L’appropriation des temps de déplacement est multiple et se développe à mesure que les budgets-temps de transport augmentent. Dans le choix du moyen de transport, la perception du temps de déplacement et le type d’activité déployée l’emportent sur la durée du trajet en elle-même, comme nous l’explique Stéphanie Vincent.
La question que l’on va se poser aujourd’hui, c’est de savoir si le temps de trajet est un temps utile. Si on se pose cette question, c’est que le temps de trajet est un temps qui a longtemps été peu pris en compte dans le domaine scientifique des transports et qu’il devient aujourd’hui un enjeu important en matière de mobilité.
Tout d’abord, quelle est la conception traditionnelle du temps de trajet en socio-économie des transports ? La théorie économique considère le plus souvent le temps de transport comme un coût d’accès aux destinations et aux activités qui vont être réalisées par l’intermédiaire de ce trajet. Donc, elle a longtemps attribué une valeur économique, monétaire, qui correspond en quelque sorte au prix en temps de transport de ces activités. Pour maximiser son utilité, l’individu doit donc, dans le paradigme de l’acteur rationnel, minimiser son temps de déplacement pour maximiser son utilité des activités qui vont être réalisées à destination.
L’idée qu’il y a derrière cette conceptualisation, c’est que le temps de trajet n’a pas de valeur en soi. C’est une sorte de temps interstitiel et vide, qui n’a pas d’utilité en tant que telle. Cette conception a des implications directes sur le choix du mode de déplacement puisque, dans une théorie comme celle-ci, si les individus cherchent absolument à réduire,cela signifie qu’ils vont forcément opter pour les modes de déplacement les plus rapides. Ce modèle, évidemment, a fortement été remis en question et critiqué, à la fois d’un point de vue théorique et de manière empirique.
Tout d’abord, d’un point de vue théorique, dans le domaine de l’économie des transports, dès les années 1990, des recherches ont questionné l’utilité propre, en tout cas l’utilité primaire, de ce temps de déplacement. Elles ont montré que le temps de transport possède une utilité positive, non seulement grâce aux activités qui peuvent être menées pendant le déplacement, mais aussi par les caractéristiques de ces déplacements. Cela va être, par exemple, le plaisir qu’on a à se déplacer, à observer le paysage, etc. Et puis, il y a d’autres disciplines, notamment la sociologie et la géographie, qui ont également investi cette question et qui ont montré que le temps de trajet pouvait être valorisé pour lui-même et, parfois même, transformer le temps et l’espace du déplacement comme un lieu de vie à part entière.
Après, il y a des remises en cause qui viennent plus de l’empirique. Une des raisons qui font qu’on s’est de plus en plus intéressé à cette question du temps de déplacement, cela a été le constat d’une augmentation des temps de déplacement quotidiens. Donc les analyses traditionnellement en matière de temps de déplacement reposent principalement sur l’hypothèse d’une constance des budgets temps, de ce que l’on appelle en fait les budgets temps de transport quotidien, c’est-à-dire le temps que passent les gens quotidiennement à se déplacer. Ce temps était considéré comme stable dans le temps et dans l’espace : c’est ce que l’on appelle « la conjecture de Zahavi ».
Il y a plusieurs enquêtes en Europe, des enquêtes de mobilité, qui ont montré qu’il y avait eu une augmentation du temps passé à se déplacer. On voit cela par exemple en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en France et en Suisse. Donc, face à cette augmentation du temps passé à se déplacer, on peut questionner le fait que le temps de trajet soit un temps effectivement vide ou inutile. Du coup, il s’agit de savoir ce qui se joue pendant ce temps de déplacement : comment peut-on qualifier ce temps ? Les gens cherchent-ils nécessairement à le réduire au maximum ? Finalement, quelle influence ce temps de déplacement peut-il avoir sur le choix des modes de déplacement au quotidien ?
