16 Avril 2015
Le géographe Boris Beaude et l'ingénieur et militant pour la liberté d'expression Benjamin Bayart débattent des tensions que connaît actuellement Internet, principal support de nos mobilités virtuelles. Alors qu’il a été pensé pour n'avoir aucun centre, être peu contrôlable et nous émanciper des territoires, les contraintes du monde qui lui préexistait semblent l'empêcher de tenir ces promesses.
Benjamin Bayart
Pour comprendre cette hyper-centralisation, il faut commencer par reconstituer la chaîne qui permet de séparer les causes et les conséquences. En effet, les datacenters massifs sont une conséquence de la concentration des points de livraison du trafic. Et cette concentration du trafic sur quelques points est elle même une conséquence de deux phénomènes : Le premier est la centralisation des services, qui est assez inattendue pour les gens qui connaissent Internet depuis longtemps. Le second est la place centrale que les opérateurs de téléphonie ont réussi à prendre sur un réseau qui ne les intéressait pas historiquement. La centralisation des services est le phénomène le plus connu, probablement le plus analysé dans la presse "grand public". Il vient d'un cumul de facteurs dont le plus connu est une forme d'immaturité du public . Sur un marché où le consommateur est moins averti, et qui ne semble pas contraint par un budget, l'effet de mode, et l'effet d'annonce de la communication peuvent faire basculer les choix de manière bien plus rapide. Les analyses habituelles du monde du numérique appellent ce phénomène "the winner takes all". L'autre élément qui tend à cette centralisation est le fonctionnement classique d'une économie de marché. Quand un secteur apparaît, beaucoup d'entreprises se montent, avec des services très différents. Rapidement, le marché se "consolide" et il ne reste que quelques grands groupes. Le numérique accentue ce phénomène, mais n'en change pas la nature. Le second phénomène est moins connu du grand public. Internet s'est monté en marge des opérateurs de télécommunication. Il s'est monté par-dessus. On utilisait des infrastructures louées aux gens des télécoms, mais ces acteurs ne jouaient aucun rôle dans le fonctionnement du réseau. Quand le marché de l'accès à Internet est devenu assez visible pour qu'ils comprennent que l'avenir était là, la régulation n'a pas réussi à garantir que le marché reste ouvert, et très rapidement, en Europe comme aux États-Unis, le marché a été dominé par des opérateurs historiques, soit de téléphonie, soit du câble. Avant que le régulateur ne s'en mêle, il existait en France plusieurs dizaines de fournisseurs d'accès grand public, qui se partageaient le marché de manière assez harmonieuse. Après de gros efforts de régulation, il n'en reste que 3 ou 4. Cette concentration du réseau tend là-aussi à réduire les points d'interconnexion. Enfin, il y a un facteur technique qui joue, mais de manière plus marginale. Il se trouve qu'il est compliqué de faire simple. En informatique, concevoir un système léger, et qui n'a pas (ou peu) de point central, c'est compliqué. Et il faut avoir écarté beaucoup de solutions complexes, mais intuitives, pour arriver à la bonne solution, simple mais peu intuitive. Les grands groupes ne font en général pas cet effort, simplement parce qu'il est considéré comme inutile : il permettrait de garder le marché ouvert, c'est de leur point de vue néfaste.
B. B
Il me semble important de relativiser les enjeux de cette concentration de la connexion entre quelques opérateurs, car, sur cette même période, l’essentiel de l’innovation et de la création de valeurs s’est déplacé de la connexion vers les services, ce qui a pris de court la plupart des opérateurs mondiaux. Google ou Facebook sont certainement des héritiers d’Internet, mais ces entreprises se sont développées indépendamment des opérateurs de télécommunications. Actuellement, elles tendent même à les déstabiliser, au point de proposer leurs propres offres de connexion dans les pays en développement, ainsi que des projets provocants et expérimentaux aux États-Unis, à l’exemple de l’offre de Google à Kansas City. En revanche, je ne suis pas certain que l’hypercentralité des services s’explique par « l’immaturité » et la volatilité du public, ainsi que des effets de mode ou d’annonce. Il me semble, au contraire que ce sont bien les effets de réseau (de club) et les économies d’échelle qui expliquent la tendance à la domination des acteurs qui occupent une place centrale.
