Si tous les chinois adoptent la voiture, les dirigeants communistes vont devoir sortir des sentiers battus pour trouver des solutions politiques permettant d’éviter l’asphyxie du pays.
J’aimerais vous parler aujourd’hui du « verdissement » des voitures en Chine. Le principal enjeu de la recherche contemporaine sur les mobilités est de déterminer comment – ou plutôt, si – une transition socio-technique vers un système de « transport durable » est possible. Les transports étant responsables de près d’un quart des émissions de gaz à effet de serre de la planète, ils sont la clé de la lutte contre le changement climatique. À cet égard, l’évolution la plus significative est sans doute la transformation de la mobilité qu’a connue la Chine ces dernières années un pays qui occupe aujourd’hui une place centrale dans l’économie mondiale. Et pourtant, en 20 ans, ce pays est passé d’une société où les moyens de transport lents étaient légion – à pied, en charrette et même à dos d’âne – à une société basée sur des moyens de transport rapides, essentiellement automobiles. Et même si la Chine émet en 2005, environ sept fois moins de gaz à effet de serre par habitant que les États-Unis, c’est aujourd’hui l’un des pays qui affichent le plus fort taux d’émission de la planète, et ce chiffre est bien sûr en augmentation continue.
Le nombre de voitures a considérablement augmenté en Chine, ne serait-ce qu’au cours de la dernière décennie. Alors que l’on recensait près de 9 millions de véhicules en 2004, ce chiffre atteignait 40 millions en 2010. Il devrait continuer à augmenter de 7 ou 8 % au cours des 20, 30 années à venir. Même si les prévisions divergent, le nombre de véhicules pourrait avoisiner les 100 millions dès 2015. Fort de sa population et de l’augmentation des revenus par foyer, la Chine est devenue l’un des plus grands marchés automobiles du monde. Toutefois, la concentration de véhicules, bien que croissante, y demeure relativement faible, surtout par rapport aux États-Unis. Ce qui laisse présager une augmentation spectaculaire du taux de motorisation, qui risque d’entraîner des problèmes considérables. En résumé, il est tout simplement impensable d’appliquer à la Chine, par extrapolation logique, le taux de motorisation en vigueur aux États-Unis. Cela équivaudrait à un total de quelques 970 millions de voitures, soit 50 % de plus que le parc automobile mondial de 2003, et une consommation supérieure à 100 % de la production de pétrole mondiale.
C’est pourquoi le « verdissement » de la mobilité urbaine en Chine est une question urgente et mondiale, qui représente un défi extrêmement difficile et complexe, car à multiples facettes. Il s’agit de relever le défi de la transition d'un système existant à un nouveau modèle à construire. Mais que doit-on entendre par « système » ? L’innovation ne se résume pas seulement à l’introduction de nouvelles technologies, c’est un fait de plus en plus reconnu. Au contraire, elles ne sont développées et adoptées que si elles sont conçues pour s’adapter à un contexte social, économique et culturel donné. Et ce processus contribue à son tour à façonner ces conditions sociales. Ainsi, étant donné que le lien de causalité entre ces différents « facteurs » est complexe, qu’il n’est pas linéaire, qu’il va dans de multiples directions, il n’est pas pertinent d’analyser chaque facteur séparément. Au contraire, ce n’est que dans leur ensemble que ces facteurs forment un système à la fois social et technologique, un système socio-technique. Et, parmi les systèmes les plus importants et les mieux implantés dans la société moderne, il y a la voiture, l’automobilité. En sciences sociales, de plus en plus d’études d’excellente qualité traitent de la transition mobilitaire et de la réduction des émissions de carbone à partir de ces systèmes de transition innovants. Le problème est que la promesse est difficile à tenir pour les décideurs qui tentent d'agir en essayant d'initier et de soutenir des transitions urgentes vers des systèmes réduisant les émissions de carbone.
