiance et de coopération, caractéristiques des communautés engagées socialement et civiquement, et qui vont de pair avec les activités des institutions sociales, la prospérité économique, le bien-être et la longévité des individus.
À l’entrée en matière de la première partie du livre suit un impressionnant éventail de données illustrant le déclin de l’enthousiasme civique. La troisième partie examine les raisons possibles de ce déclin, la quatrième en définit les implications sur la santé, l’éducation, la sécurité du voisinage, la prospérité économique et la démocratie. Dans la dernière partie, Putnam propose un certain nombre de mesures susceptibles de renverser cette tendance.
Parmi les explications possibles de l’érosion du capital social, Putnam analyse en détail le rôle de la mobilité et de l’étalement urbain. Il débute en se référant à une préoccupation commune des experts en science sociale étudiant la mobilité résidentielle et résume leurs conclusions de la manière suivante :
Pour les gens comme pour les plantes, la transplantation fréquente perturbe le système racinaire. Reprendre racine est un travail de longue haleine pour l’individu mobile. C’est pourquoi l’engagement civique est corollaire de la stabilité résidentielle. Les nouveaux arrivés, quelle que soit la communauté d’accueil, sont donc moins portés à voter, à bénéficier d’un réseau de soutien amical ou de voisinage, à faire partie d’organismes civiques… De même que les personnes qui se déplacent souvent ont des liens sociaux plus lâches, les communautés au fort taux de mobilité résidentielle sont moins bien intégrées. Les groupes mobiles paraissent être moins sociables à l’égard des autres habitants que les groupes dont la stabilité est plus forte. Le taux de criminalité y est plus élevé, les résultats scolaires plus faibles. Dans ces communautés, même les résidents de longue date ont moins de contacts avec leurs voisins. Par conséquent, la mobilité sape l’engagement civique et le capital social fondé sur la communauté (p. 204).
Ceci reflète, comme indiqué plus haut, la préoccupation exprimée ouvertement par certains experts sociaux. Putnam interroge la pertinence de cette assertion générale : ‘Cette mobilité croissante pourrait-elle être la cause principale de l’énigme [du capital social en déclin]? La réponse’, affirme-t-il, ‘est univoque : non.’ La mobilité résidentielle, de longue comme de courte distance, n’a pas tellement augmenté durant les cinquante dernières années aux États-Unis. Elle a même plutôt régressé, estime-t-il : ‘Les Américains d’aujourd’hui sont…un peu plus enracinés que la génération précédente’ (p. 205). À la recherche d’une explication au déclin des connexions sociales, Putnam suggère de déplacer l’attention portée à la fréquence des déménagements, vers le genre de lieux que choisissent les Américains comme nouveau domicile. Il en découle que depuis les années 1960, les Américains emménagent de plus en plus souvent dans des zones péri-urbaines socialement et éthiquement homogènes et nécessitant une voiture. La prolifération d’« enclaves de vie » de ‘plus en plus typées’ a réduit les conflits sociaux qui poussaient les gens à sortir dans l’arène publique. Parallèlement aux chances plus faibles de rencontrer des voisins différents de soi, la vie péri-urbaine réduit le temps de paroles entre individus, en partie à cause de la durée des trajets quotidiens. Le nombre d’Américains qui prennent leur voiture pour aller travailler est en augmentation constante, ils y passent de plus en plus de temps et sont souvent seuls durant leurs déplacements. Lorsqu’ils rentrent à la maison après une journée de travail qui ne cesse de s’allonger, ils passent davantage de temps chez eux à regarder la télé. Après s’être exercé à des supputations, Putnam attribue 10% du déclin de l’engagement social et civique à l’étalement urbain et 25% à la télévision.