Boris Beaude
Cette concentration est réelle, mais contradictoire avec la conception initiale d’Internet, dont le projet consistait au contraire à répartir les ressources de calcul et les moyens de transmission. Internet devait rendre plus efficaces et plus « résilients » les réseaux informatiques, en s’assurant qu’un dysfonctionnement local n’affecte pas le fonctionnement global. La privatisation d’Internet au cours des années quatre-vingt-dix a largement remis en cause ce principe. Ce constat s’explique par l’association de deux logiques complémentaires, qui exploitent l’une des caractéristiques importantes de la transmission numérique de l’information : des coûts de transmission, de traitement et de duplication particulièrement faibles. D’une part, les économies d’échelle, c’est-à-dire la réduction du coût marginal de production avec l’augmentation globale de la production, sont tout à fait considérables. D’autre part, l’effet de réseaux (ou de club), c’est-à-dire l’augmentation croissante de l’intérêt d’un réseau avec le nombre de ses utilisateurs, y trouve son expression la plus pure. L’association de ces deux logiques a encouragé des modèles économiques qui reposent sur la gratuité de l’usage, afin d’augmenter les économies d’échelles et les effets de réseaux, et d’atteindre une centralité qui peut alors être aisément financée. Or, à la différence des pratiques strictement territoriales, de telles économies d’échelles se traduisent par une centralité quasi illimitée. La spatialité de Google, Facebook ou Wikipédia exploite en effet le potentiel de la connexité d’Internet qui, à la différence du territoire, n’est pas affectée par les contraintes de la contiguïté. Alors qu’une chaîne de supermarchés doit démultiplier ses implantations pour s’imposer et être à proximité de ses clients, un site internet est potentiellement à un clic à l’échelle du monde. L’enjeu, dès lors, consiste à occuper une position centrale, à la maintenir et à l’étendre le plus possible. Les déclinaisons locales existent bien entendu, mais à l’exception de besoins très spécifiques (jeux vidéo ou téléchirurgies), elles consistent essentiellement en une adaptation aux spécificités juridiques et culturelles. Wikipédia témoigne parfaitement de cela, ses déclinaisons étant linguistiques et non territoriales.
Benjamin Bayart
Cette hyper-centralisation a des effets nocifs. Ils sont identifiés par un bon nombre d'acteurs de la société civile depuis longtemps, mais commencent à peine à être perceptibles par le grand public. Le premier effet, évident, est l'absence de concurrence. La concentration des opérateurs fait que la notion de concurrence est illusoire. L'exemple du téléphone mobile est frappant : il n'y a eu de concurrence forte qu'en deux occasions ces 20 dernières années, quand Bouygues est arrivé et a voulu se faire une place entre SFR et France Télécom, puis quand Free est arrivé, à peu près 15 ans plus tard. Le reste du temps, le marché est parfaitement oligopolistique, incapable d'innover, incapable d'évoluer, chaque acteur vivant de sa rente. Le second effet, visible de nos jours, est que les communications de tous passent par un très petit nombre de points faciles à contrôler et surveiller. La surveillance généralisée de la population n'est possible que si tout passe par une poignée d'acteurs qui sont trop gros pour se permettre d'être en bisbille avec les gouvernements. L'exemple qui vient à l'esprit est celui de la NSA, piochant facilement dans les données des géants américains, mais ce n'est pas le seul. Tous les pays qui souhaitent surveiller leur population fonctionnent sur le même modèle. De la Tunisie de Ben Ali à la Chine actuelle, quand on veut surveiller ou contrôler sa population, on fait en sorte qu'il y ait peu d'acteurs, et que le gouvernement ait des moyens de pression directs et forts sur ces acteurs. Le troisième effet, encore trop mal compris, est de privatiser la police et la justice. De fait, une décision de censure par exemple, ou de banissement, prise par une grande plateforme est virtuellement inattaquable : allez donc faire un procès en Californie (ou dans le Delaware) depuis Paris, Berlin ou Cotonou. À tel point que nos gouvernements trouvent intéressant de se défausser de leurs obligations régaliennes en demandant aux plateformes de faire de l'auto-régulation en bannissant d'elles même les contenus odieux.
