The World we made est une contribution originale aux écrits consacrés à l’avenir de l’environnement, qui cherche à encourager l’action en montrant qu’elle est possible, tout en illustrant qu’un changement systémique radical pourrait se produire au cours des prochaines décennies.
À la fin des années 1990, certains spécialistes de l’environnement constataient avec déception que les débats sur la durabilité avaient tendance à commencer par l’analyse de la situation actuelle à seule fin de se consacrer immédiatement à la description du monde tel qu’il devrait être. Ce qui manquait à cette vision de la durabilité axée sur la valeur était l’idée d’un mouvement capable de nous transporter d’un présent morose vers un futur souhaitable. La situation actuelle est quelque peu différente. Certaines initiatives, telles que "les villes en transition", et de nombreuses discussions universitaires consacrées aux transitions vers la durabilité concernent précisément cette idée de mouvement, pratique et théorique, souvent confortée par le champ des sciences de l’avenir.
The World We Made fait partie d’une littérature bourgeonnante consacrée au devenir de l’environnement, qui tend à explorer et à identifier les diverses voies que peut emprunter la transition environnementale. Si on le compare à d’autres études, et indépendamment de sa valeur indéniable en tant que description détaillée d’un scénario particulier, cet ouvrage est intéressant pour deux raisons. La première est le fait de penser cette trajectoire de transition comme une séquence d’évènements sériels et corrélatifs, ou de « chocs », et non comme le résultat d’actions volontaires. La deuxième est qu’il évite de brosser un tableau du futur avec le large pinceau des variables macroéconomiques, des tendances technologiques ou des déplacements tectoniques et géopolitiques, qui laisse peu de marge pour percevoir la fine structure des routines, des peurs, des espoirs et des plaisirs qui sont l’essence des vies « normales ». Le style narratif de l’ouvrage transmet ce sens du quotidien. C’est un journal qui recueille les souvenirs fictifs d’un passé, qui pour nous reste à venir, à savoir le récit personnel de la vie de tous les jours d’un individu né en 2000 – un professeur des écoles, nommé Alex, vivant à Ashton Vale (un lieu réel, situé près de Bristol) – qui se souvient de la manière dont le monde est devenu tel qu’il est (en 2050) à travers une série de 50 courts chapitres ou clichés instantanés.
The World We Made est sciemment écrit pour donner de l’espoir dans un champ – celui des études sur le futur – souvent associé à des perspectives moroses, en montrant que la durabilité ne rime pas nécessairement avec un renoncement aux plaisirs terrestres, une diminution de la qualité de vie, la limitation de ses horizons culturels ou géographiques. Il souligne aussi que l’expérience, le savoir et les technologies (même dans leurs versions élémentaires) qui permettraient d’amorcer une transition vers une société plus durable, existent déjà. Dans le cas des technologies, nombre d’entre elles sont déjà commercialisées ou existent comme prototypes ou du moins sous forme embryonnaire. S’appuyant sur une vaste enquête sur les innovations technologiques et sociales actuelles, Porritt affirme que le ferment d’un nouveau monde est bien vivant et qu’il se développe. Cette idée du possible est renforcée en situant ces technologies dans un contexte de vie quotidienne. Le résultat est un avenir qui ne nous est pas étranger – les matériaux et structures sensibles ou émotionnels des espaces quotidiens, les routines et les liens recréés dans le livre par les photomontages ont un air familier.
Ce ton optimiste est cependant tempéré par des allusions répétées à une période tri-décennale de déclin du niveau de vie, marquée par la prolifération de crises de société, de crises politiques, de crises de sécurité et environnementales, ainsi que par des catastrophes successives qui constituent des charnières culturelles et politiques à même de créer les conditions commerciales, culturelles et politiques adéquates pour permettre aux innovations sobres en carbone de dominer le paysage technologique.
C’est, selon moi, une perspective originale pour penser les transitions vers la durabilité. Ces transitions vers un monde durable sont souvent vues comme des processus longs, complexes et multidimensionnels qui impliquent des changements progressifs motivés par des forces descendantes (par exemple, gouvernementales) et surtout ascendantes (par exemple les ONG et les mouvements sociaux). Dans le compte rendu de Porritt, ces forces ont également leur place dans la recherche, en particulier dans celle menée par une avant-garde d’acteurs de la société civile et de scientifiques, qui expérimentent toute une série d’innovations sociales et techniques permettant de transformer les sociétés. Mais plutôt que de supposer, comme la plupart des mouvements écologistes et les spécialistes de la transition le font, que les mouvements sociaux puissent modifier les consciences, les pratiques et les politiques, l’analyse de Porrit met en avant l’influence d’une concaténation de catastrophes et de crises. Ces faits dramatiques créent une « fenêtre de possibilités » pour les visions, les valeurs et les pratiques qui légitiment et normalisent ces pensées avant-gardistes. L’ampleur de cette transformation est si vaste, selon Porrit, que seuls des catastrophes majeures sont à même de mobiliser la population mondiale pour faire face aux défis qui l’attend.