Tout d’abord, la première question est qu’est-ce qu’on fait quand on se déplace ? Alors évidement on se déplace, mais pas seulement, parce que pendant qu’on se déplace, on fait aussi toutes sortes d’activités qui ont été classifiées par Michaël Flamm selon cinq logiques : la productivité, le relâchement et la transition, la sociabilité, l’évasion et l’émotion.
La logique de productivité, on la retrouve dans d’autres recherches, notamment celles qui décrivent les temps de trajet comme des bureaux roulants pour certaines personnes. Cela va être un temps qu’on utilise pour travailler, que ce soit dans les transports publics ou dans la voiture.
Ces activités montrent qu’il ne s’agit pas seulement de s’approprier le temps du déplacement, mais aussi de s’approprier les espaces du déplacement. Il y a ces espaces de déplacement qui peuvent être transformés et devenir des sortes de prolongement de l’espace domestique. On voit cela très bien chez des grands pendulaires, par exemple, qui s’installent dans le train et qui finissent leur nuit, qui se préparent, se maquillent, déjeunent, dînent le soir, etc. et donc transforment l’espace du déplacement en espace domestique.
Certaines de ces logiques rentrent parfois en contradiction les unes avec les autres. Par exemple, quand on se déplace, on peut avoir envie de travailler et puis croiser une personne que l’on connaît. Donc la logique de sociabilité va entrer en contradiction avec la logique de productivité ou encore il va y avoir des contradictions entre le repos et la sociabilité, ou le repos et la productivité, etc.
Décrire les activités qui sont réalisées pendant le trajet, cela ne dit pas tout de cette appropriation des temps de trajet parce qu’il faut également comprendre comment les personnes vivent et perçoivent ce temps de trajet. Donc, cette perception peut se décrire sous la forme d’un continuum qui est entre, d’une part, un temps à tuer et, d’autre part, un temps dont on profite, donc entre une perception très négative d’un côté et très positive de l’autre. Par exemple, on va avoir des personnes qui nous disent : « Moi, j’attends seulement d’être arrivé » et le temps de déplacement leur paraît infiniment long. Ils vont, par exemple, l’occuper au travers d’activités mais des activités qui n’ont pas spécialement de sens pour eux, qui visent seulement à tuer ce temps dont ils ne se servent pas, par exemple jouer avec son smartphone ou son ordinateur. A l’autre extrême, on va avoir cette perception très positive du temps de déplacement, qui va être perçu comme un temps dégagé du quotidien qui va être mis à profit d’activités que les personnes n’auraient pas eu la possibilité de réaliser si elles ne bénéficiaient pas de ce temps de déplacement. Ce ne sont pas des activités extraordinaires : cela peut être simplement lire un livre, écouter une émission de radio, écouter de la musique. Mais c’est simplement la perception de se dire : « C’est un temps qui m’est offert dans mon quotidien et dont je ne bénéficierais pas si je n’avais pas à me déplacer ».
Entre ces deux extrêmes, on va avoir un temps à optimiser, que des personnes vont essayer de remplir en essayant de gagner du temps sur le reste de leurs activités quotidiennes, par exemple en mangeant, en travaillant.
Si on essaye de systématiser l’ensemble des facteurs qui influencent l’appropriation des temps de déplacement à partir d’une analyse de la littérature, il se dégage trois grands types de facteurs.
Le premier d’entre eux, ce sont les conditions matérielles. C’est ce qui relève des modes de déplacement en tant que tels. Cela va être le confort, l’ergonomie de ces modes de déplacement, les équipements, l’information qu’on a sur le trajet, les questions de coût, également.
Ensuite, il va y avoir les conditions personnelles. Ces conditions personnelles sont là aussi multiples et diverses. Par exemple, la connaissance qu’ont ou pas les personnes du réseau sur lequel elles se déplacent, le fait qu’elles aient ou pas le mal des transports, par exemple. Tous ces éléments vont influencer également la manière dont elles vont s’approprier les temps de transport.