B. B
Je partage tout à fait le constat de Benjamin Bayart sur la situation oligopolistique et l’intérêt de cette situation pour la surveillance et le contrôle politique des activités numériques. En revanche, il me semble que l’hypothèse de la délégation de la justice et de la police aux plateformes est contraire à ce que l’on observe depuis des années, et particulièrement ces derniers mois. L’Europe, et plus encore la France, souhaitent intervenir de plus en plus sur les pratiques des plateformes, leur gestion de la vie privée, leur définition de ce qui convient et plus généralement sur l’ensemble des atteintes qu’elles portent à la souveraineté nationale. Laisser les plateformes intervenir sur des actes indiscutablement illégaux est une chose, autoriser ces plateformes à disposer de règles contraignantes, mais qui ne contreviennent pas aux dispositifs légaux en est une autre, se défausser de ses obligations régaliennes semble en revanche relever d’un tout autre registre, et il n’est pas évident que Facebook ou Google jouissent réellement d’un tel pouvoir dans les années à venir. Nous assistons à une administration des procédures, afin d’accélérer les interventions. Cette tendance est tout à fait discutable, mais elle vise précisément à intervenir plus rapidement lorsque des pratiques contreviennent au droit en vigueur.
Boris Beaude
L’hyper-centralité est un pouvoir. Actuellement, les États-Unis dominent largement l’environnement numérique contemporain. Mais le problème de l’hyper-centralité américaine relève d’un problème plus général, qui est posé pour toutes les formes d’hyper-centralité. En cela, outre les problèmes économiques, politiques et culturels spécifiques à la domination des États-Unis, cette hyper-centralité est un problème pour tous les individus. Elle se traduit par une maîtrise inédite et intolérable des pratiques individuelles. Une part croissante de nos pratiques sont effectivement associées à des médiations numériques, contrôlées par quelques entreprises, essentiellement américaines, chinoises et coréennes. Mais les individus vivant aux États-Unis sont aussi victimes de cette hyper-centralité. Cette concentration octroie à ces entreprises l’un des plus grands pouvoirs, particulièrement dans l’économie contemporaine : la maîtrise de l’information. L’exception de la Chine et de la Russie est réelle. Ces pays résistent activement à cette domination. Mais leur emprise locale n’est pas moins problématique pour leurs propres populations (Baidu et Yandex concentrent effectivement eux aussi l’essentiel des pratiques locales de recherche d’informations). La France, mais aussi l’Union européenne, accepte mal cette domination des États-Unis. La situation serait néanmoins tout aussi préoccupante si ces quelques entreprises étaient européennes ou françaises. Ce que nous gagnerions pour l’économie et le renseignement, dans un contexte d’optimisations fiscales extrêmes et d’atteintes inédites à la vie privée, nous le perdrions tout de même en terme de libertés et d’innovations. C’est pourquoi la centralité de Paris ne relève pas des mêmes enjeux. Elle est nettement moindre, car de nombreuses infrastructures et innovations se situent hors de Paris, même en France. Surtout, elle ne pose pas les mêmes problèmes politiques. Elle est regrettable, mais peu dommageable.
Benjamin Bayart
La construction du réseau de fibre optique est l'occasion, déjà manquée, d'un choix politique, au sens premier du terme. D'un choix d'aménagement du territoire, et par-là, de société. Le déploiement de la fibre optique est un impératif certain. Les autres techniques de réseau seront rapidement à bout de souffle quand la fibre aura à peine commencé à se mettre en jambes. Les bénéfices attendus sont en partie inchangeables : un territoire qui n'est pas convenablement couvert par le réseau est une zone morte, comme un territoire qui n'était pas couvert par le réseau téléphonique, ou par le réseau routier, à la fin du 20e siècle. Ce bénéfice-là aura lieu quelle que soit la méthode de couverture retenue. Ce qui peut changer, en revanche, c'est la distribution sur le territoire de l'économie numérique. Soit on adapte le réseau aux grands opérateurs, et alors ils ne changeront pas leur structure : l'ingénierie restera à Paris, les centre d'appels resteront en Afrique du nord. Soit on adapte le réseau à une utilisation par de petits opérateurs dans des conditions économiques cohérentes, et alors on fait émerger localement, sur le territoire concerné, des PMEs avec les compétences. Et donc un bassin de savoir faire, non seulement dans la fourniture d'accès au grand public, mais surtout dans toutes les techniques qui touchent de près ou de loin le réseau. Et on favorise ainsi la