Selon Hans Jeekel, la classe politique, dont il a lui-même fait partie, n’a pas la volonté de s’atteler aux questions que pose la mobilité automobile à long terme, ni aux évolutions sociales nécessaires pour changer les choses. À ses yeux, il faudrait commencer par agir sur les rythmes sociaux.
Hans Jeekel
J’aimerais parler de l’avenir de la mobilité tel qu’il se dessinera dans les vingt prochaines années, un sujet pour lequel j’ai une prédilection. Je suis universitaire depuis peu. J’ai publié il y a quatre ans une thèse qui portait sur la dépendance des sociétés à la voiture. Je l’ai écrite en néerlandais et j’ai eu la possibilité de la publier en anglais aux éditions Ashgate sous le titre The Car-Dependent Society : A European Perspective. J’ai écrit cet ouvrage parce que ce problème occupe à mes yeux une place centrale. J’ai travaillé à la direction du Transport Research Institute aux Pays-Bas (surtout à des fonctions administratives) ainsi que dans le domaine de l’environnement et j’ai été parlementaire. Notre famille s’étant agrandie pendant cette période, il a fallu que je me mette à conduire nos deux filles en voiture à droite et à gauche. N’appréciant guère d’être au volant, je me suis demandé pourquoi je m’y retrouvais constamment. En particulier avec les enfants. J’ai moi-même été habitué à vaquer dans les bois et jouer n’importe où. Mes enfants, au contraire, se faisaient systématiquement déposer chez leurs amis et conduire à leurs activités diverses et variées. J’ai commencé à vraiment m’interroger sur ce qui se joue dans notre rapport à la voiture au sein de la société. C’est donc depuis cette position que je prends la parole.
Je me suis posé sept questions concernant la mobilité de demain, questions auxquelles j’aimerais aussi répondre.
La première question a trait aux voitures : la voiture lambda, celle à laquelle nous sommes tous accoutumés depuis des années, roulera-t-elle encore demain ? Probablement, dirai-je. La voiture est un objet doué d’une formidable capacité de résilience. Elle a su se renouveler. Elle s’est faite plus respectueuse de l’environnement. Elle est devenue plus sobre en énergie. Elle est devenue plus confortable dans son style comme dans ses équipements. Mais la voiture « normale » comprend également une part de « stagvation » indéniable, mot-valise composé de « stagnation » et d’« innovation ». La stagnation de la voiture consiste en ce qu’elle accomplit toujours grosso modo les mêmes prestations que dans les années cinquante. C’est là une constante, la constitution générale de la voiture n’a pas changé. Mais il y a par ailleurs eu de l’innovation : dans cette petite bulle de stagnation, nous avons beaucoup innové et, avec nous, le secteur automobile. Il y a probablement lieu de plaider pour que l’innovation poursuive sa marche, pour que voient le jour des voitures encore plus sobres en énergie, etc. etc. Voilà pour ce qui est de la voiture lambda, la voiture conventionnelle que nous connaissons aujourd’hui.
La seconde question a de nouveau trait aux voitures : la mobilité électrique remplira-t-elle ses promesses ? Elle est la source de grandes espérances. Tout le monde espère que la voiture électrique a de l’avenir, elle semble si bien, si conviviale. Il y a comme un mécanisme de « deus ex machina » qui intervient ici : la mobilité électrique a fait l’objet d’une première tentative il y a cent ans, puis il y a cinquante ans et de nouveau aujourd’hui. Mais un état des lieux objectif montre l’étendue du chantier à mettre en œuvre pour faire évoluer les infrastructures. La question est de savoir dans quelle mesure les différents acteurs appelés à coordonner cette transformation – le secteur automobile, les pourvoyeurs d’infrastructures, les personnes qui travaillent sur les batteries, la recherche – sauront constituer une filière économique probante. Et à supposer qu’ils y parviennent, reste un élément de taille, souvent occulté en matière de mobilité électrique : le temps nécessaire au renouvellement d’un parc automobile. Aux Pays-Bas, et je pense que cela vaut pour la France et l’Allemagne également, il faut actuellement compter entre 14 et 16 ans. Et cette estimation date d’avant la crise. Avec la crise, les ventes d’automobiles ont baissé de 30 % ; autant dire que les délais vont s’allonger. Ceci posé, la conversion d’un parc automobile à l’électricité suppose donc d’abord de compter plusieurs années pour que les acteurs se constituent en une filière économique cohérente, puis d’attendre encore 16 à 20 ans. Autrement dit, la mobilité électrique ne deviendra une réalité qu’en 2035 ou 2040.
