31 Mars 2014
S’ils s’accordent sur la réalité d’une accélération des processus sociaux, le sociologue allemand et le géographe français ont une vue sensiblement différente sur l'importance maintenue de l'espace et sur ses effets– bons ou mauvais – pour nos sociétés.
Hartmut Rosa
Je ne pense pas que la question se pose en terme de choix entre les deux hypothèses. C'est la première qui entraîne la seconde ! Quand nous pensons à la globalisation, qu'entendons nous vraiment ? Nous ne parlons pas du fait que les personnes, les biens, ou les maladies circulent à travers le monde, car ils l'ont toujours fait, ou du moins le font-ils depuis longtemps.
Ce qui est nouveau en revanche, c'est le fait que l'argent, les images et les idées puissent être transférés en quelques fractions de secondes et que les gens soient à même de se déplacer partout et à très grande vitesse sans trop d'efforts ni de dépenses. Par conséquent, c'est l'accélération des processus sociaux, communicatifs, techniques et économiques qui a engendré un monde « globalisé ».
M. L
Je partage l’idée que l’un des éléments majeurs de notre époque contemporaine est la croissance vertigineuse de ce que j’appelle la “vie numériqueˮ, c’est-à-dire le fait que le numérique soutient désormais de plus en plus de domaines de la vie quotidienne. Nous n’avons sans doute pas encore vraiment la possibilité de comprendre l’impact de cette mutation sur les sociétés et les espaces.
En revanche, on a tort de réduire l’analyse à la seule question de l’accélération. Celle-ci est bien sûr observable et ses effets sont tangibles, mais l’analyse empirique fine des temporalités individuelles et sociales montre surtout la diversité des rythmes et des vitesses que les acteurs construisent et manifestent. Sans même parler du renouveau de la lenteur (et de son pendant spatial le localisme).
Michel Lussault
Je ne suis pas certain que nos sociétés soient qualifiables de post-modernes et d'abord en raison même de ce qu'est le Monde. C'est-à-dire un espace social d'échelle terrestre qui n'est plus fondé sur la modernité et son empire telle que la promouvait l'idéologie européenne.
Nous ne sommes pas entrés dans un “aprèsˮ (post), mais dans un ailleurs, dans un autre registre d'habitation humaine de la planète. Cela procède de l’urbanisation généralisée du Monde, qui va se poursuivre jusqu'aux alentours de 2050, et qui bouleverse les cultures, tous les décorums.
Mais on aurait tort de lire une telle mutation comme quelque chose d'uniforme, procédant d'une loi, poursuivant une finalité. L'urbanisation du Monde est incontrôlée et sans doute peu contrôlable, elle promeut des espaces temps d'une variété infinie. On ne peut croire que le Monde s'unifie que si on l'observe de très haut, comme un objet. Mais si on l'examine de l'intérieur en tant que processus de mutation de l'habitation humaine, on constate alors que la différenciation est la règle.
H. R
Je suis d'accord ; nous ne devrions pas parler de postmodernité. Selon moi, l'accélération sociale se trouve au cœur de la modernité, elle est l'essence-même de la modernisation. Comme le processus d'accélération est encore en œuvre, nous vivons toujours dans la modernité. Mais il s'agit d'une nouvelle version. À l'époque classique de la modernité, les êtres humains mettaient le monde en mouvement de façon individuelle et collective afin d'accroître autonomie et contrôle, tandis qu’au fil de ce que j'appelle la modernité tardive, le monde est devenu trop rapide pour l'autonomie : comme nos conditions de vie changent trop vite, il devient impossible de développer quelque chose comme une identité individuelle stable ou un projet de vie. Politiquement, la démocratie ne régule plus le changement social. Former une volonté démocratique est un processus chronophage et lent, raison pour laquelle le monde politique s'est tourné vers une forme de débrouillardise, se contentant de réagir aux problèmes et aux crises engendrés par les événements économiques et technologiques.
Il est difficile de dire si la modernité tardive et la globalisation sont des processus qui créent une homogénéité ou une hétérogénéité globales. Il semble que cela dépende des convictions et croyances de chacun : certains observateurs voient l'homogénéisation partout, tandis que d'autres, comme Michel Lussault, perçoivent des différences croissantes. Si l'on adopte une perspective temporelle, les tendances à l'homogénéisation et à l'unification sont certainement plus fortes que le mouvement inverse.