Et puis, troisième type d’éléments, ce sont plutôt les conditions situationnelles, c’est-à-dire la situation dans laquelle va se dérouler le déplacement : si c’est l’heure d’affluence ou pas, si les conditions de trajet sont bonnes ou pas, selon les personnes et objets qui accompagnent le trajet, l’appropriation de ces modes de déplacement va être différente.
Ce qu’il faut dire aussi, c’est que l’on sait encore assez peu de choses de manière systématique sur ces différents éléments qui influencent l’appropriation des temps de déplacement. Si on analyse un peu la littérature sur ce sujet, on se rend compte que la plupart des études s’intéressent à certains modes en particulier, ou certaines situations en particulier, et notamment sur les modes qui sont interrogés autour de cette question de l’appropriation des temps de trajet. On sait finalement peu de choses sur l’appropriation des temps en voiture.
La plupart des études s’intéressent à l’appropriation des temps de trajet dans le train, ce qui offre une vision extrêmement limitée des conditions d’appropriation de ces modes de déplacement.
Dans mes récentes recherches, que ce soit sur les altermobilités ou sur les personnes qui se déplacent beaucoup au quotidien, on se rend compte que c’est un élément crucial dans le choix des modes de déplacement et, en particulier, dans le choix de modes de déplacement alternatifs à la voiture. On repère cela à travers des études qualitatives quand on observe les gens et qu’on les interroge sur leurs pratiques. Mais aussi, on repère cela dans des liens qu’on peut établir de manière quantitative. Donc il va y avoir une tendance, chez ces personnes-là, à opter pour les transports publics, notamment parce que cela leur permet d’avoir du temps disponible pour déployer d’autres activités. Cela va être des personnes qui vont opter pour des temps de trajet objectivement plus longs, mais qu’eux vont vivre subjectivement de manière beaucoup plus agréable, ou beaucoup plus optimale dans leurs emplois du temps quotidiens.
En conclusion, la première chose à dire, c’est que le temps de déplacement a bien sûr une valeur en tant que telle, qui milite pour une meilleure connaissance des éléments qui interviennent dans l’appropriation de ces temps, pas seulement dans les transports publics et en particulier le train, mais de manière systématique, sur l’ensemble des modes de déplacement.
Ensuite, le temps de déplacement : il ne faut pas systématiquement le considérer comme un temps utile au sens où l’on va pouvoir déployer d’autres activités, mais il faut aussi s’intéresser à la manière dont il est perçu et au rôle que jouent ces activités dans le temps de déplacement. Si elles viennent là seulement pour alimenter un temps perçu comme inutile et vide, ou si elles viennent là, au contraire, comme une valeur ajoutée finalement à ce temps de trajet. Le temps de déplacement ne doit pas être simplement conçu comme un temps utile parce qu’on va y développer des activités, mais c’est aussi important de tenir compte de la perception des personnes dans le fait de développer ces activités. C’est-à-dire : est-ce qu’elles vont déployer des activités simplement pour faire passer ce temps plus vite parce qu’elles ont la perception que c’est un temps inutile et trop long, ou bien, si elles profitent véritablement de ce temps, si elles y trouvent une forme de satisfaction, voire de plaisir ? Ceci ouvre évidemment toute une série de perspectives pour les transporteurs, de savoir comment ils peuvent attirer et fidéliser une clientèle d’usagers pour que leur temps de déplacement devienne un temps de qualité dont ils peuvent jouir pleinement.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xLes altermobilités recouvrent l’ensemble des comportements de déplacement alternatifs à un usage exclusif de la voiture particulière. Elles revendiquent également un certain droit à la lenteur, ce qui suppose une articulation originale des espaces géographiques et sociaux en lien avec un usage limité de la voiture.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Stéphanie Vincent (18 Mars 2014), « L'appropriation des temps de déplacement », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/2240/lappropriation-des-temps-de-deplacement
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