création d'un écosystème local autour du numérique. Dans les débuts des travaux sur la fibre, entre 2005 et 2007, l'ARCEP [Autorité de Régulation des Communications Électroniques et des Postes] avait des discours forts sur certains sujets. J'ai souvenir d'une phrase martelée par son président d'alors : "Il serait inacceptable de devoir déménager pour changer d'opérateur fibre. Nous ne le permettrons pas.". Dix ans plus tard, on en est là. Le cas normal est que dans une zone couverte par Orange, pour changer d'opérateur, il faille déménager. Les opérateurs, qui sont les premiers investisseurs sur ces réseaux, ont réussi à imposer leur volonté au régulateur, et au gouvernement, faisant en sorte que le montage résultant soit adapté à leurs besoins, et excluent de fait tout risque de concurrence locale. La méthode pour imposer leur volonté importe peu, le résultat seul est intéressant. La France sera fibrée, ce qui est un bon point. Avec un système hyper centralisé, qui continuera de drainer toutes les compétences à Paris ou aux États-Unis, transférant les sources de croissance liées au numérique en dehors des territoires, ce qui est un très mauvais point. Le tout en renforçant les positions dominantes d'acteurs économiques dont leur seule taille suffit à les rendre dangereux. Too big to fail. On a appris l'expression dans le bancaire en 2008. On ne l'a manifestement pas comprise.
B. B
Ces enjeux sont effectivement importants. Il me semble en revanche qu’un débat doit absolument être mené sur les enjeux politiques, économiques et culturels du numérique, au-delà de la course aux débits. L’essentiel des enjeux porte sur des débits qui n’exigent pas de FTTH (Fiber to the Home). Wikipédia, le crowdfunding, le crowdsourcing, et la multitude de contenus qui ne requièrent pas de très hauts débits, constituent pourtant une part considérable d’Internet, de son intérêt, et de ses usages. La HD ou la 4K constituent certes des innovations intéressantes, mais elles ne doivent aucunement polariser l’attention sur les enjeux d’Internet. Les États-Unis disposent d’infrastructures et de débits effectifs médiocres, mais dominent largement les services (Google, Facebook, Twitter, Airbnb, Uber…). L’Europe dispose d’infrastructures nettement meilleures, particulièrement en France, mais n’a pas investi sérieusement dans les services que ces infrastructures permettent…
Boris Beaude
Paradoxalement, la fibre optique est le moindre des problèmes auxquels nous sommes confrontés. L’enjeu des infrastructures est important. Il évoque la « fracture territoriale ». Mais cette fracture, malgré les idées reçues, est nettement moindre que la fracture sociale. La France, en particulier, compte parmi les pays les plus avancés dans ce domaine alors que les États-Unis, au contraire, disposent d’infrastructures relativement médiocres. Une politique des infrastructures plus active peut être menée, mais si elle ne considère pas plus sérieusement les services, cette démarche pourrait être contre-productive. Elle pourrait renforcer plus encore les hyper-centralités déjà considérables. Comme ce fut le cas à la première heure d’Internet, avant les années 90, une politique plus active devrait être menée sur le respect de standards et de la neutralité du Net. La richesse d’Internet s’est construite sur des protocoles ouverts, à l’image de la suite de protocoles TCP/IP, mais aussi du courriel ou du web. Certaines tentatives de fermeture furent engagées par Microsoft ou Adobe, mais Internet a relativement bien résisté jusqu’à présent. Il faut prolonger cette démarche en considérant plus sérieusement l’évolution des usages. Les réseaux sociaux et la multitude de messageries instantanées devraient reposer sur un standard. Facebook sortira perdant d’une telle initiative, Google en sera affecté, mais le reste de l’humanité en sortira plus libre, en reprenant le contrôle de ce qui en constitue l’intimité la plus profonde : le lien social. Concevoir cela à l’échelle d’Internet constitue néanmoins un défi très important, alors que les acteurs en place disposent de moyens importants pour défendre leur position dominante et que les États ont des conceptions divergentes de ce qui convient. À présent, Internet est au cœur des existences contemporaines. En préserver la puissance d’expression individuelle et d’organisation collective constitue en cela un défi politique majeur.
Pour citer cette publication :
Benjamin Bayart et Boris Beaude (16 Avril 2015), « Internet, territoires et centralités », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 23 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./regards-croises/2820/internet-territoires-et-centralites
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