Hartmut Rosa
Les conséquences sont multiples, et il est certainement intéressant de les envisager en termes de conséquences pour l'espace et le temps. L'accélération sociale, de mon point de vue, modifie les deux à la fois, c'est pourquoi nous pouvons et devons parler de modification du régime spatio-temporel. Mais en dépit du terme employé (« globalisation »), je pense que les changements de la dimension temporelle sont l'élément moteur. Notre perception de l'espace est transformée parce que nous allons désormais plus vite quand nous en faisons usage. A bien des égards, nous percevons l'espace en fonction du temps nécessaire pour le parcourir. Quelle étendue couvre un voyage de Paris à New York ? On pourrait se le demander et obtenir la réponse : quatre semaines, ou dix jours (du temps des voyages en bateau), ou bien huit heures en avion, quelques secondes par Skype. En ce sens l'espace semble « annihilé » par le temps. Dans nos voyages d’aujourd'hui, le problème n'est pas l'espace, mais le temps. Ce sont les correspondances et les horaires qui nous préoccupent, pas les montagnes ni les déserts.
Néanmoins, l'accélération sociale a des conséquences problématiques. Les processus sociaux sont devenus trop rapides pour le monde situé « au-delà » de la société : les écosphères ne peuvent pas renouveler assez vite les forêts, les poissons ou les matières brutes nécessaires à notre consommation. L’excès de rapidité vaut aussi pour le monde « en-deçà » de nous : dans la psycho-sphère le nombre de gens victimes de « burnouts » atteint des records.
La vitesse haut débit des transactions économiques, des développements technologiques et des changements sociaux est également trop élevée pour la politique : la démocratie est un processus chronophage. Plus le monde est complexe et rapide, plus nous avons besoin de temps pour prendre des décisions démocratiques. Nous approchons donc d’une ère post-démocratique où la politique ne façonne plus la société mais où elle réagit seulement aux événements qui se déroulent à toute allure.
M. L
Mon analyse de géographe me mène évidemment à des conclusions un peu différentes de celle d’Harmut Rosa. Ainsi, à mon sens, les effets de l’accélération en matière d’espace et de spatialités humaines sont contre-intuitifs. Bien loin d’être annihilés, l’espace et la spatialité n’ont jamais eu autant d’importance, à un point tel qu’on peut même se demander si l’on ne vit pas un tournant spatial des sociétés. C’est-à-dire un moment où la question de la spatialisation des réalités sociales devient essentielle pour parvenir à définir la “co-habitationˮ des individus en société.
Par ailleurs, il me semble que la mobilité physique des biens et des personnes connaît désormais un régime normal : elle continue de croître régulièrement mais sans emballement et la course à la vitesse pure semble terminée. Désormais, les gains de rapidité des trajets dépendent plus de l’amélioration des logistiques et de la fiabilisation des parcours que d’un accroissement spectaculaire de la vitesse. En revanche, en matière de mobilité immatérielle, nous vivons une phase d’expansion géométrique de la télécommunication numérique qui concerne désormais tous les compartiments de la vie sociale.
Alors que la mobilité physique est une dimension mature de l’organisation sociale et de la vie au quotidien, la télécommunication et l’hyperspatialité en cours de généralisation en constituent de nouveaux principes directeurs. Les fondements de mutation des cultures temporelles et spatiales se trouvent maintenant du côté du numérique, comme ils le furent auparavant du côté des transports.
Michel Lussault
Les conséquences de ce mouvement de mondialisation sont évidemment considérables, mais aucune ne va dans le sens d'une disparition de l'importance de l'espace dans l'organisation de la vie individuelle et sociale. Je pense même que plus la mobilité s'impose, plus les rythmes sociaux deviennent des enjeux, plus la vie numérique imprègne les existences, plus l'espace, son organisation, ses usages (ce que j'appelle les spatialités) deviennent essentiels.
Ainsi, la vitesse et l'accélération n'ont pas annihilé l'espace, mais ont complexifié de façon remarquable les manières de vivre et de cohabiter. Pour chaque individu contemporain, mobile et connecté, qu'il le veuille ou non, l'expérience de l'espace-temps de vie quotidienne est une “épreuve” à laquelle il doit consacrer une énergie importante. C'est en ce sens que j'analyse les compétences élémentaires de spatialité que les acteurs sociaux doivent maîtriser pour parvenir à leurs fins et cohabiter avec autrui.
H. R
Je ne suis pas certain que la mobilité « s'affirme » ou augmente. Après tout, Paul Virilio a peut-être raison : à la suite de la révolution des transports qui nous a fait bouger dans le monde entier, survint la révolution des transmissions qui a introduit le monde dans nos salons et sur nos écrans au moyen de flux de données.
Elle sera suivie par la révolution de la transplantation qui a déjà débuté. Nous allons bidouiller nos cerveaux et nos récepteurs sensoriels au moyen de l’électronique et de produits pharmaceutiques capables de gérer tous ces flux. En définitive, le transport physique des corps apparaîtra trop lent : nous deviendrons inertes, tandis que les flux de données et de matériaux flotteront sans fin autour de nous. Dans cet état, l'espace n'a plus vraiment d'importance.