C’est là une question clé, qui je pense est liée à l’absence, ou du moins à une conception erronée du pouvoir. Le pouvoir est communément défini comme ce qui est détenu par un groupe d’individus et lui permet de contraindre d’autres individus à agir contre leur gré. Cette conception du pouvoir est foncièrement négative : elle repose sur une coercition illégitime et consiste essentiellement à empêcher les autres de faire ce qu’ils auraient fait. Si l’on s’en tient à cette conception, il est impossible d’expliquer le processus de transition du pouvoir. Comment ceux qui détenaient le pouvoir finissent-ils par le perdre alors qu’ils l’exerçaient ? Et comment les autres l’ont-ils acquis, alors qu’ils en étaient dépourvus ? Manifestement, cela pose un problème majeur lorsqu’il s’agit d’analyser la transition d’un système à un autre, automobilité comprise, dans laquelle les systèmes en place font intervenir de nombreux acteurs puissants. C’est le cas pour l’automobilité, notamment pour les industries automobiles, pétrolières, etc. La question centrale sur le pouvoir consiste à se demander « comment » ? Comment ceux qui détiennent maintenant le pouvoir en sont-ils arrivés là ? Comment parviennent-ils à maintenir leur position ? Et comment les autres acceptent-ils, supportent-ils ou résistent-ils à la privation de pouvoir ? Pour répondre à ces questions, il nous faut approfondir notre conception du pouvoir. Le pouvoir est considéré d’une manière générale comme un jeu de relations, relations de pouvoir, relations arbitrées par des technologies spécifiques au sens large. Elles peuvent être de l’ordre du discours, de modes d’évaluation ou de raisonnements. De ce point de vue, le pouvoir est productif en ce qu’il est constitutif de systèmes socio-techniques précis. Le pouvoir est normativement ambigu, pas uniquement négatif ; d’un point de vue empirique, la question est de savoir s’il est fondé sur la coercition ou le consentement. Plus probablement, il s’agit d’un mélange complexe des deux. Autrement dit, le pouvoir va permettre la transition d’un système à un autre – ou plus exactement, la transition de système n’est pas dissociable de la transition de pouvoir. L’origine du changement d’un système socio-technique en matière de mobilité doit donc aussi être analysée à l’aune de la question centrale : quelles sont les coalitions et identités politiques alternatives capables de piloter un système de transition émergente ? De manière plus cruciale, comment seront elles favorisées par les technologies émergentes, sachant que les nouvelles coalitions au pouvoir ont un rôle déterminant à jouer pour élaborer et mettre en œuvre ces technologies ?
Retour en arrière. Considérons la transition mobilitaire en Chine depuis cette perspective. Malgré les faillites et la prise de conscience croissante des multinationales automobiles qu’il est nécessaire de produire des véhicules plus propres, l’industrie automobile n’a connu aucune évolution majeure. La préférence des industriels pour la production et l’amélioration des véhicules à moteur à combustion interne demeure inaltérée et l'on n'a pas assisté non plus à l’émergence de nouveaux acteurs proposant des évolutions révolutionnaires. Cependant, c’est en Chine que l’exception la plus significative à cette stratégie industrielle a vu le jour. Le gouvernement et les entreprises chinoises ont saisi l’opportunité des véhicules électriques pour créer la rupture nécessaire à la production de marques compétitives à l’échelle mondiale. Chine pratique la politique industrielle la plus agressive du monde pour la promotion des véhicules électriques. Malgré tout, les ventes de véhicules électriques ces dernières années en Chine ont été un échec cinglant. Les objectifs de vente fixés pour les villes pilotes sélectionnées par le gouvernement n’ont pas été atteints, tant s’en faut. Et les rares ventes sont en grande partie limitées aux flottes de taxis gérées par les municipalités. Enfin, les ventes privées sont quasiment inexistantes, surtout en raison du prix de vente élevé des voitures électriques lié au coût de la batterie.
Il est intéressant d’évoquer un autre cas, plus prometteur : l’innovation de rupture du deux-roues électrique. Une innovation de rupture peut, dans un premier temps, sembler receler des possibilités plus restreintes que les produits déjà existants sur le marché selon à travers le filtre des définitions sociales du produit et de sa fonction. Mais, si les nouveaux produits sont proposés à moindre coût et qu’ils permettent éventuellement de nouvelles combinaisons de fonctions, un nouveau champ se libère et pourra – à terme, lorsque l’innovation de rupture se sera améliorée – profondément perturber le marché. L’appareil photo numérique, par exemple, fait figure de cas d’école. Selon une conception habituelle des études sur l’innovation, les inventions à l’origine d’une transition peuvent, au départ, apparaître comme secondaires et minimes, voire peu prometteuses dans un système en place. C’est précisément ce qui caractérise l’innovation de rupture. Par ailleurs, il ressort de la littérature que les entreprises chinoises sont plus performantes en termes d’innovation de choc que dans le domaine de l’innovation de pointe, hi-tech ou des brevets. Les deux-roues électriques en sont un exemple frappant. Les entreprises chinoises qui les produisent, proposent aux consommateurs des variantes de produits existants très populaires. Cette dynamique a créé une impulsion et une source de revenus qui ont permis d’investir davantage dans la recherche et développement et ainsi de favoriser l’innovation, la croissance, le progrès etc.
