La crise fait émerger de nouvelles stratégies de survie et de collaboration entre inconnus pour voyager moins cher ou se loger à moindre coût.
J’évoquerai aujourd’hui des pratiques quotidiennes qui émergent dans les villes et comment les gens changent de vie sous l’effet de différents facteurs. A cause de l'austérité, du chômage, ou parce que les gens ne peuvent pas survivre financièrement en ville, mais aussi une envie de lever le pied, d’être « objecteur de croissance ». Je me place dans la perspective de John Urry et de son ouvrage « Societies beyond Oil », qui explore un avenir à faible émission de carbone, dans lequel les individus se partagent les ressources, inventent de nouveaux modes de vie réduisent leurs besoins énergétiques, soucieux du futur qu’ils préparent à leurs enfants, etc. Je présenterai donc aujourd’hui quelques exemples concrets de ce phénomène. À Hambourg, nous ne nous contentons pas d’étudier la ville à faible émission de carbone, les pratiques du jardinage, du partage des ressources et d’une participation à cette consommation collaborative visant à réellement « lever le pied ». Les gens font aussi cela à cause d’impératifs financiers qui contraignent les citadins à réduire leur train de vie, à trouver des parades lorsque, par exemple, ils n’ont pas assez d’argent pour un billet Hambourg-Berlin. Ils sont alors obligés de trouver d’autres moyens de faire le trajet.
Je me propose de montrer les relations qui existent entre ces pratiques de mobilité collective et les infrastructures urbaines numériques. Prenons l’exemple de « Airbnb ». Airbnb est un site Internet de location de courte durée, qui n’est qu’un exemple parmi les nombreux services qui ont fleuri en ligne et qui permettent de proposer une chambre, voire une tente au fond du jardin à une personne qui cherche un hébergement. Or ce service se monnaye et s’apparente donc à de l’hôtellerie. Sa popularité va croissant : des millions de personnes partagent ainsi leur lieu de vie à Berlin et dans de grandes villes comme New York et Hambourg. Ils le font pour arrondir leurs fins de mois, mais souvent aussi parce que c’est un moyen de conserver leur logement. « Comment faire pour pouvoir rester ici ? » se disent-ils. « Eh bien, je pourrais louer une chambre pendant deux jours, deux semaines, et ainsi conserver la maison dans laquelle je vis, bien que mon mari ait perdu son travail à cause des réductions d’effectifs l’an dernier, etc. ». C’est un exemple. J’analyse pourquoi les gens agissent ainsi, mais aussi comment les relations humaines s’en trouvent modifiées. Quelles formes prennent les interactions entre inconnus réunis sous un même toit ? À l’origine de ces pratiques, il y a la volonté de mener un train de vie plus abordable dans sa ville. Ce qui est tout à fait intéressant, ce sont les reconfigurations de nos modes de socialisation, du fait de la nécessité de survivre dans le lieu où l’on vit.
Le deuxième exemple a trait au réseau ferré en Allemagne où j’ai fait l’essentiel de mes travaux d’ethnographie l’an dernier. Je suivais les voyageurs pour observer les problèmes qu’ils rencontraient face au système ferroviaire principal. Premier constat : le réseau ferré allemand est très cher pour l’usager moyen. Disons que le billet Berlin-Hambourg coûte 70€. C’est bien trop, non seulement pour les étudiants ou les chômeurs, mais aussi pour n’importe quel salarié moyen en Allemagne. D’où la naissance du « partage de billets ». C'est un bon exemple de la façon dont les gens s'organisent collectivement pour survivre dans le cadre normal du système ferroviaire allemand. Voici en quoi cela consiste : pour faire ce même trajet Berlin-Hambourg, les voyageurs profitent d’une offre du réseau ferré allemand permettant de voyager à cinq pour 50€ sur une portion d’un trajet un peu plus long. Ce billet leur revient à 10€ au lieu de 70€ et leur permet d’atteindre leur destination. Or, il est entendu qu’on ne voyage pas toujours à cinq, les membres d’une famille ne se déplacent pas toujours ensemble et nos amis ne nous accompagnent pas dans tous nos déplacements. Les gens se postent donc dans les gares et tâchent de repérer des voyageurs avec qui partager leur billet. Mais ce n’est pas tout : ils utilisent une plateforme en ligne, carpooling.com en particulier, ou bien sa version allemande, pour entrer en contact avec des personnes effectuant le même trajet.
Sur carpooling.com, par exemple, l’internaute se connecte et regarde qui a prévu de se rendre au même moment de Berlin à Hambourg, et constate, « tiens, ce trajet est parfait ! ». On y pratique non seulement le covoiturage mais aussi le partage de billets. On y lit par exemple « j’ai quatre places sur mon billet de train, on se donne rendez-vous sur tel quai à telle heure? ». Cette pratique a pris des proportions considérables. Ceux-là utilisent la plateforme Internet mais même les usagers moins connectés font le pied de grue dans les gares. Ils se postent à des emplacements précis et interagissent avec des inconnus selon un mode particulier. Dans leur vie quotidienne, les gens interagissent désormais régulièrement avec des inconnus. Cela implique d’avoir confiance et d’employer certaines formes d’interactions. Car il n’est pas anodin d’interpeller quelqu’un pour lui dire : « Est-ce que je peux voyager avec toi pendant les deux heures à venir ? » n’est-ce pas ? Les gens le font par nécessité. Pourquoi ? Ils ne se disent pas simplement : « Je veux arrêter d’utiliser ma voiture pour prendre le train et partager ce trajet ». Ils s’y mettent parce qu’ils n’ont pas d’autres moyens abordables de se rendre, par exemple, au travail. Ou encore parce qu’ils veulent passer tous les week-ends à Berlin chez leur petite amie mais comment faire ? Les gens n’ont pas d’autre choix que de réduire les coûts des trajets parce que le voyage coûte trop cher.