Hartmut Rosa
La réponse n'est pas facile. De mon point de vue, il existe une idée centrale dans la modernité, une grande promesse humaine : nous n'acceptons aucune des limites que nous imposent les pouvoirs sociaux. Nous n'acceptons pas que l'église, ou le roi, nous disent ce que nous devons faire, et nous luttons même pour surpasser les limites que nous impose la nature. Ainsi nous décidons si les pièces où nous vivons sont claires ou sombres, s'il y fait chaud ou froid, indépendamment de l'heure et du temps qu'il fait dehors. Nous décidons même de manger des fraises ou des bananes ou des ananas.
Alors pourquoi devrions nous accepter la domination d'une loi sociale, la loi de l'accélération, que nous nous sommes imposée à nous-mêmes, certes, mais par inadvertance ?
En principe, je ne vois que deux avenirs possibles. Soit nous remanierons complètement nos corps et nos esprits pour devenir « transhuministes », des ordinateurs fusionnés à des cerveaux dans des corps dopés tant d’un point de vue pharmaceutique que technologique. Soit nous nous remémorerons la grande promesse de liberté et d'indépendance qui est la promesse et le rêve de la modernité, à savoir l'idéal de l'autonomie.
Même s'il est difficile de voir comment reprendre le contrôle de ce monde galopant alors que la démocratie ne semble plus en être l'outil adéquat, en tant que sociologue, je penche pour la deuxième possibilité. Le problème vient des hommes, il peut donc être résolu par les hommes. Nous avons besoin pour cela d'une révolution économique qui nous conduise au-delà du capitalisme, d'une révolution politique qui débouche sur quelque chose comme le revenu minimum, et d'une révolution philosophique qui redéfinisse notre conception du bien-vivre.
M. L
Je pense, comme Harmut Rosa, que nous devons envisager de nouvelles manières de concevoir la “bonne vieˮ, ce que je nomme un nouvel ordre de la “co-habitationˮ entre les individus. Mais je crois que cela doit s’appuyer sur une réelle compréhension des cultures spatiales et temporelles actuelles du Monde urbanisé et pas sur leur rejet. Il me semble qu’il existe un risque de promouvoir, sous couvert de traiter les problèmes de vulnérabilités des sociétés contemporaines, des pensées conservatrices et mêmes réactionnaires, qui recyclent des valeurs périmées.
Vu d’Europe, la mondialisation inquiète. Cette inquiétude exprime surtout que nos cadres intellectuels classiques ne sont plus pertinents pour appréhender les situations actuelles. Je suis donc plutôt partisan de l’invention de nouvelles théories et de nouvelles pratiques habitantes, fondées sur la reconnaissance du droit à la mobilité, sur celle de l’importance de la vie numérique, en même temps que sur de nouvelles modalités relationnelles entre humains et non humains et sur le souci environnemental.
Michel Lussault
Il est certain que nous redécouvrons un peu plus chaque jour que les systèmes spatiaux que l'urbanisation installe sont à la fois de plus en plus puissants et de plus en plus vulnérables. Cette vulnérabilité n'est pas qu'environnementale, mais aussi sociale, économique, politique, technologique. Sans doute, les questions liées au changement global comptent beaucoup pour nous faire prendre conscience que nos puissances sont fragiles.
Face à cela, il me semble qu'il importe que nous redonnions à la question de la cohabitation, à toutes les échelles, une place centrale. il nous faut collectivement réinventer des manières de “vivre ensemble” qui assurent l'habitabilité pour tous de l'écoumène. Et pour cela, nous aurons besoin de toutes les ressources mobilisables et en particulier de cette ressource renouvelable à l'infini qui est celle de la pensée et de la créativité. Nous ne vivons pas le temps de la fin (de l’histoire), mais un nouveau moment d'invention des possibles.
H. R
C'est en effet très optimiste. Je suis d'accord avec l'idée que les « systèmes » (technologiques et économiques) sont à la fois plus puissants et plus vulnérables, mais le problème vient du fait que ce n'est pas le nous, pris comme sujet politique, qui est puissant. La société de la modernité tardive manque à la fois d’une vision claire du but à atteindre – comment nous voulons vivre et qui nous voulons être – et d’institutions politiques dont elle pourrait se servir pour modeler ou amener les changements sociaux et technologiques. Il n'existe pas de sujet politique à même de tout contrôler.
J'ai donc peur qu'au lieu de reconquérir notre autonomie politique, nous devenions « transhumains ». Nous allons devoir perfectionner technologiquement nos esprits et nos corps pour suivre le rythme des flux qui nous entourent. Personne ne peut donc prédire quel aspect aura la destination finale vers laquelle nous faisons cap. Ce qui est certain, c'est que nous ne sommes pas aux commandes.
Pour citer cette publication :
Hartmut Rosa et Michel Lussault (31 Mars 2014), « Quels effets de l'accélération des rythmes sociaux ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 22 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./regards-croises/2261/quels-effets-de-lacceleration-des-rythmes-sociaux
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