Selon le compte-rendu fictif de Porritt, un grand nombre des crises et des évènements qui ont eu lieu depuis le début des années 2000 sont de faible envergure mais malgré tout des charnières décisives dans la façon de chacun de voir et de faire les choses, que ce soit dans la vie privée, dans la relation aux autres, dans notre rapport avec l’environnement ou dans les domaines de la politique et de l’économie. Ce qui place finalement l’environnement en tête des préoccupations politiques dans ce déroulement perturbé d’évènements est ce qu’il appelle la Grande Famine, causée par l’effondrement du système alimentaire et entraînant la mort de plus de 10 millions de personnes ainsi que des émeutes dans les rues de plus de 70 pays. Cette catastrophe, qui a lieu en 2025, est due à la combinaison aléatoire de six crises simultanées (couramment nommée une « tempête parfaite ») : changement climatique (une grave sécheresse), prix de l’énergie (entraînant une augmentation des engrais désormais inabordables pour les petits paysans), spéculation (une grande part des céréales produites étant sous le contrôle direct de spéculateurs), consommation de viande (jusqu’à 50% des céréales mondiales étant utilisées pour alimenter les animaux), biocombustibles (détournant l’affectation des terres agricoles), population (les besoins alimentaires et la population augmentant plus vite que le rendement en céréales). Dans ce contexte dramatique, un champignon responsable de la « rouille noire » détruit les récoltes de blé en Asie, Afrique et Moyen-Orient. Le fait que Porritt ait choisi une crise alimentaire pour caractériser l’événement majeur déclenchant le moment charnière d’une transformation politique n’est pas aléatoire. La « rouille noire », découverte en 1999 et appelée Ug99 par les scientifiques, existe déjà et prédit d’être la source de graves problèmes dans le futur proche – son retour virulent est une question de temps (de « quand » plutôt que de « si »). Le choix d’une famine est également pertinent pour illustrer les interdépendances entre différents systèmes, dans le cas présent, un trinôme « eau-énergie-alimentation ».
Un des aspects intéressants de The World We Made est la manière dont l’ouvrage montre un éventail étonnamment vaste de technologies et d’innovations sociales et culturelles méconnues qui seraient à même de changer la conception de nos vies quotidiennes de manière discrète mais significative. Cet éventail de thèmes recouvre l’eau, l’alimentation, l’énergie, les biotechnologies, la santé, les renseignements et l’intelligence artificielle, la puissance nucléaire, la biodiversité, le secteur coopératif, la production, le cyber terrorisme et la religion. Bien que le débat sur les technologies du transport et ses pratiques ne représente qu’une petite partie de l’analyse, c’est précisément cette vision panoramique du travail, des loisirs, du shopping, du fait de fréquenter ses amis ou sa famille – des activités qui impliquent toutes une forme de mobilité – qui permet au livre de brosser un portrait animé et subtil de ce que pourraient être nos vies mobiles à l’avenir, à savoir, différentes mais pas totalement étrangères.
Dans l’analyse de Porritt d’un monde en transition, le monde ne s’est pas arrêté et la mobilité est toujours partie intégrante de la vie d’Alex en 2050. Les besoins et plaisirs de composer avec les distances sont cependant satisfaits par différentes formes et combinaisons de mobilité physique et virtuelle. Les personnes se déplacent toujours vers d’autres villes et pays à la recherche d’un emploi, mais moins fréquemment. Des formes de mobilité « locales », comme les déplacements journaliers des navetteurs ou les trajets pour faire ses courses, ont été radicalement réduites. Le travail est situé plus près du foyer – Alex peut se rendre à école à pieds –, les aliments sont souvent cultivés dans des jardins ou vergers urbains (en 2050, 40% de la nourriture est produite en ville ou à ses alentours) et, en général, on peut se procurer tout ce qui est nécessaire à la vie quotidienne dans un rayon d’un kilomètre. Le transport maritime est resté primordial dans le commerce international – malgré les appels à l’autarcie du début du 21e siècle – et, si le volume des échanges est le même que dans les années 2030, les trajets sont plus courts et une majorité des échanges se fait à un niveau interrégional plutôt qu’intercontinental. Les trajets en avion ont également été limités et rationnés en instaurant des quotas personnels d’émissions de CO2, qui peuvent être vendus ou donnés à des amis ou des parents. Les gens se déplacent donc toujours en avion, mais voler est devenu une activité plus exotique qu’au début du siècle. D’autres formes de mobilité se sont par contre développées – en particulier la mobilité virtuelle.