Troisième question : l’avenir sera-t-il à la « smart mobility » ? La mobilité intelligente, c’est avant tout beaucoup de technologie informatique à bord : des voitures capables de dialoguer entre elles, de dialoguer avec la route, de traiter de nombreuses données ; pour tout dire, des voitures érigées en produits informatiques. C’est un futur possible. Mais combien de personnes veulent-elles vraiment d’une telle voiture ? La question mérite d’être posée car les voitures restent relativement chères aujourd’hui. Leur prix va baisser mais les jeunes générations forment un vaste groupe qui aspire à une mobilité basique, et non à toute cette technologie automobile car il en dispose déjà par ailleurs, via iPhones, smartphones et autres, et qui est donc superflue sur le tableau de bord. Son utilité est plus justifiée pour les générations anciennes, mais on assiste ici à un décalage, car ces dernières n’ont pas besoin d’autant d’informations de navigation : elles prennent le volant en dehors des heures de pointe, et ainsi de suite. Elles ont besoin de sécurité, ce qui est un autre débat. Les générations intermédiaires, d’âge moyen, conduisent surtout des voitures en crédit-bail et réclament, eux, des voitures équipées d’outils informatiques. Là encore, il est donc difficile de discerner dès maintenant les grandes tendances de demain. Pour revenir sur ces trois questions, il est donc malaisé de prédire aujourd’hui ce que sera la voiture des vingt prochaines années. Est-ce si important ? Dans les grandes lignes il est important de savoir à quoi ressemblera la mobilité automobile de demain. Actuellement, l’automobile assure 80 % de l’ensemble des miles et kilomètres parcourus dans nos sociétés occidentales, ce qui nous posera de nombreux problèmes, à commencer par celui du pétrole et de son approvisionnement : les énergies fossiles nous fourniront-elles du carburant de façon régulière au cours des vingt prochaines années, ou allons-nous au-devant de réelles difficultés d’approvisionnement ? S’ajoute à cela le problème du changement climatique : nos émissions de CO2 devront avoir baissé de 60 à 80 % d’ici 2050, par rapport aux niveaux de 1995. Tous les scénarios actuels admettent la possibilité d’une réduction de l’ordre de 50 %, mais aucun n’a de feuille de route permettant d’aller jusqu’à 80 ou 70 %. C’est un réel problème.
Le quatrième problème est celui de notre dépendance à la voiture. J’y ai consacré un ouvrage car si la situation des personnes non motorisées n’est pas encore problématique pour l’instant, elle le deviendra, au fur et à mesure que notre dépendance à la voiture augmentera, or, elle continue de croître. Les ménages non motorisés auront indéniablement des problèmes pour accéder à des services et être actif au quotidien. Y a-t-il des signes annonciateurs d’une transformation de notre rapport à la voiture ? Oui, de nombreux signes. La croissance de la mobilité automobile commence à stagner depuis quelques années. Ce plafonnement est particulièrement net en Allemagne, encore assez peu perceptible aux Pays-Bas. La France se situe à mi-chemin. Peut-on atteindre un pallier, un « pic automobile » au-delà duquel le nombre de kilomètres parcourus en voiture cesserait de progresser ? Je trouve intéressant le discours des jeunes générations, qui disent « oui, à certaines occasions, nous avons besoin d’une voiture, nous avons besoin du permis de conduire, la tendance à passer le permis à 18 ans ralentit en ce moment. Nous avons besoin d’une voiture, mais elle peut être rudimentaire, pourvu qu’elle remplisse sa fonction première. Nous n’avons pas besoin des gadgets et du confort des voitures de nos parents ». C’est un premier élément. Le deuxième est qu’ils affirment : « il n’est pas nécessaire que nous soyons propriétaires de la voiture. Le covoiturage nous ouvre bien plus de possibilités ». Il n’est pas certain que cela reste une tendance lourde, ni que cette tendance soit imputable à la crise ou à la vie chère, etc. Les tenants et aboutissants ne sont pas donc tout à fait clairs mais c’est, je pense, un signe intéressant.