Nous constatons donc un fort contraste avec l’échec retentissant qu’a connu jusqu’alors le modèle hi-tech de véhicule personnel électrique, malgré les subventions du gouvernement. Des efforts considérables ont été déployés en vain pour vendre ces véhicules qui demeurent beaucoup plus chers que les voitures à moteur à combustion interne traditionnelles. Ils dépendent donc entièrement des subventions publiques. À l’inverse, les deux-roues électriques sont omniprésents en Chine aujourd’hui et devraient atteindre 120 millions à l’horizon 2010. Ils présentent l’avantage d’être bon marché, rapides ils peuvent atteindre 40 à 50 kilomètres heure ; ils sont maniables, capables de se faufiler à travers les rues encombrées et de monter sur les trottoirs. De plus, ces deux-roues électriques, bestsellers sur cet immense marché spontané qu’est la Chine, sont des marques chinoises. Enfin, en plus d’être électriques, plus petits, plus légers et plus mobiles, ils ont un meilleur bilan éconergétique qu’un véhicule électrique, et a fortiori, qu’une voiture traditionnelle. Pour finir, ce succès intervient non seulement sans le soutien du gouvernement, mais même en bravant les tentatives d’interdiction de ce type de véhicule dans le pays tout entier. Ces deux-roues électriques, et c’est l’aspect le plus important, ont la capacité de redéfinir la vision hiératique de la voiture dans la société. La forme de la future voiture peut être intégralement redessinée, puisque le moteur et la transmission d’un moteur à combustion interne sont supprimés pour laisser la place à une transmission électrique, autour de laquelle s’agencent les autres éléments de la voiture traditionnelle. Le développement de voitures électriques à partir du deux-roues électrique permet notamment aux concepteurs d’étudier comment modifier radicalement la forme, la conception même de la voiture. Ce phénomène est flagrant si l’on considère la pratique du shanzhai, ou « contrefaçon bas de gamme », de plus en plus répandue en Chine. Des petits garagistes indépendants bricolent des véhicules existants pour les convertir en véhicules électriques tendance qui s’est généralisée en Chine et souvent même en trois-roues. Or ce genre d’innovation change la donne et ne laisse pas les constructeurs automobiles indifférents. Par exemple, à l’Exposition universelle de Shanghai en 2010, la société associée créée par General Motors et Shanghai Auto [GM-SAIC] a présenté une voiture-bulle électrique. Il n’est pas facile de la classer, ni parmi les véhicules électriques ni parmi les deux-roues électriques puisqu’elle possède deux places assises côte à côte et deux roues parallèles. Le système gyroscopique permet de stabiliser le véhicule et lui donne une touche futuriste, incroyable !
Revenons maintenant à la notion de pouvoir, car l’innovation de rupture, malgré tout son potentiel, demeurera une niche, aussi grande soit-elle, à moins qu’elle n’ait la capacité de transformer la politique liée au système de l’automobilité. La réorganisation politique a été relativement simple lors de cas paradigmatiques d’innovation de rupture comme l’appareil photo numérique. Dans ces cas de figure, les technologies et les relations de pouvoir impliquées étaient telles que le consommateur était relativement libre de passer d’anciennes à de nouvelles technologies. Par exemple, pensez au faible coût et à la facilité de remplacer votre appareil photo ou Polaroid par la fonction photo de votre téléphone. Ce n’est manifestement pas le cas, lorsque l’on fait référence au système - LE système ou le système des systèmes -, à savoir, l’automobilité. De ce point de vue, il est intéressant de se demander à nouveau pourquoi les deux-roues électriques ont été si pénalisés et écartés par la réglementation chinoise. Le processus de réforme et d’ouverture lancé en Chine il y a 35 ans a été scrupuleusement géré par le Parti communiste dans le but de maintenir son monopole à la tête de l’État. La transition ne s’est bien évidemment pas déroulée sans bouleversement profond, rappelons-nous les événements de 1989. Cette crise a conduit le Parti communiste à s'impliquer encore davantage dans la croissance économique, dans le but d’asseoir durablement la légitimité politique du régime et d’abandonner tout discours socialiste. Le résultat en est la croissance économique spectaculaire – pour ne pas dire démentielle — de ces vingt dernières années. D’où l’établissement d’une économie de marché avec, en parallèle, le développement sans précédent de processus d’urbanisation et d’« automobilisation » de la société qui se poursuivent encore aujourd’hui.