L’expérience des espaces situés à distance et de la communication avec d’autres est généralement assurée par des écrans qui animent de nombreux espaces privés comme publics, ce qui réduit le besoin de voyager. En effet, certaines personnes ont renoncé aux vacances loin de chez elles et leur expérience du monde se fait entièrement par l’intermédiaire d’écrans. Les entreprises proposant des voyages virtuels font désormais de bonnes affaires et permettent de vivre des expériences fortes (appelées expériences de voyage virtuel ou virtual travel experiences, VITES) qui sont même parfois plus satisfaisantes que l’expérience « réelle » (bien que la différence entre réel et virtuel soit devenue irrémédiablement floue). Donc, même si la vie se déroule généralement à l’échelle du quartier, la vision du lieu et l’expérience de l’amitié, de l’apprentissage, du travail et la coopération avec d’autres quartiers pour trouver des solutions aux défis communs sont de plus en plus cosmopolites. Les gens se déplacent plus lentement dans la vie de tous les jours mais mènent des vies plus épanouies grâce à une communication directe dans leur voisinage et des échanges numériques avec ceux qui sont plus éloignés.
Par conséquent, le monde qui se développe au cours des premières décennies du 21e siècle ne se résume pas un retour progressif aux identités et aux conflits tribaux, que beaucoup redoutaient au 20e siècle. Au contraire, le nombre croissant des peurs et des défis vécus directement dans le lieu de résidence ou vus par l’intermédiaire des médias, par exemple un ouragan dévastateur ravageant des villes tropicales ou le déclin du modeste bourdon, nourrit une vision cosmopolite qui stimule et facilite l’action collective transnationale. Cette conscience globale inaugure une nouvelle phase de coopération internationale entre les gouvernements (« une famille de nations »). L’Internet et surtout la nouvelle opportunité généralisée de pouvoir communiquer et découvrir des lieux à distance, grâce aux écrans, favorisent les contacts réguliers et la coopération entre les citoyens du monde entier. La religion joue un rôle clé dans ce processus, après que les leaders des principales croyances ont élaboré la déclaration de Lasha déclarant que la sauvegarde de la Terre est une mission primordiale de la religion. Cet acte donne le pouvoir collectif nécessaire et la foi à de nombreux individus soucieux de l’environnement.
Il est clair qu’il s’agit d’un livre de fiction et que le scénario futuriste qu’il présente n’est en aucun cas une prédiction. Son dessein est toutefois d’inspirer. L’ampleur de l’inspiration transmise peut être discutée. Mais pour sa défense, l’une des vertus de l’ouvrage est sa façon claire et concise de présenter l’utilisation quotidienne d’une panoplie de technologies et d’innovations sociales qui, combinées entre elles, pourraient encourager la naissance de mondes différents - bien que familiers - et plus durables. Ce fort accent mis sur la technologie est rare parmi les écologistes et sans aucun doute inédite chez cet auteur. Si nombre des technologies citées ne sont connues que par des ingénieurs et spécialistes, et que par conséquent, le lecteur risque d’avoir des difficultés à juger si l’optimisme de l’argumentation est bien fondé, Porritt indique que la plupart de ses hypothèses sur les évolutions éventuelles de la technologie restent du domaine du possible ou bien le seront dans un futur proche.
L’argumentation du livre est également fondée sur un certain nombre d’hypothèses sur la nature, sur les implications et l’ordre chronologique d’évènements et de processus probables ou possibles. Vu depuis la perspective actuelle, certaines semblent tirées par les cheveux, comme la fin des marchés compétitifs et de la quête de prestige, la conversion des super-riches en capitalistes philanthropiques, ou le fait que les principales religions décrètent que détruire l’environnement devienne un péché. Porritt est conscient du fait que son ouvrage sera critiqué pour certaines de ces hypothèses. Mais il affirme avec raison que de nombreuses initiatives actuelles visant à la durabilité tombent sous le joug des médias grand public et de la plupart des chercheurs, ce qui entrave les véritables chances de changement.
Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, le mérite de ce livre est de concevoir que les trajectoires d’une transition sont fortement influencées par une série de crises et de catastrophes. En outre, ce livre donne espoir, Porritt partant du principe que ces évènements s’achèveront par des conséquences positives, en particulier la naissance d’une conscience cosmopolite. Mais la série de catastrophes, que de nombreux intellectuels et institutions ont aussi prédit pour les décennies à venir, pourrait également avoir des conséquences moins favorables. Pour ne citer qu’un exemple, il est possible que l’immense catastrophe globale qu’il décrit prépare un terrain fertile à l’émergence de sectes millénaristes aspirant à l’apocalypse. Dans cette optique, et sachant que les biotechnologies seront moins chères et plus faciles d’accès, on pourrait aussi avancer que l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995 par la secte Aum Shinrikyo nous donne un avant-goût assez sombre des évènements à venir.
Jonathon Porritt est un écologiste et écrivain britannique influent. Il a été le conseiller de nombreuses institutions pour les questions d’écologie, il est co-fondateur du Forum for the Future et a été président de la branche britannique des Amis de la Terre.
The world we made. Alex McKay’s story from 2050
(Le monde tel que nous l’avons fait. L’histoire d’Alex Mc Kay en 2050)
Jonathon Porritt
Phaidon, 2013
Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xThéories
Pour citer cette publication :
Javier Caletrío (21 Mai 2015), « "The world we made. Alex McKay’s story from 2050" de Jonathon Porritt », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 23 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org./livres-clefs/2853/world-we-made-alex-mckays-story-2050-de-jonathon-porritt
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