Le concept de capital social a été forgé au début du 20e siècle et n’est présent dans les discussions universitaires que de manière intermittente, émergeant et disparaissant tour à tour de l’actualité des divers domaines. Avec son livre précédent, Making Democracy Work , Putnam a non seulement réanimé l’intérêt universitaire pour ce qui était, jusque-là, un concept obscur, mais lui a également donné une légitimité dans le monde politique, où « capital social » est devenu un mot clé des programmes sociaux et de développement, utilisé par une quantité d’acteurs s’étendant des petites ONG jusqu’à la Banque mondiale. Dans le monde universitaire, le livre a été loué et contesté avec une même intensité. D’autres déchiffrages du même spectre de données expriment des réserves à l’égard de certaines des conclusions et préoccupations de Putnam, soulignant leur manque de rigueur dans l’analyse historique (particulièrement dans Making Democracy Work ), critiquant l’emploi laxiste de la notion de capital social, voire même, et cela vaut aussi pour les autres études sur le capital social, le manque de valeur analytique d’une telle notion. L’ouvrage a donc essuyé les critiques de toutes les tendances politiques. Certains rédacteurs progressistes se sont focalisés sur le fait qu’on y négligeait l’importance des nouvelles formes de capitalisme, impliquant flexibilité, rationalisation, nouvelles cultures de l’entreprise et de régimes d’emploi, autant de paramètres qui affectent la disposition à coopérer et à faire confiance aux autres. Des analystes plus conservateurs réinterprètent quant à eux ces données en attribuant le déclin de l’enthousiasme civique aux dépenses publiques en matière de programmes sociaux.
Dans le champ des mobilités, on trouve une analyse critique de Bowling Alone dans le livre de John Urry, Mobilities (2007). Il y note que la notion de capital social, telle qu’elle est employée par Putnam, suppose une proximité physique et qu’il est donc engendré dans des lieux de résidence et non pas de travail ou de déplacements. Urry estime qu’il s’agit d’une définition trop étroite du concept de capital social. Il se réfère à des études montrant que les relations occasionnelles d’amitié construisent aussi du capital social et que confiance et réciprocité peuvent naître à distance, par des rencontres ou des conversations limitées dans le temps et dispersées dans plusieurs lieux. Il prend l’exemple de la recherche, qui implique des équipes transnationales et de fréquents voyages d’études, ou encore des congrès et des conversations menées sur le web avec des collègues du monde entier. Si ce genre de relations à distance est favorable aux individus et à la collectivité, il est pensable de déplacer et de maintenir des liens sociaux à travers l’espace comme une forme de capital, tel que le démontre Kaufmann de manière très convaincante (Kaufmann et al. 2004). Urry propose de substituer à la notion de capital social celle de « capital réseau », empruntée à Kaufmann, qui se rapporte à la capacité d’engendrer et de cultiver des relations sociales entre personnes qui ne sont pas spatialement proches, mais qui en profitent malgré tout, tant d’un point de vue émotif, financier, que pratique (2007 : 197). Le capital réseau implique des technologies et des moyens permettant de voyager et d’établir des contacts. Les conclusions de Putnam montrant que les Américains passent moins de temps avec leurs voisins mais ont tendance à fréquenter des amis en dehors du voisinage conforte l’affirmation d’Urry, selon laquelle les réseaux sociaux sont de plus en plus personnalisés et dispersés géographiquement, faisant du capital réseau un bien toujours plus précieux et nécessaire des sociétés occidentales contemporaines.
Robert Putnam est professeur de politique publique à l’Université de Harvard et un intellectuel qui jouit d’une grande notoriété publique aux États-Unis. Ses livres Making Democracy Work et Bowling Alone figurent parmi les œuvres les plus citées en sciences sociales au cours des cinquante dernières années.
Kaufmann, V., Bergman, A. M., Dominique, J. (2004) Motility: Mobility as Capital. International Journal of Urban and regional Researc h, 28 (4), 745-56
Putnam, R. D. (1993) Making Democracy Work: Civic Traditions in Modern Italy . Chichester, Princeton University Press.
Urry, J. (2007) Mobilities . Polity, Cambridge.
La mobilité résidentielle désigne, de manière large, le changement de lieu de résidence d’un ménage à l’intérieur d’un bassin de vie.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Javier Caletrío (17 Mars 2014), « Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community - de Robert D. Putnam », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./livres-clefs/2230/bowling-alone-collapse-and-revival-american-community-de-robert-d-putnam
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