De toute évidence, la poursuite de la croissance dépendra de l’ancrage de ces processus ; ce qui ne fait que renforcer la forte demande d’autonomie des individus dans la société chinoise, et qui aggrave les problèmes liés au système de l’automobilité, provoquant le mécontentement de la population. Résultat : les politiques en matière d’automobilité jouent un rôle de plus en plus déterminant en politique intérieure chinoise, ce qui transparaît clairement dans le discours politique et ce, malgré les restrictions de la liberté d’expression. Encombrements, pollution, sécurité routière, construction de routes et acquisition de terres, nouveaux risques liés à la mobilité hi-tech et même le stationnement sont autant de motifs de préoccupation qui alimentent des revendications politiques de plus en plus véhémentes. Nous nous trouvons face à « trilemme ». Une dynamique de défis de plus en plus fondamentaux se pose au régime politique en place : d’une part le développement de l’automobilité est contraire à la logique totalitaire, autoritaire du gouvernement et inhérente à un système à parti unique, le Parti communiste. D’autre part ce développement est aussi à l’origine d’une grande instabilité politique. Et pourtant, la survie du Parti communiste dépend de plus en plus de son engagement en faveur de l’automobilité.
Tandis que le Parti communiste s’implique de plus en plus dans l’automobilité, les deux-roues électriques ne sont plus uniquement une diffusion populaire et utile de l’automobilité. Ces technologies favorisent plutôt des pratiques mobilitaires particulièrement dangereuses ou incontrôlables, véritables menaces existentielles du système politique en place. D’où les arguments qui ponctuent constamment les discours officiels et justifient la mise en place de mesures contre ces véhicules au titre de la « sécurité publique ». On avance, par exemple, qu’ils sont responsables d’accidents de la route, de collisions avec des piétons, de vols – étant silencieux, ils s’approchent apparemment des piétons en catimini – et qu’ils seraient même, paradoxalement, à l’origine d’encombrements. Dans ce contexte, comment résoudre la quadrature du cercle ? Pour nous aider à appréhender cette question, il est essentiel de considérer le pouvoir comme un ensemble de relations productives, évolutives, dispersées et facilités par la technologie. En effet cette perspective nous conduit à envisager que l’enjeu technologique au cœur de la transition mobilitaire n’est peut-être pas lié aux technologies autrement dit aux machines qui sont utilisées pour la mobilité en soi. La question devrait plutôt se poser en ces termes : quels sont les modes d’interaction et de coordination entre les technologies mobilitaires et les autres technologies qu’elles doivent intégrer pour permettre la transition.
De ce point de vue, l’impossibilité actuelle de contrôler les deux-roues électriques fait apparaître un ensemble d’innovations technologiques complémentaires en matière d’automobilité, qui pourrait devenir un champ d’investigation des transitions émergentes. Il s’agit de l’intégration croissante des technologies de l’information et de la communication, et notamment du Web 2.0, à bord des véhicules, qui convertissent la voiture, principalement mécanique, en dispositif électronique. Si l’on considère une voiture en rupture radicale avec le modèle traditionnel on peut alors facilement imaginer des interactions fructueuses et positives une redéfinition de la voiture entre TIC et innovation mécanique. Sur la base de l’analyse de la situation chinoise, on peut donc se demander quels seront les principaux enjeux liés à l’avenir de la mobilité à faible émission de carbone. Comment les TIC sont-elles intégrées à bord des véhicules et quelles sont les implications politiques de ces nouvelles technologies ? Comment les consommateurs réagissent-ils face à ces technologies émergentes, les acceptent-ils, y résistent-ils et donc les façonnent-ils ? Enfin, et c’est incontestablement l’aspect le plus important, quelles relations de pouvoir se mettent en place, qui en sont les bénéficiaires et qui en sont les laissés-pour-compte, du fait de l’instauration de nouvelles définitions sociales de l’inclusion et de l’exclusion nées de l’émergence d’un nouveau système socio-technique et, bien entendu, politique ?
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
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Pour citer cette publication :
David Tyfield (07 Octobre 2014), « Chine : L’heure de la révolution verte a sonné », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/2579/chine-lheure-de-la-revolution-verte-sonne
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