Le secteur des transports est aujourd’hui, dans le monde, le deuxième émetteur de gaz à effet de serre après le secteur de l’énergie. Mais, contrairement à celles de ce dernier, ses émissions continuent de croître fortement. Elles pourraient même augmenter de 60% d’ici 2050 selon l’OCDE. Aussi, dans un futur proche, ce secteur pourrait devenir le premier émetteur de GES, ce qui est déjà le cas dans certains pays développés. Où en sont les politiques publiques ? Voilà ce qui a mené une équipe internationale à parcourir le monde à la recherche de politiques de transition vers des mobilités décarbonées.
Selon John Urry, nous assistons aujourd’hui à la remise en cause des modes de vies mobiles carbonés. Considérant les émissions de gaz à effet de serre et le poids des énergies fossiles dans le système de mobilité actuel, une transition vers des mobilités moins émettrices en CO2 2 apparaît à la fois nécessaire et souhaitable. Cette transition d’un régime de mobilité très largement fondé sur le pétrole à un autre moins émetteur en CO2 est appelée transition mobilitaire dans le cadre de ce projet. Quelle forme prend cette transition à travers le monde ? Via quels acteurs et quels discours est-elle portée, accompagnée ou entravée ?
Voilà l’interrogation qui a poussé Tim Cresswell et Peter Adey, accompagnés d’une équipe internationale de cinq post-doctorants, à explorer la transition mobilitaire à travers les politiques de mobilité de quatorze pays dans le monde, de l’Afrique du Sud à l’Amérique du Nord en passant par l’Asie du Sud-Est, l’Europe, le Moyen-Orient et l’Amérique Latine 1, choisis pour représenter des géographies, des stades de développement, des types de gouvernance et des niveaux d’engagement dans la lutte contre le réchauffement climatique différents.
Les chercheurs appréhendent les politiques de mobilité selon le cadre théorique élaboré par Tim Cresswell : pour lui, la mobilité résulte de la combinaison du mouvement physique (déplacement d’un point A à un point B), des significations qui lui sont données (imaginaires, normes) et de la manière dont elle est pratiquée. Ils s’attachent ainsi à :
Ces politiques ont été étudiées aux échelles internationale – à travers les doctrines des Nations Unies et de l’Union européenne - et nationale. Chaque pays a fait l’objet d’une étude de la littérature grise, accompagnée d’entretiens auprès d’acteurs-clés de la mobilité à trois niveaux:
Entré dans sa dernière phase, le projet s’attache aujourd’hui à comparer la situation des quatorze pays étudiés et à fournir, sur cette base, des éléments de proposition pour une politique de transition mobilitaire idéale. Il donnera lieu par la suite à une publication réunissant les conclusions théoriques et politiques du projet, les quatorze rapports nationaux et leurs 43 études de cas, la position des institutions internationales (ONU, UE) ainsi que les recommandations pour une politique de transition mobilitaire.
Si on reprend la classification proposée par l’ONU des stratégies mises en place par les pays pour réduire leurs émissions de CO2, il ressort que :
L’austérité budgétaire facilite les initiatives d’acteurs privés , spécialement au travers des partenariats public/privés comme au Chili, en Corée du Sud, aux Émirats unis ou aux Pays-Bas. Plus généralement, on constate une multiplication des initiatives et des services relevant d’une gestion plus libérale de la mobilité. Ces nouveaux services répondent ainsi davantage à une logique économique et commerciale, quand ils étaient jusqu’ici plus souvent considérés - dans une logique plus politique - comme un droit. C’est le cas au Portugal par exemple, où l’accent est mis désormais sur l’offre, sa flexibilité et sa rentabilité plus que sur les enjeux d’accessibilité du territoire. Dès lors, ces politiques répondent à des enjeux de court terme aux dépens d’un horizon temporel plus lointain appelé par la transition .
Les métropoles , insérées dans des réseaux d’acteurs internationaux comme le réseau de villes C40, sont devenues plus innovantes que les États.
Autre tendance notable : l’émergence d’une société civile de plus en plus compétente et structurée qui s’érige parfois en partenaire des pouvoirs publics, parfois en contre-pouvoir, pour rappeler aux États leurs engagements internationaux pris pour lutter contre le changement climatique (on peut notamment citer le procès intenté à l’État Néerlandais par l’association Urgenda, procès qu’elle a remporté). La transition est alors initiée par le « bas » . Pour être généralisées certaines initiatives (distribution de carte d’abonnement aux transports collectifs, aide à l’achat de vélo, comme à Auckland) auraient toutefois besoin du soutien de l’État .
Plus généralement, l’efficacité des politiques de décarbonation semble dépendre de la prise en compte des contextes locaux (géographique, culturel) et de l’implication des populations locales dans les actions de transition.
Alors que les émissions de GES sont largement le fait des pays les plus développés ou des groupes sociaux les plus aisés, certaines des mesures les plus fréquemment appliquées (taxes carbones, péages urbains taxant les voitures, subvention à la voiture électrique, etc.) creusent les inégalités sociales existantes. Ainsi, en Norvège, les crédits d’impôts accordés pour l’achat d’un véhicule électrique bénéficient aux plus aisés qui en font en outre un véhicule d’appoint de leur voiture à essence !