Voilà donc un autre exemple de ce phénomène. J’ai aussi remarqué le rôle tout à fait capital que joue la gare. L'endroit où se tiennent les gens est très important. Il faut être à côté d'une billetterie automatique où vous pouvez interpeller un usager, avant qu’il n’achète son billet et lui proposer de partager. Autre point : l’importance du billet lui-même. Les gens qui cherchent à partager leur billet l’ont à la main, le brandissent et l’agitent en essayant de repérer des personnes à aborder. Souvent, le ticket est sorti, agité dans les airs. La gare, la billetterie, le billet de train, l'agencement matériel est très important. Ces objets matériels sont donc extrêmement importants dans notre vie mobile de tous les jours : ils sont en quelque sorte les acteurs de cette vaste mise en scène, de cet assemblage qui se met en place et que l’on pourrait qualifier de « voyage à petit budget ». Autre détail fondamental, bien sûr, l’interaction humaine elle-même. Je me suis également inspirée des études du sociologue Erving Goffman, qui s’est beaucoup intéressé aux interactions interpersonnelles dans les espaces publics. Les gestes qu’on esquisse les uns envers les autres, les regards échangés, ou les regards vers le bas quand on veut éviter de parler aux autres. Dans le cas de figure qui nous intéresse, les gens passent leur temps à s’observer les uns les autres : qui se rend sur quel quai ? Où vont-ils ? Leur sourit-on ? Ne leur sourit-on pas ? Ces aspects sont également très intéressants pour moi.
Que se passe-t-il donc ici ? Nous avons un bel exemple de ce que l’on appelle « l’économie du partage » ou la « consommation collaborative », dans lequel les technologies en ligne permettent aussi le partage de ressources « hors ligne ». Plusieurs acteurs entrent en jeu : le réseau ferré allemand Deutsche Bahn, tout d’abord, qui émet les billets groupés. La pratique du partage n’est pas en soi illégale, bien sûr, mais la frontière est fine. On se demande constamment si l’opération promotionnelle sera encore valable dans six mois. Cela dépend de l’offre du système ferroviaire, le dispositif demeure donc tributaire de l’infrastructure principale. Intervient ensuite l’autre acteur influent, l’usager qui achète le billet de train et se met en quête de compagnons de voyage. On l’appelle couramment « le manager ». Autre détail important : l’endroit où il se poste, qui n’est pas laissé au hasard. La gare principale est comme une scène où les personnes se positionnent aux emplacements définis. C’est exactement ce que je voulais illustrer par cet exemple : la manière dont ce type de configuration prend forme et le lien qui s’établit entre cette pratique de mobilité collective et les infrastructures numériques urbaines. Autre aspect d’importance, la façon dont une infrastructure peut être détournée pour reconfigurer instantanément ce dispositif. Il existe désormais une sorte de « mafia », comme on dit familièrement, qui tire profit de ce système en se procurant un tel ticket pour faire la navette toute la journée. Ces personnes achètent par exemple un billet Berlin-Hambourg, font l’aller-retour car ils trouvent cinq personnes à Hambourg, puis cinq à Berlin, et empochent à chaque fois un bénéfice. Ils tournent donc à leur profit cette économie du partage. Cela se passe souvent comme ça : tandis que certains s’organisent et essaient de partager les ressources, d’autres détournent le système à leur profit.
Je crois que pour garantir le futur de ces pratiques, il est impératif que les professionnels les observent sur le terrain et se disent : « Ce sont les besoins des citadins aujourd’hui. Ils ont besoin de voyager moins cher. Que peut-on faire ? Quelles solutions peut-on imaginer pour faire évoluer notre organisation ? » Loin de moi l’idée de critiquer le système ferroviaire allemand, bien sûr, mais je pense que toute organisation doit s’interroger : Quels sont les besoins des citadins ? Quels sont les besoins qui ont évolué ? Il faut penser ces paramètres en termes de besoins réels. Pour résumer, j’ai évoqué aujourd’hui les questions suivantes. Comment les gens réinventent leur ville pour survivre et perçoivent l’autre dans l’espace public ? Comment se reconfigurent la confiance et le rapport aux inconnus ? Quel rôle joue l’infrastructure dans notre espace public, dans nos villes. Voilà trois questions auxquelles je n’apporte pas de solutions mais qu’il est important, je pense, de poser, pour chercher des réponses et comprendre ce qui se joue vraiment dans le rapport entre les infrastructures et les êtres humains.
Politiques
Pour citer cette publication :
Paula Bialski (29 Avril 2014), « Réduire la consommation grâce à l’économie du partage », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 25 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/2319/reduire-la-consommation-grace-leconomie-du-partage
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