La multimodalité est aussi une idée prometteuse. Pourquoi la voiture conserve-t-elle une telle importance ? Imaginons de remplacer la voiture par les transports en commun ainsi que par d’autres modes de déplacement. À entendre nombre d’universitaires et de technocrates, rien de plus simple. En réalité, c’est tout sauf simple. D’un point de vue financier, prenons le cas d’une personne qui a déjà déboursé le prix d’une voiture et supporte chaque année les nombreuses dépenses afférentes. La voiture étant là, il faut bien s’en servir, comme on le ferait d’un réfrigérateur. Parallèlement, le jour où cette même personne décide de laisser sa voiture au garage et d’emprunter les transports en commun, elle paie le prix fort, faute de bénéficier des tarifs accordés aux usagers quotidiens. Elle doit donc supporter un double coût. En fin de compte, tant que l’on ne résoudra pas l’aspect financier de la multi-modalité, celle-ci restera un gadget, une idée qui fait parler, mais n’est porteuse d’aucun véritable changement dans la mobilité automobile. Telles sont les grandes questions qui se posent aujourd’hui.
La sixième question peut se formuler ainsi : la classe politique s’intéresse-t-elle vraiment à tous les dossiers que j’évoque ? En réalité, non. Il faut y voir le fait que dans nos sociétés occidentales, la classe politique se soucie avant tout du bonheur et de l’adhésion et de cette dernière en particulier du plus grand nombre. La grande majorité, ce sont les classes moyennes, qui forment 60 à 70 % de son électorat. D’où l’attention portée à cette tranche de la population. Or pour les classes moyennes, le problème n’est pas d’être motorisé - elles se débrouilleront toujours, de quelque façon, pour s’équiper d’une voiture, voire de deux. Leur gros problème, ce sont les bouchons. Au fond, la classe politique ne se soucie pas du changement climatique pour les 60 à 80 % ; on ne l’entend guère discuter du pétrole, sujet jugé bien trop difficile pour qu’on s’y penche et qu’on prenne des dispositions ; ni s’inquiéter du sort des ménages non motorisés, qui sont le plus souvent (mais pas exclusivement) des ménages aux revenus modestes. En revanche, ils ne tarissent pas sur les questions d’accessibilité, d’aménagements réduisant le temps de voyage entre telle et telle ville et enfin d’embouteillage. En réalité, les embouteillages ne posent problème que dans la mesure où nous avons organisé notre vie en société autour de rythmes identiques pour tout le monde : de 8 à 10 ou de 7 à 10, c’est l’heure de pointe car toutes les usines, tous les bureaux et tous les services ouvrent alors leurs portes. Nous pourrions vivre à d’autres rythmes mais il semblerait que le pas que cela nécessiterait soit difficile à faire.
Cela me conduit à une vaste question dont j’aimerais que la classe politique se saisisse : les rythmes de la société. Le temps compte beaucoup. C’est une denrée rare pour un grand nombre d’entre nous (du moins dans la population active). Et la voiture reste un excellent remède au manque de temps car elle permet de sillonner la ville très facilement. Elle offre une souplesse sans pareille quand on est pressé. Aux Pays-Bas, au Danemark, le vélo apporte également une solution mais les autres modes de déplacement, comme les transports en commun, ne sont d’aucune aide. Nous avons donc besoin d’une sorte de remise à plat des rythmes de nos sociétés. C’est, selon moi, fondamental.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Hans Jeekel (13 Avril 2015), « Quel avenir pour la voiture ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./videos/2813/quel-avenir-pour-la-voiture
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