Les pays prennent des engagements sur la scène internationale en ce sens, en particulier pour devenir leader en matière de durabilité. Ce volontarisme affiché peine souvent à se traduire concrètement dans les politiques nationales. La mobilité fait l’objet de politiques fragmentées entre diverses institutions : elle n’est pas reconnue comme un objet politique à part entière. En outre, elle reste attachée au service d’autres politiques, au premier chef celle de la croissance économique , même lorsqu’une croissance verte affichant des objectifs de décarbonation est recherchée. Les États poursuivent ainsi souvent des politiques contradictoires, comme Singapour qui réduit l’usage de la voiture individuelle tout en construisant un gigantesque hub aéroportuaire international.
La transition vers des mobilités décarbonées est incompatible avec l’essor des flux de déplacement, fussent-ils plus verts. On a besoin de questionner le rôle des déplacements, depuis trop longtemps pensés comme une simple modalité d’ajustement entre les diverses activités du quotidien (travail, consommation, accès aux services et aux loisirs). Cela permettrait d’éviter des déplacements inutiles ou subis à des habitants, qui aspirent par ailleurs, pour nombre d’entre eux, à vivre plus en proximité.
À l’international, pour éviter les simples effets d’affichage, les États pourraient fournir des objectifs clairs et chiffrés de réduction des émissions de GES pour le secteur des transports , ce qui n’est encore que très rarement le cas comme en atteste le détail des engagements des États dans l’accord de Paris 3. Peut-on continuer à faire l’impasse sur les émissions de GES du transport aérien et maritime, grands absents des accords internationaux sur le climat, quand leur poids est grandissant ? Afin de mieux prendre en compte les questions sociales et environnementales, les politiques nationales gagneraient à être systématiquement évaluées à l’aune d’indicateurs autres que le PIB, qui mesure la seule croissance économique et encourage celle des mobilités.
La décarbonation des mobilités concerne une pluralité de secteurs d’action publique : transports et infrastructures, logement, emploi, santé, éducation, etc. Pour que les politiques en la matière soient effectives, il est indispensable d’associer la décarbonation des mobilités aux autres objectifs des politiques publiques. Par exemple, la promotion des modes actifs (marche, vélo) pourrait, comme cela se pratique déjà en Grande Bretagne ou à Singapour, être associée à la lutte contre la sédentarité et l’obésité, la pollution atmosphérique et les maladies respiratoires.
Constituer des coalitions de décarbonation dont les États peuvent se faire les partenaires en aidant à généraliser les initiatives locales. En outre, l’inclusion large des populations dans la définition des politiques contribue à leur meilleure acceptabilité, à leur plus grande efficience et à une prise en compte des contextes locaux plus adaptée.
La mode est au véhicule électrique et à la smart city. Or, le bilan carbone du véhicule électrique, qu’il s’agisse des émissions liées à sa construction, aux modalités de production d’électricité (via le charbon comme en Corée du Sud, Afrique du Sud, etc.) ou au recyclage des matériaux reste controversé. Ainsi, l’amélioration des performances énergétiques de la voiture et le report des déplacements en voiture vers des modes de transport collectifs seuls, sont insuffisants pour atteindre l’objectif de réduction par 4 des émissions de GES du secteur des transports d’ici 2050 4. En effet, ces politiques n’affectent pas les pratiques de mobilité, et sont même susceptibles de les intensifier , alors qu’il est nécessaire de diminuer les kilomètres effectués en valeur absolue. Méfions-nous également des grands projets technologiques, clés en main, motivés par des enjeux de communication et nécessitant de très lourds investissements (comme les véhicules individuels automatisés de Masdar City). Ils peuvent se révèler in fine inadaptés aux contextes locaux et ne concerner qu’une très petite fraction de la population.
Il est possible de diminuer la vitesse, la fréquence et la distance des déplacements, voire d’en supprimer certains, grâce à des mesures qui transforment les pratiques de mobilité et les représentations collectives qui y sont associées comme :
Les actions menées en faveur d’une mobilité décarbonée devraient anticiper les conséquences des mesures déployées (taxe carbone,péages urbains, subventionsà la voiture électrique...) en matière d’inégalité. Le coût de la transition ne doit pas peser sur les plus modestes,
qui sont aussi les moins responsables des émissions de GES liées à la mobilité , mais sur les pays, les entreprises et
les groupes sociaux les plus émetteurs.
Pour assurer une transition juste et efficace, l’effort à réaliser doit ainsi tenir compte des ressources et de la contribution de chacun aux émissions de gaz à effet de serre. La mise en place de mesures égalitaires pour lutter contre le changement climatique est une condition de l’engagement de tous les citoyens dans cette lutte.
Pour que tout cela puisse advenir, cela passe notamment par une remise en cause plus globale et systématique de la survalorisation et de l’injonction à la mobilité, très présente dans les discours, les représentations collectives, certains textes juridiques ou encore dans la conception des indicateurs économiques et de développement.
(Cette recherche était initialement intitulée : Vivre à l'ère de la transition mobiliaire .)
Retrouvez le détail des premiers résultats en vidéo avec Tim Cresswell et Peter Adey :
1 Afrique du Sud, Brésil, Canada, Chili, Corée du Sud, Emirats Arabes Unis, Grande-Bretagne, Kazakhstan, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Portugal, Singapour, Turquie.
2 Il s’agit de la classification ISA : « Improve, Shift, Avoid »
3 L’analyse des contributions nationales des États pour la Cop 21 de Paris en 2015 par le bureau d’études allemand GIZ montre que 80% des États ne prennent aucun engagement chiffré sur la réduction des émissions du secteur des transports.
4: Source : Vincent Kaufmann, Emmanuel Ravalet From weak signals to mobility scenarios: A prospective study of France in 2050 Transportation Research Procedia 19 (2016)18-32.Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
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